"Le mythe faisant de l’Etat le creuset de
la civilisation est erroné" Entretien James C. Scott Propos
recueillis par Youness Bousenna Publié
le 09/07/2019
Pour l’anthropologue
anarchiste James C. Scott, la fondation des États n'a pas nécessairement rimé
avec amélioration des conditions de vie, au contraire.
James C. Scott, professeur émérite à l’université de Yale, est l’une des
figures de l’anthropologie anarchiste. Dans son dernier essai, publié en
janvier en France sous le titre d’Homo Domesticus. Une histoire profonde des premiers États
(La Découverte, 302 p., 23 euros), il prend à rebours le discours dominant
selon lequel l’État a succédé à l’anarchie et la civilisation à la barbarie en
montrant, au contraire, que ces structures apparues durant le néolithique sont
associées à la violence, à l’apparition d’épidémies et à des dommages
écologiques.
Marianne : Dans Homo Domesticus, vous vous attaquez au discours,
hégémonique selon vous, qui met l’État au centre du progrès de l’humanité. En
quoi ce récit dominant est-il problématique ?James C. Scott : Mon objectif dans ce
livre est de remettre en cause le récit standard, généralement enseigné dès
l’école. Ce mythe veut qu’homo sapiens se soit sédentarisé grâce à la
domestication de son environnement et regroupé dans des zones de peuplement où
sont nés de premiers États formant le creuset de la civilisation. L’agriculture
aurait amélioré les conditions de vie, permis de dégager du temps libre et
ainsi généré un espace de citoyenneté et de liberté. En réalité, ce récit est
profondément erroné. Thomas Hobbes, John Locke et tous les théoriciens du
contrat social postulaient un état de nature violent où l’homme serait livré
aux famines et aux maladies. Mais ces contractualistes, qui pensaient que
l’État était une solution à ces problèmes, ont fait complètement fausse route.
Mon but est donc de montrer en quoi, sur la base des recherches archéologiques
et historiques récentes, ce discours doit être remis en cause.
Quels maux accompagnent la naissance des premiers États qui émergent dans
différents endroits du globe – notamment en Égypte, en Mésopotamie et en Chine
– durant le néolithique (environ 6.000 à 3.000 av. J.-C.) ? En concentrant un
nombre élevé de personnes aux mêmes endroits, la sédentarité des premiers États
a généré des maladies infectieuses – comme la varicelle, les oreillons ou la
rougeole – liées notamment au contact entre hommes et bétail. Pour la première
fois dans l’histoire de l’humanité, les épidémies sont devenues la première
cause de mortalité. Cela n’existait pas chez les chasseurs-cueilleurs, qui
avaient leurs propres parasites mais ne se les transmettaient pas en raison de
leur dispersion. Outre ces maladies et ce haut taux de mortalité, ces États ont
aussi développé des outils de coercition et de violence pour contrer les
tentatives des individus d’échapper à l’impôt. L’essentiel de leurs efforts
consistait donc à capturer ces fuyards pour les ramener de la périphérie vers
le centre.
S’ils ne sont qu’oppression et violence, comment expliquer que les États
aient réussi au point de recouvrir la planète ? N’y a-t-il pas des bénéfices
rationnels pour les individus à en faire partie ? Il y a certains
avantages, mais ils n’ont jamais été la bonne santé, le loisir ou l’harmonie.
En temps de paix et sans épidémies, ces cités étaient attractives pour certains
car elles leur permettaient de faire du commerce ou de l’artisanat. Mais cela
ne concernait que 20% de la population, les 80% restants étant maintenus dans
une condition d’esclavage. Nous ne savons pas précisément quelles ont été les
circonstances d’apparition des États primitifs. Trois théories coexistent à ce
jour sur le sujet. Selon la première, une vague de froid et de sècheresse a
conduit à une concentration humaine dans les zones d’eau des vallées et autour
des rivières, ce qui aurait permis la formation de premières structures
étatiques. La seconde avance qu’une poussée démographique ne permettait plus
une survie avec les simples ressources de la chasse et de la cueillette,
conduisant à un déplacement vers l’agriculture et donc générant une
concentration de population. Enfin, la troisième hypothèse est celle d’une
"révolution à large spectre" (ou "broad spectrum
revolution", notion établie par l’archéologue Kent Flannery en 1969)
selon laquelle les humains auraient épuisé les gains faciles en tuant tous les
gros animaux, les obligeant à se concentrer sur les plus petits – moins
caloriques – et à développer l’agriculture. Cette proposition fait consensus
mais n’est pas clairement établie. Il apparaît en tout cas, de façon certaine,
qu’une concentration soudaine de population s’est produite à une période et que
celle-ci a permis l’apparition des États. