Démocratie, l'état d'urgence Pierre
Rosanvallon Propos recueillis par Jean-Marie Pottier
Publié le 01/04/2020
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La
pandémie de coronavirus révèle combien nos sociétés sont vulnérables. L’émergence
de crises majeures – sanitaires, économiques, politiques – est susceptible
d’en changer la trajectoire. Ces crises pourraient-elles ouvrir la voie à des
régimes populistes ?
Pierre Rosanvallon est professeur au Collège de France. De L’Âge de l’autogestion
(1976) au Bon Gouvernement (2015), il est l’auteur de nombreux ouvrages
qui occupent une place majeure dans la théorie politique contemporaine et la
réflexion sur la démocratie et la question sociale. Dernier ouvrage paru :
Le Siècle du populisme. Histoire, théorie, critique (Seuil, 2020).
L’entretien devait avoir lieu dans son bureau du Collège de France, où
Pierre Rosanvallon occupe depuis 2001 la chaire d’histoire moderne et
contemporaine du politique. Entretemps, la pandémie de coronavirus et le
confinement obligatoire sont passés par là : c’est finalement au
téléphone, entre Paris et sa Drôme, que nous avons échangé mi-mars avec le
sociologue et historien autour de son dernier livre, Le Siècle du populisme
(Seuil, 2020). Un phénomène qui se trouve au cœur de la crise actuelle des
démocraties.
Dès les premières lignes du Siècle du populisme, vous pointez le
« flou » de ce concept. Quelle définition en donneriez-vous ? La définition du populisme est double. Il est
d’abord une réaction à un sentiment d’abandon, de « malreprésentation »,
et une indignation devant la montée des inégalités, qui se sont traduites un
peu partout, depuis au moins une vingtaine d’années, par un mouvement de
« dégagisme ». Mais on doit aussi le considérer de façon plus substantielle,
comme un projet politique cohérent. Mon ouvrage met l’accent sur cette seconde
interprétation : le populisme est, au sens plein du terme, une idéologie,
une vision de la démocratie, de la société et de l’économie.
Vous écrivez que sous le Second Empire, les opposants au populisme de
Napoléon III n’avaient pas eu « l’intelligence de leur indignation ».
Avons-nous commis la même erreur face au populisme contemporain ? Exactement. J’ai été très frappé par
l’impuissance des républicains à critiquer le Second Empire autrement qu’en
dénonçant son style illibéral et plébiscitaire. On retrouve ce défaut
aujourd’hui alors qu’il faut au contraire comprendre pourquoi Vladimir Poutine,
Viktor Orbán et bien d’autres revendiquent leur illibéralisme. Se contenter de
voir dans le populisme le résultat d’un aveuglement des sociétés, en
particulier des classes populaires, c’est ne pas voir qu’il constitue aussi une
approche séduisante de la réalité sociale et de l’action politique. Comprendre
le populisme et en faire la théorie, c’est pouvoir mettre fin à cette critique
impuissante.
Quelles sont les composantes de cette idéologie populiste ? J’en compte cinq. La moins spécifique est la
place accordée aux émotions : le populisme a compris de façon assez
pionnière et puissante que ce n’étaient pas simplement les intérêts mais aussi
les passions qui gouvernaient les sociétés et qu’il fallait rétablir leur place
en politique. Les quatre autres points, extrêmement structurants, sont :
une conception de la société coupée en deux entre un petit bloc d’élites et les
99 % restants ; l’incarnation du peuple à travers un leader ;
l’élection vue comme la seule modalité d’expression de la souveraineté du
peuple et la critique des corps intermédiaires ; enfin, une vision du renouveau
de la volonté politique fondée sur une conception protectionniste, c’est-à-dire
d’une économie sur laquelle on ait davantage de maîtrise. Ces quatre points se
retrouvent, selon une combinatoire spécifique, chez l’ensemble des mouvements
et régimes populistes, en République tchèque, en Hongrie et en Pologne, dans
l’Amérique de Donald Trump, dans un certain nombre de pays d’Amérique latine ou
encore en Inde.
Le terme « populisme » a longtemps été utilisé pour évoquer des
dirigeants latino-américains du milieu du 20e siècle, comme
Jorge Eliécer Gaitán en Colombie ou Juan Perón en Argentine. En Europe, on
évoquait plutôt l’irruption des « protestataires » ou des
« extrémistes ». Pendant très
longtemps, dans nombre de pays européens, le populisme a été vu comme une
simple résurgence du passé, comme une résurrection de l’extrême droite sur la
base d’une critique de l’immigration. Cette vision correspondait à un phénomène
réel : le Front national, en France, était un « ramassis »
historique de toutes les visions, figures et mémoires successives du fascisme
et de l’extrême droite, à la fois héritier de Charles Maurras et de l’Action
française, des ligues fascistes des années 1930 et du régime de Vichy.
Mais à partir de la fin des années 1990, avec la présence de Jean-Marie Le
Pen au second tour de la présidentielle 2002 puis l’arrivée de Marine Le
Pen aux commandes, on l’a vu conserver son socle d’extrême droite mais prendre
une dimension différente. Il s’est ainsi « gauchisé » dans sa vision
du social et a abandonné ses positions libérales au profit d’un
« national-protectionnisme » en économie. Depuis peut-être une
quinzaine d’années, on a ainsi bien été obligé de constater qu’il incarnait un
phénomène politique et intellectuel nouveau.
« Populiste, moi, j’assume ! », lançait Jean-Luc
Mélenchon pendant la dernière campagne présidentielle. En quoi peut-on comparer
le populisme de gauche et le populisme de droite ? Les deux partagent une vision de la société
binaire, coupée entre les 1 % d’élites contre les 99 % restants. Ils
plaident aussi pour une reconquête de la souveraineté par des mécanismes de
fermeture. Ils partagent enfin une même critique des cours constitutionnelles
et autorités indépendantes. En revanche, l’histoire de ces deux populismes est
radicalement opposée. En France, le Rassemblement national a les pieds dans la
glaise de l’extrême droite tandis que la France insoumise a les pieds dans
l’histoire de la solidarité ouvrière et du gauchisme. On ne peut imaginer
traditions politiques plus radicalement opposées. L’autre point d’opposition
radicale, c’est leur vision de la constitution du peuple. Le RN accuse aussi
bien les immigrés que les élites alors que les populistes de gauche mettent
l’accent uniquement sur l’oligarchie. Le problème, alors, est de savoir si
cette différence dans les programmes et les discours est aussi forte dans la
tête de leurs électeurs, à l’heure où on constate en France un recul du vote
pour la France insoumise et au contraire une santé plus florissante du
Rassemblement national.
Quel rapport établissez-vous entre populisme et néolibéralisme, qu’on
oppose souvent ? Le problème du terme
« néolibéralisme » est qu’il mêle un ensemble de choses
différentes : le triomphe d’une économie de marché gouvernée par des
mécanismes de dérégulation mais aussi un certain esprit individualiste, une
culture généralisée de la compétition et du mérite. Cela en fait un grand mot
en caoutchouc qui empêche de penser les mutations du capitalisme contemporain
et de la société salariale. Autrefois, les classes sociales se définissaient
comme des mondes professionnels, culturels et territoriaux cohérents, qui se
retrouvaient dans une représentation politique adéquate, à l’image des ouvriers
et du Parti communiste. Ce monde-là s’est dissous mais cela ne veut pas dire
que les phénomènes d’exploitation ou d’aliénation ont disparu : ils se
sont recomposés différemment. Cela se traduit par le fait que le monde ouvrier
n’est plus celui de la grande usine, mais celui des réparateurs, des
chauffeurs-livreurs, de ceux qui travaillent dans les entrepôts… Le terme
« classes » a perdu de sa pertinence sociologique mais pas le mot
« luttes ».
Ce nouveau monde ouvrier a semblé nourrir notamment le mouvement des Gilets
jaunes. On ne peut pas ramener les Gilets
jaunes à une catégorie : ils ont été l’expression du changement de nature
de la structure sociale. Qui dit mouvement dit un groupe qui a le sens de son
identité et de sa stratégie, ce qui se traduit par le fait d’organiser des
manifestations d’un point à un autre, avec des slogans unificateurs et des
personnes qui portent un mégaphone pour les autres. Le propre des Gilets
jaunes, c’est d’avoir d’abord manifesté une présence en organisant des
rassemblements statiques sur des ronds-points. Comme pour dire : « Nous
sommes là. » Mais qui est ce « nous » ? Ce
« nous » qui était « là » a exprimé une résistance
permanente à la représentation, là où le monde ouvrier se définissait à travers
ses syndicats et ses partis. Les quelques personnes qui ont été mises en avant
par les médias ont été, d’une manière ou d’une autre, non seulement
déconsidérées mais parfois violemment attaquées. Comme si l’idée était plutôt
de dire : nous sommes la multitude des situations diverses d’invisibilité.
En 2002, lors de votre leçon inaugurale au Collège de France, vous disiez
que la démocratie oscillait entre « le rêve du bien » et « la
réalité du flou ». Le populisme vient-il prospérer dans cet écart ?
L’histoire de la démocratie a
toujours reposé sur des tensions structurantes. Celle, par exemple, de la
définition du peuple : pendant la Révolution française, Mirabeau disait
que « le mot peuple en dit trop ou pas assez ». On peut
dire que le peuple est la majorité électorale mais on peut aussi penser qu’il
est plus large, ce que j’essaie d’exprimer en disant qu’à côté du pouvoir des
majorités, il faut également organiser « le pouvoir de n’importe
qui » et « le pouvoir de personne ». La volonté générale
n’est en effet qu’approchée par l’expression majoritaire. D’où l’importance
des notions de service public ou d’indépendance de la magistrature. En
démocratie il y a des institutions que nul ne peut s’approprier, fût-il la
majorité. D’où aussi l’importance de la défense des droits qui
caractérisent une société d’égaux dans laquelle chacun doit être protégé.
Parallèlement, les démocraties sont traversées par une tension structurante
entre démocratie directe, à travers le référendum, et représentation parlementaire.
Par une tension, aussi, sur le bon moyen de représenter et le risque permanent
d’une trahison de la représentation. Par sa vision polarisée de la société, son
choix de la démocratie directe et sa critique des corps intermédiaires, le
populisme constitue une façon de répondre à toutes ces indéterminations de
l’idéal démocratique. En ce sens-là, il appartient à l’histoire des démocraties
mais en constitue une forme limite. Il peut d’abord basculer dans la
« démocrature », comme l’illustre le cas russe, où Vladimir Poutine
procède à une révision constitutionnelle pour pouvoir rester président jusqu’en
2036 en revendiquant le soutien du peuple. Puis, une fois supprimée la corde de
rappel de l’élection, dans la dictature.
Le référendum, outil de prédilection des populistes, doit-il être mis au
rebut ? J’ai essayé de montrer que c’est une
modalité d’expression démocratique solennelle que l’on ne saurait remettre en
cause mais aussi un choix puissant qui, au niveau national, doit rester
relativement rare. La première raison, c’est qu’il a une certaine
irréversibilité, contrairement à une décision gouvernementale, car le peuple ne
peut pas se retourner contre lui-même. On ne peut pas refaire en permanence des
référendums sur la même question. Une deuxième limite est qu’il doit expliciter
les conditions d’application de la décision prise. C’est le cas, par exemple, dans
le cas d’un référendum sur une Constitution mais pas dans celui du
Brexit : les Britanniques n’ont pas voté le Brexit mais l’idée du Brexit
et ne savent pas encore ce que sera ce Brexit.
