Michaël Fœssel : «Le
propre du noctambule, c’est d’être mal à l’aise avec les impératifs de
visibilité ou de transparence» Par Cécile Daumas
et Simon Blin
28 avril 2017
Jessica
Chastain incarne Maya, personnage central de Zero Dark Thirty réalisé par Kathryn
Bigelow .Columbia Pictures Industries.
Parce qu'elle est une autre manière de
voir, parce qu'elle est faite de danse, d'alcool mais aussi d'angoisse, parce
qu'elle échappe aux regards des autres, et si la nuit, loin d'être opposée aux
Lumières, mettait au jour une nouvelle manière de vivre ?
Dans Nuit, vivre sans témoin,
le philosophe montre que le temps où la lumière disparaît incite à
plus de tolérance et d’égalité. Pour lui, ces heures ne sont pas seulement
celles de l’angoisse ou de l’insécurité : l’obscurité peut être un abri, un
refuge, et, comme l’a montré Nuit debout, un lieu à habiter collectivement pour
remettre en cause l’ordre diurne.
C’est un philosophe qui avoue ne pas «avoir un bon rapport avec le
sommeil». Mais de cette disposition vécue le plus souvent douloureusement,
Michaël Fœssel fait un hymne à la vie nocturne. Renversant l’angoisse du noir
ou de l’endormissement qui ne vient pas, il montre dans la Nuit, vivre sans
témoin que la pénombre inverse les hiérarchies sociales du jour, assouplit
le regard, et donc le jugement.
«On consent à la nuit par ce qu’elle est dénuée de témoins à charge», affirme le
philosophe, professeur à l’Ecole polytechnique (et par ailleurs
chroniqueur à Libération) en préambule de son essai. L’ombre permettrait
une autre sociabilité, loin de la lumière blanche de l’écran, de la vie
24 heures sur 24, de l’injonction à produire ou à consommer. La nuit
serait promesse d’une plus grande tolérance, d’un desserrement des contraintes
sociales. Noctambule revendiqué, souvent trahi le jour par une voix rauque et
la pâleur du visage, Michaël Fœssel, à rebours de l’exigence de transparence,
invite à se fondre dans le clair-obscur de l’existence.
Pourquoi un philosophe célèbre-t-il le Berghain,
ancienne centrale électrique stalinienne transformée en temple berlinois de
l’hédonisme techno réputé pour ses nuits et ses jours ininterrompus de fête ?
Le Berghain offre une expérience intéressante : contrairement à ce qui se
passe généralement dans ce genre de lieux, les lumières ne viennent pas d’en haut,
elles n’irradient pas non plus depuis un centre autour duquel la foule
communie. Le jour ne s’y oppose pas à la nuit, on assiste plutôt à un jeu entre
les ombres et les lumières. Ce jeu visuel, amplifié par le son, fait que les
participants passent sans cesse du jour à la nuit sans avoir le temps de se
faire remarquer. Il me semble que ces variations permettent une plus grande
innocence du regard, une indulgence à l’égard de ce que l’on voit et, à la fin
des fins, une expérience qui ne repose plus sur l’alternative du bien et du mal
ou du vrai et du faux. Du fait de son immensité, le Berghain autorise des
mouvements et des circulations libres, fluides, comme lors d’un carnaval.
Plus généralement, ce genre d’expérience nocturne inverse les hiérarchies du
jour et défait l’opposition entre l’interdit et l’autorisé. Une forme de
tolérance naît que seule la nuit rend possible : moins regardés, les individus
sont aussi moins regardants sur ce qui les entoure. Dans ce temps sans calcul
ni comparaison, chacun échappe au jugement des autres ou à celui de sa propre
conscience. On consent à la nuit parce qu’elle est dénuée de témoins à charge.
Il est toujours possible, de nuit, de trouver dans l’ombre un abri où se
réfugier.
Ce n’est pas un hasard si Nuit debout, qui s’installa
place de la République à Paris il y a un an, débutait au coucher du soleil…
La nuit désigne un espace et un temps qu’il est possible d’«occuper» à la
manière d’une place. Nuit debout a été un événement politique et social, mais
son caractère nocturne est, selon moi, central. Les participants se sont
extraits de la triade «métro-boulot-dodo» afin de mettre en scène leurs
différends politiques par-delà le coucher du soleil, à une heure où nous sommes
en général reconduits dans l’espace privé. La nuit est devenue autre chose
qu’une occasion pour reconstituer sa force de travail par le sommeil : un lieu
que l’on habite collectivement. Ce genre d’actes politiques nocturnes a
évidemment quelque chose d’inattendu, ce pourquoi beaucoup jugent (à tort selon
moi) qu’ils ressortent davantage du cirque que de la politique. La discussion
n’y est jamais très éloignée de la fête, c’est vrai, mais ce qu’il y a de
démocratique dans Nuit debout, c’est justement la possibilité de considérer
comme «politiques» des questions qui, en plein jour, ne semblent pas l’être.
Dans la Nuit des prolétaires, Jacques Rancière a montré que les
ouvriers parisiens du XIXe siècle utilisaient leurs nuits pour
l’étude, la confrontation d’idées, mais aussi pour expérimenter un temps qui
échappe au travail. Ils voulaient se convaincre que d’autres formes de vie
étaient possibles que celles rythmées par le labeur. On constate cela à un autre
niveau : au cours d’une nuit de palabres, les discussions dégénèrent parfois,
on met de la passion dans ses idées, ce qui n’exclut pas toujours la violence.
Mais ce sont bien la pénombre ou le clair-obscur qui rendent ces expériences
possibles.
On confond trop souvent la nuit avec le néant ou avec les ténèbres, c’est
en particulier le cas dans le romantisme, qui joue le nocturne contre les
Lumières de la raison. Mais la nuit est aussi un espace habitable, traversé par
des couleurs qui lui sont propres. Ce qui caractérise cet espace est que les
comparaisons y sont moins aisées (on y voit moins bien), ce qui rend parfois
l’expérience plus égalitaire.
Un prototype du noctambule ?
Le propre du noctambule, qu’il aime la fête ou simplement marcher dans la
nuit, c’est d’être mal à l’aise avec les ordres du jour. Les impératifs de
visibilité ou de transparence sont relativisés par la force des choses. A moins
que l’on aille à la nuit pour être reconnu, ce qui est le meilleur moyen
de passer à côté d’elle. Le noctambule authentique va chercher un peu plus de
marges, d’excentricités, de bizarreries dans l’obscur. Comme l’a montré
Restif de la Bretonne au XVIIIe siècle dans les Nuits de
Paris, le marcheur nocturne est comparable à un «hibou», cet animal qui s’y
retrouve la nuit, mais paie cette acuité d’une totale impuissance le jour. A
force de vivre la nuit, on est altéré par elle, ce qui amène parfois à
contester l’ordre diurne. Il me semble qu’il y a une vertu éthique dans
ces variations de points de vue entre le jour et la nuit.

Ce manque de lumière n’est donc pas contraire à
l’exercice démocratique porté aujourd’hui par l’exigence de transparence ?
L’espace public diffère de la transparence : cette dernière s’impose en
général à la vie privée. Ce qui me paraît préoccupant, c’est le triomphe de la
«lumière blanche» : celle qui inonde les stations-service, les drugstores ou
les salles d’attente des aéroports ouverts 24 heures sur 24. Cette
lumière sans ombre est par nature autoritaire : elle irradiait déjà la nuit
totalement domestiquée des congrès de Nuremberg filmés par Leni Riefenstahl.
Agressive, cette lumière vide la nuit de ses marginalités en exigeant des
sujets une attention permanente. Evidemment, nous n’en sommes pas là, mais il y
a tout de même un lien entre l’état d’une démocratie et ses nuits.
La nuit a toujours été exposée à des tentatives de domestication par des
lumières artificielles qui neutralisent les expériences qu’elle promet.
Réciproquement, dans des sociétés traversées par la peur, il manque le minimum
de confiance nécessaire pour s’aventurer dans la nuit. D’une certaine façon,
Nuit debout était aussi une manière de montrer que le temps nocturne n’est pas
seulement celui de l’angoisse ou de l’insécurité. La nuit se caractérise plutôt
comme un temps où la justice est suspendue. Le droit romain stipule que le juge
ne peut pas recevoir de témoignage entre le coucher et le lever du soleil,
justement parce que l’on y voit si mal que rien n’est fiable. C’est seulement
dans les périodes d’état d’urgence que le temps de la justice ne connaît
aucune éclipse.
Cet espace démocratique serait menacé…
La nuit est un lieu de lumières mais ces lumières doivent être nocturnes.
Or, la lumière blanche, celle des néons, est incompatible avec la nuit comme
avec le jour. Sa caractéristique est d’être sans couleur. Elle rend blanc tout
ce qui entre dans sa sphère. Cette lumière rend possible un travail ou une
attention permanents, comme l’a montré le philosophe Jonathan Crary dans son
livre24/7, le Capitalisme à l’assaut du sommeil (1), celui qui
se caractérise par son hostilité au sommeil. Moins qu’une lumière, il
s’agit d’une injonction tout à fait compatible avec la montée en puissance de
préoccupations sécuritaires.
Il ne faut pas confondre cette ambiance blafarde avec les autres lumières
artificielles, comme celle du réverbère qui s’éteint et s’allume. Le réverbère
apparaît comme une étoile dans la nuit, il dessine typiquement une lumière qui
cohabite avec la nuit. Si l’idée est de rendre la nuit habitable, il faut
imaginer des lumières respectueuses de la pénombre et des ombres.
Est-il possible d’échapper à la lumière blanche ?
On parle aujourd’hui de «droit à la déconnexion» pour désigner le
désir des individus de se soustraire aux impératifs de la technique (en particulier
la mobilisation permanente des regards par les écrans). Cela traduit ce fait
que l’homme est un être capable d’éclipse. Il peut décider qu’il fait minuit à
midi, c’est-à-dire choisir de ne plus exposer son corps au regard des autres ou
à celui des machines. :, mais capable de faire alterner les crépuscules et les
aubes. La nuit, qui mérite d’être défendue, fonde un droit à l’oubli, un droit
à l’éclipse.
Comment rendre à la nuit ses promesses d’indulgence ?
En éteignant la lumière blanche ! Même les ampoules qu’on nous vend sont de
plus en plus blanches. Leur éclat est d’une laideur insondable. Mais il n’y a
aucune raison de désespérer de la nuit qui, à chaque époque, a trouvé les moyens
de perturber les habitudes du jour.
Il faut sans doute aujourd’hui s’éloigner des centres-villes pour espérer
contempler un ciel étoilé libéré de la pollution. De la même manière, la nuit
festive est de plus en plus inaccessible au centre des métropoles. Cela
signifie simplement que la frontière de la nuit est mouvante, toujours à
reconquérir.
(1) Editions La Découverte, 2014, 15 €.
LA NUIT, VIVRE SANS TÉMOIN de MICHAËL FŒSSEL Autrement, 168 pp., 14,90 €.
Un extrait de Jean-Jacques Rousseau:
Je me souviens d’avoir été frappé dans mon enfance d’un spectacle assez
simple, et dont pourtant l’impression m’est toujours restée, malgré le temps et
la diversité des objets. Le Régiment de St. Gervais avait fait l’exercice, et,
selon la coutume, on avait soupé par compagnies ; la plupart de ceux qui les
composaient se rassemblèrent après le soupe dans la place de St. Gervais, et se
mirent à danser tous ensemble, officiers et soldats, autour de la fontaine, sur
le bassin de laquelle étaient montés les tambours, les fifres, et ceux qui
portaient les flambeaux. Une danse de gens égayés par un long repas semblerait
n’offrir rien de fort intéressant à voir ; cependant, l’accord de cinq ou six
cents hommes en uniforme, se tenant tous par la main, et formant une longue
bande qui serpentait en cadence et sans confusion, avec mille tours et retours,
mille espèces d’évolutions figurées, le choix des airs qui les animaient, le
bruit des tambours, l’éclat des flambeaux, un certain appareil militaire au
sein du plaisir, tout cela formait une sensation très vive qu’on ne pouvait
supporter de sang-froid. Il était tard, les femmes étaient couchées, toutes se
relevèrent. Bientôt les fenêtres furent pleines de spectatrices qui donnaient
un nouveau zèle aux acteurs ; elles ne purent tenir longtemps à leurs fenêtres,
elles descendirent ; les maîtresses venaient voir leurs maris, les servantes apportaient
du vin, les enfants même éveillés par le bruit accoururent demi-vêtus entre les
pères et les mères. La danse fut suspendue ; ce ne furent qu’embrassemens, ris,
santés, carresses. Il résulta de tout cela un attendrissement général que je ne
saurais peindre, mais que, dans l’allégresse universelle, on éprouve assez
naturellement au milieu de tout ce qui nous est cher. Mon père, en
m’embrassant, fut saisi d’un tressaillement que je crois sentir et partager
encore. Jean-Jaques, me disait-il, aime ton pays. Vois-tu ces bons Genevois ;
ils sont tous amis, ils sont tous frères ; la joie et la concorde regne au
milieu d’eux. Tu es Genevois : tu verras un jour d’autres peuples ; mais, quand
tu voyagerais autant que ton pere, tu ne trouveras jamais leur pareil.
On voulut recommencer la danse, il n’y eut plus moyen : on ne savait, plus
ce qu’on faisait, toutes les têtes étaient tournées d’une ivresse plus douce
que celle du vin. Après avoir resté quelque temps encore à rire et à causer sur
la place il fallut se séparer, chacun se retira paisiblement avec sa famille ;
et voilà comment ces aimables et prudentes femmes ramenèrent leurs maris, non
pas en troublant leurs plaisirs, mais en allant les partager. Je sens bien que
ce spectacle dont je fus si touché, serait sans attrait pour mille autres : il
faut des yeux faits pour le voir, et un cœur fait pour le sentir. Non, il n’y a
de pure joie que la joie publique, et les vrais sentiments de la Nature ne
règnent que sur le peuple. Ah ! Dignité, fille de l’orgueil et mère de l’ennui,
jamais tes tristes esclaves eurent-ils un pareil moment en leur vie ?
Jean-Jacques Rousseau, Lettre à D'Alembert (1758), GF, p.
248-249.
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