Pablo Servigne, théoricien de l’effondrement :
« Cette crise, je ne l’ai pas vue venir, alors que je la connaissais en
théorie » Propos recueillis par Audrey Garric
10/04/2020
La pandémie est, selon lui, une « crise cardiaque générale », qui
montre l’« extrême vulnérabilité de nos sociétés ».
https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/04/10/pablo-servigne-cette-crise-je-ne-l-ai-pas-vue-venir-alors-que-je-la-connaissais-en-theorie_6036175_3244.html
Pablo Servigne,
créateur avec Raphaël Stevens du concept de collapsologie
Crise sanitaire, chômage de masse, pénuries de médicaments, risque de
rupture des chaînes d’approvisionnement… Le coronavirus est-il le signe d’un
effondrement à venir de notre civilisation, tel que l’ont pensé les
collapsologues ? Pour Pablo Servigne, l’un des principaux théoriciens de
la collapsologie, coauteur de plusieurs livres, dont le best-seller Comment
tout peut s’effondrer (Seuil, 2015), la pandémie de Covid-19
est une « crise cardiaque générale », qui montre l’« extrême
vulnérabilité de nos sociétés ». Il appelle à renforcer les
solidarités, le local, l’autolimitation et l’autonomie.
La pandémie de Covid-19 constitue-t-elle un signe
avant-coureur d’un effondrement à venir de notre civilisation ? C’est un signe
avant-coureur de possibles effondrements plus graves. La pandémie montre
l’extrême vulnérabilité de nos sociétés, leur degré d’interconnexion, de
dépendances et d’instabilité. Elle montre aussi très bien la stupidité, la
criminalité et la contre-productivité des politiques néolibérales qui vont à
l’encontre du bien commun, en ayant démantelé – entre autres – les services de
santé, ou en n’ayant pas suffisamment prévu de stocks de masques. Est-on pour
autant en train de vivre un effondrement ? C’est une question pour les
archéologues du futur. Ce qui me semble évident, c’est que l’on est en train de
vivre une crise cardiaque générale. Plus on attend, plus les tissus se
nécrosent, et plus il sera difficile de repartir comme avant. Le piège
serait de considérer cette crise comme uniquement sanitaire. En réalité,
elle a des causes et des conséquences externes à la santé – économiques,
écologiques, politiques, financières. C’est une crise globale, systémique. Nous
n’étions pas du tout préparés à un choc aussi rapide et brutal, d’abord parce
que ce n’est jamais arrivé sous cette forme, mais surtout parce que la plupart
des gens ne voulaient pas y croire, malgré les avertissements scientifiques
depuis des années.
Comment avez-vous réagi devant l’ampleur de la crise
en cours ? C’est paradoxal : j’anticipais beaucoup de graves crises, en
particulier financière, climatique ou énergétique, mais celle-là, je ne l’ai
pas vue venir, alors que je la connaissais en théorie. Pendant quelques jours,
j’ai été sidéré, anesthésié. J’ai vécu ce déni que nous décrivons dans nos
livres. Lorsque j’ai changé mon quotidien, un peu avant la plupart des gens,
j’ai même culpabilisé de mettre en place des mesures antisociales, par crainte
de passer encore pour un catastrophiste. La leçon que j’en tire, c’est
qu’au fil des années, lassé de passer pour un oiseau de mauvais augure, d’être
toujours accusé d’exagérer le propos, j’ai « lissé » ma présentation
des risques : dans les conférences ou les articles, je ne citais même plus
les pandémies, parce qu’elles font très peur. Je me suis pris à mon propre
piège de vouloir tempérer mes propos pour parler à un grand public.
Cette crise sanitaire et économique pourrait-elle
déboucher sur un effondrement généralisé ? Cela pourrait être le
cas par des enchaînements et des boucles de rétroactions, dont les conséquences
sont par définition imprévisibles. Par exemple, si la finance s’effondre, met à
mal les Etats, provoque des politiques autoritaires ou identitaires, cela
pourrait déboucher sur des guerres, des maladies et des famines, qui, elles,
interagissent en boucle. C’est un risque, mais ce n’est pas inexorable. Quand
on voit les millions de nouveaux chômeurs, l’état des finances, la dépendance
aux importations d’énergie, les tensions accumulées en France qui font
qu’on a une poudrière sociale, la perte de confiance envers les gouvernements,
la compétition entre pays qui s’accroît, on voit que la pandémie a
considérablement augmenté les risques d’effondrement systémique.
Pourtant, on est encore loin de la définition de
l’effondrement donnée par Yves Cochet [ex-ministre de
l’environnement et un des penseurs de la collapsologie] : l’absence
d’accès aux besoins de base (alimentation, eau, logement, santé, etc.) par
des services encadrés par la loi. On s’en rapproche potentiellement. Dans cette
« crise cardiaque », le corps social est encore vivant, mais si ça
continue et si des mauvaises décisions sont prises, on risque la désintégration
rapide des services « encadrés par la loi ». Avec la collapsologie, nous avons surtout mis
en évidence que des grands chocs systémiques étaient possibles. Les
catastrophes sont désormais la réalité de la génération présente : nous en
vivrons de plus en plus tout au long du siècle. Non seulement elles seront
plus fortes et plus puissantes, mais elles viendront de toutes parts (climat,
économie, finance, pollutions, maladies…). Cela pourra provoquer des
déstabilisations majeures de nos sociétés et de la biosphère, des
effondrements.
Comment analysez-vous la réaction des gouvernements
face à la pandémie ? Le gouvernement a réagi de manière tardive et autoritaire, et assez
maladroite. D’une certaine manière, on peut le comprendre car c’est la première
pandémie que l’on vit depuis des décennies, et la première qui ne soit pas une
grippe influenza. Mais le problème est qu’il y a une grande défiance envers les
autorités depuis des mois, voire des années, dont elles sont les principales
responsables. Alors, pour être entendus, les pouvoirs publics ont dû jouer la
surenchère autoritaire, ce qui va renforcer à terme la perte de confiance.
C’est une mauvaise trajectoire, qui peut déboucher sur une crise sociale et
politique majeure en France. Les gouvernements réagissent aussi avec une
rhétorique militaire, en faisant appel à la police et à l’armée. Je ne
vois pas un état de guerre, je vois un état de siège. Comme une citadelle
assiégée, tout est à l’arrêt, et pour tenir le plus longtemps possible, confinés,
il nous faut prendre soin les uns des autres, réduire nos besoins, partager. L’ennemi
n’est pas extérieur mais intérieur, nous devons revoir notre rapport au monde.
La vie confinée nous prépare-t-elle à la vie dans une
société effondrée ? La plupart des Français vivent encore dans de très bonnes conditions, avec
de la nourriture, de l’eau, une sécurité et Internet. Mais une partie de la
population est déjà effondrée en quelque sorte, les soignants, les
précaires, les malades, les endeuillés. Reste que le confinement est une
expérience très intéressante de renoncement : on renonce aux transports,
aux voyages, etc. Dans quels cas est-ce désagréable ou agréable ?
Quand le déconfinement viendra, on aura goûté à ce qui était vraiment essentiel.
Les questions de vie ou de mort nous amènent à une certaine sagesse. Cela
nous apprend l’autolimitation et l’humilité, ce qui est capital pour la suite.
Beaucoup de propositions affluent déjà pour construire
le « monde d’après ». Comment le voyez-vous ? La pandémie a créé une
brèche dans l’imaginaire des futurs politiques, où tout semble désormais
possible, le pire comme le meilleur, ce qui est à la fois angoissant et
excitant. Il faut d’abord assurer une continuité des moyens d’existence des
populations, tout en retrouvant une puissance des services publics du
« soin » au sens large (alimentation, santé, social, équité,
écologie…), ce qui peut se faire rapidement par des politiques publiques
massives et coordonnées, de type création de la sécurité sociale, New Deal, plan
Marshall, etc. Mais une
politique publique forte ne garantit pas un changement profond et structurel.
C’est donc le moment de tourner la page de l’idéologie de la compétitivité et
de l’égoïsme institutionnalisé et d’aller vers plus de solidarité et d’entraide.
Il faut aussi retrouver de l’autonomie à toutes les échelles (individuelle,
locale, nationale). Bref, des principes inverses au monde actuel,
globalisé, industriel et capitaliste ; tout ce qui amène à revenir à la
vie, à contrer une société mortifère. Les changements devront être sociaux
et individuels, c’est-à-dire que l’enjeu est politique et spirituel. S’il
manque l’une des deux faces, je pense que c’est voué à l’échec. Sans oublier
le plus important, c’est un processus commun, délibératif, le plus démocratique
possible. Je suis aussi persuadé qu’on va vivre une succession de chocs qui
vont restructurer nos sociétés de manière assez organique. On va un peu
concevoir ces transformations mais surtout les subir. La grande question
est de savoir si on arrivera à s’adapter. Quand on soumet l’organisme à des
chocs répétés, il se renforce à terme, sauf si les chocs sont trop rapides et
trop forts ; dans ce cas, il meurt.
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