Que pensez-vous des expérimentations démocratiques comme le tirage au sort,
tel celui pratiqué pour la convention citoyenne sur le climat ? Il est illusoire de penser qu’il existe une
modalité parfaite de la démocratie : la démocratie est toujours imparfaite
dans chacune de ses modalités et il faut donc en démultiplier les formes. L’élection
est une modalité de la représentation mais il faut aussi qu’il existe, par
exemple, la possibilité de donner de l’importance à la représentation de
l’individu quelconque : or qu’est-ce que le tirage au sort, si ce n’est
une procédure pour donner de l’importance à n’importe qui, pour dire que chacun
a sa place en démocratie ? L’enrichissement de la démocratie, c’est
aussi, d’une façon plus générale, la possibilité pour la société de mieux se
représenter elle-même d’une manière « narrative », de rendre visibles
ses problèmes. Cela peut passer par un travail à la fois de sciences sociales,
de littérature ou de témoignage, que j’avais essayé de développer avec la
publication de mon livre Le Parlement des invisibles. Raconter la vie (2014).
Des récits de vie comme Moi, Anthony, ouvrier d’aujourd’hui ou La
Maison des vulnérables, publiés dans ce cadre, ont par exemple mieux fait
comprendre les mutations de notre société. Un peuple souverain est par
ailleurs celui qui peut demander des comptes au pouvoir, exiger la transparence
de ses décisions. De façon plus générale, il faut faire en sorte qu’à la voix
du peuple s’ajoute l’œil du peuple.
Parmi ces yeux du peuple, on trouve les cours constitutionnelles ou les
autorités indépendantes, que les populistes méprisent… Ces institutions sont d’essence
démocratique : elles sont là pour assurer la souveraineté de l’intérêt
général, le fait que ce ne soient pas des intérêts particuliers qui gouvernent.
En France, ainsi, depuis 2008, chaque individu peut adresser une question
prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel, qui agit comme le
gardien des droits individuels : la souveraineté du peuple veut dire que
ce peuple est un peuple d’égaux dont les droits sont partagés et reconnus. De
même, le statut de la fonction publique ne constitue pas seulement une
convention collective de travail mais un principe démocratique : il est le
résultat d’une longue bagarre car les républicains français considéraient, au
départ, que la démocratie s’incarnait dans le vote et que les fonctionnaires
devaient donc tous dépendre du pouvoir politique.
Cette démultiplication de la démocratie est-elle compatible avec un pouvoir
exécutif fort, que vantent les mouvements populistes ? On a absolument besoin aujourd’hui d’un
exécutif puissant et reconnu comme central parce que nous sommes dans des
sociétés plus fragiles et vulnérables. Nous allons vers des situations
historiques dans lesquelles les circonstances exceptionnelles deviennent de
plus en plus fréquentes, avec une exposition plus grande à des risques
internationaux nouveaux. On le voit avec l’épisode de la pandémie de
coronavirus : personne ne voudrait d’un pouvoir faible dans un tel moment
d’épreuve. Mais cet exécutif fort ne peut voir les obligations qu’il fixe
suivies d’effets réels et légitimes que s’il rend des comptes et se montre
transparent, ce dont les régimes populistes ne sont pas du tout les champions. Dans
une société dans laquelle le gouvernement doit être plus fort, son efficacité
passe aussi par davantage de démocratie : les Chinois voudraient faire
croire que l’autoritarisme permet mieux de gérer une crise comme le coronavirus
mais c’est inexact car le fait est qu’elle a été plus rapidement contrôlée en
Corée du Sud et à Taïwan.
Dans votre précédent livre, Notre histoire intellectuelle et politique, 1968-2018
(2018), vous racontiez que le projet national-protectionniste avait constitué
une réponse au « troisième âge de la modernité » qui a émergé dans le
dernier tiers du 20e siècle. Ne risque-t-il pas de sortir
renforcé d’une crise globale comme celle-ci ? Cela, je ne le sais pas mais, de toute façon,
le national-protectionnisme se renforce aussi là où les alternatives sont
faibles. Si, pour parler plus précisément de notre pays, le face-à-face oppose
simplement le macronisme au populisme, c’est une très mauvaise façon
d’envisager les choses. De même, aux États-Unis, la rupture introduite par
Donald Trump a été telle que la question qui s’est posée au Parti démocrate
s’est limitée à qui pouvait le battre, pas à l’avenir ou à l’essence de son
projet politique. La bataille contre le populisme ne consiste pas à agiter
son spectre mais plutôt à proposer une démocratie renforcée et une société plus
solidaire. C’est la grande tâche du présent.
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