« L’ambition est d'établir un véritable
corridor de vie sauvage » Par Julien
Descalles magazine Usbek & Rica 07/01/2020
Reportage dans la réserve de Faia Brava, au Portugal, laboratoire d’une des
plus ambitieuses expériences de réensauvagement menées aujourd’hui en Europe. Dans cette zone
sanctuarisée, certaines espèces animales ont été en partie réintroduites, en
attendant de laisser la vie sauvage évoluer librement.
Planant dans la serpentine vallée de la Côa, vautours griffon et
percnoptères d’Égypte veillent sur leurs nids, tapis dans les falaises
granitiques et les pentes abruptes de la rivière. Le long de chemins abrupts,
de prudents garranos, des chevaux sauvages de la péninsule ibérique, se
repaissent d’herbes hautes, scrutant d'un œil vigilant les randonneurs avant de
lancer un galop face à un observateur trop intrusif. Et si la
« piscine » de poussière et de boue, passage obligé des sangliers et
autres cochons sauvages, est bel et bien visible, les quelques trente vaches maronesa
résidentes de cet Eden de vie sauvage reconstituée, en revanche, ne pointeront
jamais le bout de leurs cornes, malgré une journée passée au milieu des
chênes-lièges et des buissons renaissants. « Trop timides face à
l'homme, ce qui prouve aussi notre succès : elles se sont déjà
« dé-domestiquées ».
« Laisser faire la nature »
Pedro Prata, chef d'équipe de l'ONG Rewilding Portugal, ne cache pas sa satisfaction. Sur
près de mille hectares, la réserve de Faia Brava, dont il est l'un des
artisans, est l'une des initiatives de réensauvagement les plus prometteuses du
Vieux Continent. Soit un sanctuaire où la nature est strictement protégée,
certaines espèces animales y ayant été en partie réintroduites avant de laisser
la vie sauvage évoluer librement.
La réserve de
Faia Brava s'étale sur près de 1 000 hectares au coeur de la vallée de Côa.
Quatre autres sanctuaires réensauvagés devraient bientôt y prendre racine. / ©
Julien Descalles
À l'heure où la sixième
extinction de masse des espèces est engagée, la faute à la pression
humaine, l'étalement urbain, la surexploitation des terres agricoles ou encore
la déforestation , la solution serait-elle d'abandonner Dame Nature à
elle-même ? Plutôt de lui laisser carte blanche : « Si l'on veut
développer la biodiversité et restaurer des écosystèmes durables, il n'y a rien
de mieux que de laisser faire la nature. J'ai consacré un mémoire aux
différents moyens de reconstruire les barrières de corail (restaurer les récifs
de corail), eh bien le plus efficace reste l'autogestion, en les protégeant
simplement de toute interaction humaine ! », milite le titulaire
d'un master de biologie à l'Université de Lisbonne, avant de pointer du doigt
des morceaux de bois mort qui dérivent et s’accumulent en amont d'un ancien
barrage de pierre, promettant à terme de le faire céder. « Une
technique élaborée par les castors. Plutôt que de le démonter nous-mêmes, nous
privilégions toujours le choix le plus naturel. »
À quelques encâblures de cette réserve d'eau fréquentée par les loutres, le
lâcher-prise est encore à l'œuvre, oliviers et chênes lièges prenant racine sur
les éboulis de corps de fermes abandonnés. Stigmates d'une région frappée
depuis plus de soixante ans par l'exode rural et l'immigration. « Cet
abandon, commun à plusieurs campagnes en Europe, est aussi une formidable
opportunité pour la biodiversité comme pour l'économie », défend Pedro
Prata.
« Nous allons reproduire tout ce qui a été expérimenté et affiné dans la
réserve depuis vingt ans »
Ne pas s'y tromper : derrière une gestion en apparence négligente,
Faia Brava est une première pierre qui cache un édifice bien plus impressionnant.
Quatre « arches de Noé » similaires sont ainsi en train de voir le
jour à proximité, avec un doublement des espaces « réensauvagés »
planifié dès 2020. « Faia Brava, c'est une rampe de lancement. En rachetant
des terrains ou en passant des accords de concession auprès de coopératives de
propriétaires pour la gestion de leurs terres, l'ambition est d'établir un
véritable corridor de vie sauvage tout au long du fleuve Côa, ces
zones-refuges influençant au final un territoire bien plus vaste, de près de
120 000 hectares ! Des zones où nous allons reproduire tout ce qui a
été expérimenté et affiné dans la réserve depuis vingt ans », explicite le
stratège.
De la survie à la restauration
Au début des années 2000, la réserve ne comptait que 17 hectares, acquis
par un groupe de biologistes, d'archéologues et de professeurs rassemblés au
sein de l'Association
Transumância e Natureza (ATN). Leur but initial ?
Faciliter l'escale aux vautours, rapaces et autres aigles de Bonelli en
migration entre Europe et Afrique, en aménageant notamment des aires de
nidification dans les contreforts rocheux et des plateformes de nourriture, où
sont déposés carcasses de fermes et restes d'abattoirs.
Depuis le
début des années 2000, l'association Transumância e Natureza entend faciliter
l'escale des vautours de passage entre Afrique et Europe. En aménageant
notamment des plateformes de nourriture où sont déposés carcasses de fermes et
restes d'abattoirs. / © Julien Descalles
Une première phase qui prend brutalement fin avec la récidive des incendies
à l'été 2005 et 2006, l'un des bergers associés au projet se révélant être l'un
des pyromanes. Un mal pour un bien. « Il a fallu changer de stratégie
pour ne pas mettre l'aventure en péril. Pour rétablir des aires de pâturage
naturelles, les premiers chevaux sauvages ont été réintroduits en lieu et place
des troupeaux de brebis et de moutons. Et ils ont immédiatement prouvé leur
efficacité », raconte Pedro Prata.
« Avant, nous luttions seulement pour la survie d'un écosystème, désormais
nous aspirons à le restaurer entièrement »
Car en matière de réensauvagement, les grands herbivores jouent un
rôle-clé, débroussaillant et nettoyant d'une part la végétation, labourant et
fertilisant les sols d'autre part. De quoi reconstituer des prairies faisant
office de coupe-feu efficaces pour lutter contre la propagation des incendies -
problème endémique au Portugal – mais aussi de zone d'habitat propice à la
recrudescence des populations de lapins, musaraignes, perdrix et autres
chevreuils. Des proies qui renforcent à leur tour la présence des prédateurs
(rapaces, loups, chats sauvages, etc.), des carnivores dont la présence incite
à limiter la taille des troupeaux. Cela permet d’éviter le surpâturage, de
faciliter le reboisement et de laisser les carcasses aux charognards. « Toute
la chaîne alimentaire est ainsi recomposée. La biodiversité est en plein essor
et l'espoir de voir la forêt renaître d'ici 50 ans est préservé », se
réjouit Pedro Prata. « Avec le réensauvagement, le travail est plus
lent, les interventions plus fines, mais nos ambitions sont totalement
décuplées. Avant, nous luttions seulement pour la survie d'un écosystème, pour
éviter son déclin, désormais nous aspirons à le restaurer entièrement, et à
laisser la vie prospérer », certifie de son côté Carlos Pacheco, biologiste
de formation et membre d'ATN.
Une
quarantaine de garranos parcourent aujourd'hui Faia Brava, ainsi que 35 vaches
maronesa. Un nombre en constante expansion. / © Julien Descalles
Des promesses qui ont fait de la vallée de la Côa l'une des huit
initiatives-pilotes de Rewilding
Europe, organisme basé aux Pays-Bas et porte-drapeau du
réensauvagement sur le continent. Protection des ours dans les Appenins
(Italie), réintroduction de bisons dans les Carpates (Roumanie)... De la
vallée du Danube (Roumanie/Ukraine) au massif du Velebit (Croatie) en passant
la Laponie (Suède), l'ONG a également labellisé 68 autres « asiles ».
Soit, au total, 2,3 millions d'hectares dévolus à la vie sauvage. Dans le nord
du Portugal, outre la quarantaine de garranos, une dizaine de vaches
sauvages ont été réintroduites en 2013. Elles sont désormais 35. « Des
vaches nées ici, qui vivent ici et qui mourront ici, quasiment sans
intervention de notre part », se félicite Carlos Pacheco.
La présence des bovins s’inscrit dans le programme
scientifique Tauros, dont le but est de les croiser pour créer
génétiquement des animaux proches de l'auroch, espèce éteinte au XVIIème
siècle. « Comme les garranos, elles ont été choisies car la race est
présente depuis longtemps dans la péninsule ibérique, en témoignent les
peintures rupestres de la région (la vallée de la Côa est le plus important
site européen d'art rupestre de plein air du paléolithique supérieur. Il est
inscrit depuis 1998 au patrimoine mondial de l'Unesco, ndlr), mais aussi
pour leur autonomie et leur capacité à résister aux prédateurs comme aux
conditions climatiques », prolonge Prata.
Le biologiste
Pedro Prata met en évidence certaines des peintures exécutées sur une paroi
rocheuse retrouvées au sein de Faia Brava. La vallée de la Côa est le plus
important site d'art rupestre de plein air du paléolithique supérieur de toute
l'Europe. / © Julien Descalles
En ces premiers jours de grand froid, sur les landes rocheuses rebattues
par les vents, les chevaux ont laissé pousser leurs longs poils d'hiver. Les
bêtes sauvages pourraient bientôt être rejointes par des hardes de chevreuils,
prochain objectif de Rewilding Portugal, désormais aux manettes pour
multiplier par cinq le laboratoire Faia Brava. Outre ces réintroductions, l’ONG
a également retiré certaines vaches de son « ilôt » pour éviter la
surpopulation. Elle continue à leur fournir fourrage et eau par temps sec, et à
les parquer temporairement pour prendre soin des arbustes ou de la flore en
pleine regénération. Autant d'interventions qui semblent en contradiction avec
la libre évolution de la nature... Mais cette étape transitoire est
indispensable, à écouter Pedro Prata : « Cela peut sembler
paradoxal, mais lorsque l'on achète un terrain, il nous faut d'abord soigner
les blessures infligées par les activités humaines, réparer les dommages,
recréer les conditions nécessaires pour que la vie sauvage reprenne ses droits.
Faciliter le retour d'une irrigation naturelle ou faire de la place aux
prédateurs par exemple, la clé étant de s'effacer au fur et à mesure du
processus. »
Sous surveillance technologique
Une manière également de rechercher le compromis et la collaboration avec
les agriculteurs et les éleveurs des environs. Des troupeaux de maronesas
et de cervidés ont par exemple, comme seconde vocation, de détourner les meutes
de loups - déjà présentes mais dont les tenants du réensauvagement aspirent à
renforcer la présence - des troupeaux domestiques. Et ainsi d'atténuer
l'aversion des paysans contre leur ennemi héréditaire.
Pas le moindre des défis. ATN, comme Rewilding Portugal, en ont bien
conscience, multipliant les discours pédagogiques dans les écoles, réclamant
également plus de sévérité de la part des autorités dans la lutte contre le
braconnage, les tirs et l'empoisonnement illégaux contre une espèce protégée,
organisant même leurs propres patrouilles. Une politique de vigilance qui
s'apprête d'ailleurs à franchir un nouveau palier, avec le recours à un logiciel
d'alerte utilisé par les gardes-chasses dans les grands parcs naturels
africains et transposé au contexte portugais. « Une voiture mal garée,
une zone de végétation trop sèche... Cet outil de renseignement développé par
la start-up Sensing Clues est capable d'interpréter les indices collectés sur
le terrain, les comportements atypiques et de nous prévenir en cas de
suspicion », décrypte Prata. Ou quand la vie sauvage est placée sous
l'oeil des capteurs et autres caméras de surveillance.
Sur des terres
et des fermes depuis longtemps abandonnés, la nature reprend ses droits. Le
"laisser-faire" et le "lâcher prise", tel sont les premiers
commandements du réensauvagement. / © Julien Descalles
Autre équilibre délicat à trouver : celui de la préservation de la vie
sauvage avec la promotion d'activités économiques durables. À Faia Brava, le
développement d'une « économie de la contemplation », selon le
mot de Gilbert Cochet, auteur du livre Réensauvageons
la France ! (Actes Sud, 2018) - à savoir randonnées,
gîtes ruraux, accès à des postes d'observation de la vie animale, tickets
jumelés avec le parc archéologique de la vallée de la Côa - mais aussi du
commerce de produits locaux (savons à base d'huile d'amande, de romarin ou de
lavande, miel) sont autant de retombées économiques permettant à la réserve de
s'auto-entretenir. Pour l'heure, cette dernière a encore recours aux dons et
aux financements européens. « Un vrai cercle vertueux, en somme. De
même, la renommée grandissante de nos zones-sanctuaires doit aussi servir les
habitants des alentours, d'où notre travail de concertation pour instaurer des
filières de productions locales, qu'il s'agisse d'une viande issue d'une
agriculture extensive, de l'exploitation de chênes-lièges ou encore de
l'apiculture », précise Pedro Prata. Le pari étant que si les
habitants profitent des effets positifs, « mais aussi d'une
reconnaissance de leur mode de vie », l'adhésion au projet de
conservation de la nature ne sera que plus important.
« Il faut inventer un modèle différent de celui des parcs naturels, où la
chasse et l'exploitation forestière sont très souvent tolérés »
Intégrer ou, a minima, associer les activités humaines semble de
toute manière incontournable sur un Vieux Continent très urbanisé. Ce dont
témoigne le calcul des chercheurs du Centre allemand pour la recherche en
biodiversité (Leipzig) : un quart du territoire européen se trouve à 500 m
de la route la plus proche, une moitié à 1,5 km et un dernier quart à moins de
9 km. Pas question donc de dupliquer le gigantisme des modèles américains de
réensauvagement, à l'instar des 3 200 km de corridor reliant le parc
national du Yellowstone (Etats-Unis) au Yukon (Canada) ou des 800 000
hectares de terres dédiées à la biodiversité achetées par les époux
Tompkins au Chili et en Argentine. « Si la culture européenne de
coexistence entre activités humaines et nature doit être préservée, il nous
faut en revanche inventer un modèle différent de celui des parcs naturels, où
la chasse et l'exploitation forestière sont très souvent tolérés, prévient
Prata, encore en chasse d'un statut et surtout d'une gouvernance inédits pour
ces nouveaux oasis. Un mode de management tout à la fois coopératif,
local et prônant de lâcher prise. Ou quand le moins est l'ami du mieux.
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