mercredi 1 avril 2020

Penser à partir de l’Actu avec l’économiste Pierre khalfa : faire reposer sur les peuples des responsabilités qui ne sont pas les leurs a toujours été la rengaine des dominants.


Penser à partir de l’Actu avec l’économiste Pierre khalfa : faire reposer sur les peuples des responsabilités qui ne sont pas les leurs a toujours été la rengaine des dominants.

 « La crise du coronavirus montre que le régime économique et social actuel est mortifère » Par Pierre Khalfa, économiste Publié le 30 mars 2020

Dans une tribune au Monde, l’économiste Pierre Khalfa réagit à celle publiée par le Prix Nobel d’économie français Jean Tirole et estime que c’est « le mode de développement induit par le capitalisme productiviste » qui est aujourd’hui responsable de la crise économique planétaire.
Tribune. Il semble que la crise sanitaire actuelle soit propice à des prises de position à première vue surprenantes. Après Emmanuel Macron, suivi par ses ministres, faisant l’éloge de l’Etat-providence et des services publics et affirmant que le jour d’après ne ressemblerait pas au jour d’avant, voici le Prix Nobel d’économie (2014) Jean Tirole qui, dans un point de vue dans Le Monde (« Allons-nous enfin apprendre notre leçon », Le Monde du 26 mars), appelle à un changement de comportement et de politique. Pour quelqu’un qui avait soutenu sans faillir les politiques néolibérales, voilà une prise de position qui mérite attention. Jean Tirole serait-il sur son chemin de Damas ? Tout d’abord, il faut remarquer qu’il évoque non pas l’économie, mais les sciences sociales. Assez curieux pour quelqu’un qui s’était vivement opposé à la création dans les universités d’une section « Institutions, économie, territoire et société », visant à intégrer l’économie au sein d’un ensemble plus vaste, au motif que cela serait « une catastrophe pour la visibilité et l’avenir de la recherche en sciences économiques dans notre pays ». Remords tardif, prise de conscience ? Mais l’essentiel n’est pas là. Jean Tirole dénonce le fait que « nous sous-investissons dans l’éducation et la formation continue ; nous négligeons le combat contre le changement climatique et diverses autres politiques qui limiteraient les dommages causés à la prochaine génération par le climat, l’intelligence artificielle, la dette, l’inégalité et autres défis imminents ». Mais qui est donc ce « nous » ? Ce « nous », ce sont pour lui « les peuples [qui] ont une mémoire courte, ils apprennent rarement de l’histoire », ce sont aussi « les citoyens [qui] ne mettent pas systématiquement la vie au-dessus de l’argent et ne sont pas prêts à réduire considérablement leur consommation en échange d’un monde plus sûr ».

La cupidité des plus riches

Ce seraient donc les peuples qui ont décidé de démanteler le système de santé, de réduire drastiquement les moyens de l’hôpital public, de diminuer considérablement le nombre de lits, d’en finir avec les stocks de masques au motif que cela était trop coûteux, etc. Ce ne serait donc pas la cupidité des plus riches qui s’accaparent la richesse créée, ce ne serait pas le fonctionnement du capitalisme financiarisé, avec les flux incessants de marchandises à travers la planète, qui serait une des causes majeures du réchauffement climatique, ce ne seraient pas les délocalisations opérées par les multinationales dans les pays à bas salaires et aux droits sociaux réduits, combinées à la logique du « zéro stock » et des flux tendus, qui auraient entraîné une dépendance vis-à-vis de quelques pays devenus les « ateliers du monde », en particulier la Chine. Non, tout ce qui nous arrive, ce serait la faute des peuples et des citoyens. Faire reposer sur les peuples des responsabilités qui ne sont pas les leurs a toujours été la rengaine des dominants. La ficelle est quand même un peu grosse. Ainsi est mise de côté la responsabilité des gouvernements et des économistes néolibéraux qui les conseillent et est innocentée la logique d’un système qui fait du profit maximal son moteur. Le mode de développement induit par le capitalisme productiviste n’est même pas évoqué alors même que la dégradation accélérée des habitats des animaux, qui a détruit les barrières biologiques protectrices des êtres humains, est une des causes du passage des virus de l’animal à l’être humain.

Logique comptable et managériale

Ainsi, nous dit-il à propos de la santé, « nous ne pouvons pas échapper à la rationalisation de l’allocation des budgets existants ». Il propose donc de continuer d’appliquer la logique comptable et managériale qui a mené à la catastrophe présente. La seule solution qu’il envisage est « de repenser notre répartition collective des ressources entre les biens de consommation courante d’un côté, et la santé et l’éducation de l’autre ». En clair, cela signifie réduire la « consommation courante », c’est-à-dire le niveau de vie de toutes et tous, l’adjectif « courante » prenant ici toute sa signification. Toutes celles et tous ceux qui ont du mal à boucler leur fin de mois apprécieront. Il ne s’agit donc pas de s’attaquer à la consommation ostentatoire des plus riches et encore moins de transformer radicalement le mode de consommation actuel induit par le capitalisme productiviste, qui fait de l’accumulation sans fin de marchandises le moteur de l’économie. Concernant le changement climatique, il persiste dans la défense des « incitations financières » refusant toute réglementation et normes, alors même que les limites du « signal prix » sont manifestes en l’absence de contraintes fortes imposées aux entreprises. La crise du coronavirus montre une fois de plus que le régime économique et social actuel est mortifère au premier sens de ce mot. Elle pourrait être l’occasion de prises de conscience salutaires. Mais elle peut être aussi l’occasion de discours en trompe-l’œil. Jean Tirole nous en offre un exemple patent.

Pierre Khalfa est membre de la Fondation Copernic et du conseil scientifique d’Attac.


Jean Tirole : face au coronavirus, « allons-nous enfin apprendre notre leçon ? » Publié le 25 mars 2020

Le Prix Nobel d’économie 2014 considère que cette période peut être l’occasion de nous amener à changer de comportements et de politiques face à d’autres fléaux, comme le réchauffement climatique ou les inégalités.

Tribune. Qu’elles soient civiles, interétatiques ou sanitaires, les guerres laissent leur marque dans la société. Les recherches en sciences sociales montrent qu’elles réduisent les tendances individualistes et augmentent l’empathie. Les individus se comportent de manière plus coopérative et altruiste ; ils sont plus enclins à rejoindre des groupes sociaux. Avec des différences selon le type de guerre : contrairement aux guerres civiles, les guerres entre Etats génèrent des intérêts communs qui comblent les écarts entre les groupes. Bien sûr, une grande partie de ce nouvel altruisme s’exprime envers son propre groupe, l’« endogroupe », comme par exemple les concitoyens dans une guerre contre un ennemi extérieur. Une guerre sanitaire contre le Covid-19 a cet avantage que le groupe s’étend, au-delà de ses concitoyens, à toute l’humanité et qu’il n’y a pas d’« exogroupe » autre que le virus… à condition que l’on n’appelle pas le virus « maladie chinoise », comme l’a fait le président américain, et que ne prévale pas le réflexe « chaque pays pour lui-même ». Si cette crise génère un tel rapprochement entre nos compatriotes et entre Européens, cela pourrait être une bonne nouvelle, étant donné la tendance récente au populisme, au nationalisme, à l’intolérance ethnique et religieuse. De ce point de vue, la reformulation par le président Macron de la lutte contre le coronavirus comme une « guerre » pourrait avoir été judicieuse.

Vulnérabilité globale

Si l’on peut être raisonnablement optimiste à cet égard, il est moins probable que l’élaboration des politiques publiques adopte une perspective à plus long terme. Allons-nous enfin apprendre notre leçon ? Nous sous-investissons dans l’éducation et la formation continue ; nous négligeons le combat contre le changement climatique et diverses autres politiques qui limiteraient les dommages causés à la prochaine génération par le climat, l’intelligence artificielle, la dette, l’inégalité et autres défis imminents. Le Covid-19 nous rappelle notre vulnérabilité globale dans le domaine de la santé. Nous devons investir dans des systèmes de santé efficaces et promouvoir la recherche, qui nous permettra de répondre rapidement aux menaces émergentes. Nous étions déjà conscients du manque de recherche sur les antibiotiques, compte tenu de l’augmentation de l’antibiorésistance. Nous étions préoccupés par la guerre biologique. Nous tremblons de peur face à la fonte du pergélisol qui, en plus d’émettre des volumes importants de gaz à effet de serre, va libérer d’anciens virus et bactéries, avec des conséquences imprévisibles. Nous réalisons maintenant que le problème est encore plus large. Les crises sanitaires mondiales ne sont plus des « événements rares ».
Malheureusement, les peuples ont une mémoire courte, ils apprennent rarement de l’histoire. In fine, la question se résume à : « Sommes-nous prêts à dépenser suffisamment pour la recherche en santé ? Sommes-nous prêts à payer une taxe carbone pour sauver la planète ? ». Si notre réponse à ces questions de survie reste négative, notre tendance à tergiverser, notre conviction motivée que les problèmes disparaîtront d’eux-mêmes ou seront résolus par d’autres et notre irrationalité collective aura raison de nous.
Nous devons également reconsidérer notre conception du monde. Nous devons accepter d’affronter la réalité plutôt que de nous réfugier dans des postures pseudo-éthiques. Dans de nombreux pays, les hôpitaux sont confrontés à un terrible dilemme éthique. Étant sous-équipés, ils doivent parfois choisir qui vivra et qui mourra. Il va sans dire que personne ne voudrait être confronté à un tel dilemme, à commencer par le personnel médical contraint de faire la sélection. Le public ignore cependant que les hôpitaux sont confrontés en temps normal à des dilemmes similaires, mais moins visibles : l’allocation de leur budget et de leur personnel conduit à secourir certains patients au détriment d’autres personnes atteintes d’une maladie différente.

Abandonner le court-termisme

Nos principes moraux nous enseignent que la vie n’a pas de prix : on ne doit pas comparer une diminution du pouvoir d’achat avec une baisse de probabilité de décès. En pratique cependant, la vie a un prix. Dans leur quotidien, les citoyens ne mettent pas systématiquement la vie au-dessus de l’argent et ne sont pas prêts à réduire considérablement leur consommation en échange d’un monde plus sûr. Nous voudrions effacer ces pensées gênantes, mais nous ne le pouvons pas. Si désagréables et inquiétants ces calculs froids sur les choix de santé soient-ils, nous ne pouvons pas échapper à la rationalisation de l’allocation des budgets de santé existants.
Mais cela ne nous empêche pas de repenser notre répartition collective des ressources entre les biens de consommation courante d’un côté, et la santé et l’éducation de l’autre. Peut-être faut-il prendre conscience que la lutte contre le changement climatique, comme celle contre le coronavirus, est la responsabilité de tous.
Nous devons profiter de la pandémie pour agir ensemble sur les normes sociales et les incitations. Changer les normes nécessite de convaincre les citoyens que certains comportements sont antisociaux et/ou désapprouvés par la majorité de la population ; en bref, faire jouer la pression sociale pour pousser les acteurs économiques à agir dans le sens du bien commun, plutôt que les inciter en touchant à leur portefeuille. Cependant, nos efforts depuis trente ans pour changer la norme sociale en matière de climat sans introduire d’incitations financières suffisantes ont été vains. Réduire notre individualisme va souvent de pair avec une responsabilisation accrue envers les actions dont nous sommes responsables, comme le prouvent l’expérience réussie de la lutte contre le tabac dans les lieux publics, ou la campagne très efficace de sensibilisation associée à une taxe sur les emballages plastiques en Irlande en 2002.
Et nous devons abandonner notre court-termisme collectif, car la nouvelle solidarité doit être intergénérationnelle comme intragénérationnelle. Une telle mutation sociétale serait au moins un hommage inattendu aux victimes du Covid-19.

Jean Tirole, Prix Nobel d’économie 2014, est président honoraire de l’Ecole d’économie de Toulouse.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire