Penser à partir de l’Actu avec l’économiste Pierre khalfa : faire
reposer sur les peuples des responsabilités qui ne sont pas les leurs a
toujours été la rengaine des dominants.
« La
crise du coronavirus montre que le régime économique et social actuel est
mortifère » Par Pierre Khalfa,
économiste Publié le 30 mars 2020
Dans une
tribune au Monde, l’économiste Pierre Khalfa réagit à celle publiée par
le Prix Nobel d’économie français Jean Tirole et estime que c’est « le
mode de développement induit par le capitalisme productiviste » qui est
aujourd’hui responsable de la crise économique planétaire.
Tribune. Il semble que la crise sanitaire actuelle soit propice à des prises de
position à première vue surprenantes. Après Emmanuel Macron, suivi par ses
ministres, faisant l’éloge de l’Etat-providence et des services publics et
affirmant que le jour d’après ne ressemblerait pas au jour d’avant, voici le
Prix Nobel d’économie (2014) Jean Tirole qui, dans un point de vue dans Le
Monde (« Allons-nous
enfin apprendre notre leçon », Le Monde du
26 mars), appelle à un changement de comportement et de politique. Pour
quelqu’un qui avait soutenu sans faillir les politiques néolibérales, voilà une
prise de position qui mérite attention. Jean Tirole serait-il sur son chemin de
Damas ? Tout d’abord, il faut remarquer qu’il évoque non pas l’économie,
mais les sciences sociales. Assez curieux pour quelqu’un qui s’était vivement
opposé à la création dans les universités d’une section « Institutions,
économie, territoire et société », visant à intégrer l’économie au sein
d’un ensemble plus vaste, au motif que cela serait « une catastrophe
pour la visibilité et l’avenir de la recherche en sciences économiques dans notre
pays ». Remords tardif, prise de conscience ? Mais l’essentiel
n’est pas là. Jean Tirole dénonce le fait que « nous sous-investissons
dans l’éducation et la formation continue ; nous négligeons le combat
contre le changement climatique et diverses autres politiques qui limiteraient
les dommages causés à la prochaine génération par le climat, l’intelligence
artificielle, la dette, l’inégalité et autres défis imminents ». Mais
qui est donc ce « nous » ? Ce « nous », ce sont pour
lui « les peuples [qui] ont une mémoire courte, ils apprennent
rarement de l’histoire », ce sont aussi « les citoyens [qui]
ne mettent pas systématiquement la vie au-dessus de l’argent et ne sont pas prêts
à réduire considérablement leur consommation en échange d’un monde plus
sûr ».
La cupidité des plus riches
Ce seraient donc les peuples qui ont décidé de démanteler le système de
santé, de réduire drastiquement les moyens de l’hôpital public, de diminuer
considérablement le nombre de lits, d’en finir avec les stocks de masques au
motif que cela était trop coûteux, etc. Ce ne serait donc pas la cupidité des
plus riches qui s’accaparent la richesse créée, ce ne serait pas le
fonctionnement du capitalisme financiarisé, avec les flux incessants de
marchandises à travers la planète, qui serait une des causes majeures du
réchauffement climatique, ce ne seraient pas les délocalisations opérées par
les multinationales dans les pays à bas salaires et aux droits sociaux réduits,
combinées à la logique du « zéro stock » et des flux tendus, qui
auraient entraîné une dépendance vis-à-vis de quelques pays devenus les
« ateliers du monde », en particulier la Chine. Non, tout ce qui nous
arrive, ce serait la faute des peuples et des citoyens. Faire reposer sur les
peuples des responsabilités qui ne sont pas les leurs a toujours été la
rengaine des dominants. La ficelle est quand même un peu grosse. Ainsi est mise
de côté la responsabilité des gouvernements et des économistes néolibéraux qui
les conseillent et est innocentée la logique d’un système qui fait du profit
maximal son moteur. Le mode de développement induit par le capitalisme
productiviste n’est même pas évoqué alors même que la dégradation accélérée des
habitats des animaux, qui a détruit les barrières biologiques protectrices des
êtres humains, est une des causes du passage des virus de l’animal à l’être
humain.
Logique comptable et managériale
Ainsi, nous dit-il à propos de la santé, « nous
ne pouvons pas échapper à la rationalisation de l’allocation des budgets
existants ». Il propose donc de continuer d’appliquer la logique
comptable et managériale qui a mené à la catastrophe présente. La seule
solution qu’il envisage est « de repenser notre répartition collective
des ressources entre les biens de consommation courante d’un côté, et la santé
et l’éducation de l’autre ». En clair, cela signifie réduire la « consommation
courante », c’est-à-dire le niveau de vie de toutes et tous,
l’adjectif « courante » prenant ici toute sa signification. Toutes
celles et tous ceux qui ont du mal à boucler leur fin de mois apprécieront. Il
ne s’agit donc pas de s’attaquer à la consommation ostentatoire des plus riches
et encore moins de transformer radicalement le mode de consommation actuel
induit par le capitalisme productiviste, qui fait de l’accumulation sans fin de
marchandises le moteur de l’économie. Concernant le changement climatique, il
persiste dans la défense des « incitations financières » refusant
toute réglementation et normes, alors même que les limites du « signal
prix » sont manifestes en l’absence de contraintes fortes imposées aux
entreprises. La crise du coronavirus montre une fois de plus que le régime
économique et social actuel est mortifère au premier sens de ce mot. Elle
pourrait être l’occasion de prises de conscience salutaires. Mais elle peut
être aussi l’occasion de discours en trompe-l’œil. Jean Tirole nous en offre un
exemple patent.
Pierre Khalfa est membre de la Fondation Copernic et du conseil scientifique d’Attac.
Jean Tirole : face au coronavirus,
« allons-nous enfin apprendre notre leçon ? » Publié le 25 mars
2020
Le Prix Nobel d’économie 2014 considère que cette période peut être
l’occasion de nous amener à changer de comportements et de politiques face à
d’autres fléaux, comme le réchauffement climatique ou les inégalités.
Tribune. Qu’elles soient civiles, interétatiques ou sanitaires, les guerres laissent
leur marque dans la société. Les recherches en sciences sociales montrent
qu’elles réduisent les tendances individualistes et augmentent l’empathie. Les
individus se comportent de manière plus coopérative et altruiste ; ils
sont plus enclins à rejoindre des groupes sociaux. Avec des différences selon
le type de guerre : contrairement aux guerres civiles, les guerres entre
Etats génèrent des intérêts communs qui comblent les écarts entre les groupes. Bien
sûr, une grande partie de ce nouvel altruisme s’exprime envers son propre
groupe, l’« endogroupe », comme par exemple les concitoyens dans une
guerre contre un ennemi extérieur. Une guerre sanitaire contre le Covid-19 a
cet avantage que le groupe s’étend, au-delà de ses concitoyens, à toute
l’humanité et qu’il n’y a pas d’« exogroupe » autre que le virus… à
condition que l’on n’appelle pas le virus « maladie chinoise », comme
l’a fait le président américain, et que ne prévale pas le réflexe « chaque
pays pour lui-même ». Si cette crise génère un tel rapprochement entre nos
compatriotes et entre Européens, cela pourrait être une bonne nouvelle, étant
donné la tendance récente au populisme, au nationalisme, à l’intolérance
ethnique et religieuse. De ce point de vue, la reformulation par le président
Macron de la lutte contre le coronavirus comme une « guerre »
pourrait avoir été judicieuse.
Vulnérabilité globale
Si l’on peut être raisonnablement optimiste à cet égard, il est moins
probable que l’élaboration des politiques publiques adopte une perspective à
plus long terme. Allons-nous enfin apprendre notre leçon ? Nous
sous-investissons dans l’éducation et la formation continue ; nous
négligeons le combat contre le changement climatique et diverses autres
politiques qui limiteraient les dommages causés à la prochaine génération par
le climat, l’intelligence artificielle, la dette, l’inégalité et autres défis
imminents. Le Covid-19 nous rappelle notre vulnérabilité globale dans le
domaine de la santé. Nous devons investir dans des systèmes de santé efficaces
et promouvoir la recherche, qui nous permettra de répondre rapidement aux
menaces émergentes. Nous étions déjà conscients du manque de recherche sur les
antibiotiques, compte tenu de l’augmentation de l’antibiorésistance. Nous
étions préoccupés par la guerre biologique. Nous tremblons de peur face à la
fonte du pergélisol qui, en plus d’émettre des volumes importants de gaz à
effet de serre, va libérer d’anciens virus et bactéries, avec des conséquences
imprévisibles. Nous réalisons maintenant que le problème est encore plus large.
Les crises sanitaires mondiales ne sont plus des « événements
rares ».
Malheureusement, les peuples ont une mémoire courte, ils apprennent
rarement de l’histoire. In fine, la question se résume à : « Sommes-nous
prêts à dépenser suffisamment pour la recherche en santé ? Sommes-nous
prêts à payer une taxe carbone pour sauver la planète ? ». Si
notre réponse à ces questions de survie reste négative, notre tendance à
tergiverser, notre conviction motivée que les problèmes disparaîtront
d’eux-mêmes ou seront résolus par d’autres et notre irrationalité collective
aura raison de nous.
Nous devons également reconsidérer notre conception du monde. Nous devons
accepter d’affronter la réalité plutôt que de nous réfugier dans des postures
pseudo-éthiques. Dans de nombreux pays, les hôpitaux sont confrontés à un
terrible dilemme éthique. Étant sous-équipés, ils doivent parfois choisir qui
vivra et qui mourra. Il va sans dire que personne ne voudrait être confronté à
un tel dilemme, à commencer par le personnel médical contraint de faire la
sélection. Le public ignore cependant que les hôpitaux sont confrontés en temps
normal à des dilemmes similaires, mais moins visibles : l’allocation de
leur budget et de leur personnel conduit à secourir certains patients au
détriment d’autres personnes atteintes d’une maladie différente.
Abandonner le court-termisme
Nos principes moraux nous enseignent que la vie n’a pas de prix : on
ne doit pas comparer une diminution du pouvoir d’achat avec une baisse de
probabilité de décès. En pratique cependant, la vie a un prix. Dans leur
quotidien, les citoyens ne mettent pas systématiquement la vie au-dessus de
l’argent et ne sont pas prêts à réduire considérablement leur consommation en
échange d’un monde plus sûr. Nous voudrions effacer ces pensées gênantes, mais
nous ne le pouvons pas. Si désagréables et inquiétants ces calculs froids sur
les choix de santé soient-ils, nous ne pouvons pas échapper à la
rationalisation de l’allocation des budgets de santé existants.
Mais cela ne nous empêche pas de repenser notre répartition collective des
ressources entre les biens de consommation courante d’un côté, et la santé et
l’éducation de l’autre. Peut-être faut-il prendre conscience que la lutte
contre le changement climatique, comme celle contre le coronavirus, est la
responsabilité de tous.
Nous devons profiter de la pandémie pour agir ensemble sur les normes
sociales et les incitations. Changer les normes nécessite de convaincre les
citoyens que certains comportements sont antisociaux et/ou désapprouvés par la
majorité de la population ; en bref, faire jouer la pression sociale pour
pousser les acteurs économiques à agir dans le sens du bien commun, plutôt que
les inciter en touchant à leur portefeuille. Cependant, nos efforts depuis trente
ans pour changer la norme sociale en matière de climat sans introduire
d’incitations financières suffisantes ont été vains. Réduire notre
individualisme va souvent de pair avec une responsabilisation accrue envers les
actions dont nous sommes responsables, comme le prouvent l’expérience réussie
de la lutte contre le tabac dans les lieux publics, ou la campagne très
efficace de sensibilisation associée à une taxe sur les emballages plastiques
en Irlande en 2002.
Et nous devons abandonner notre court-termisme collectif, car la nouvelle
solidarité doit être intergénérationnelle comme intragénérationnelle. Une telle
mutation sociétale serait au moins un hommage inattendu aux victimes du
Covid-19.
Jean Tirole, Prix Nobel d’économie 2014, est président honoraire de l’Ecole d’économie
de Toulouse.
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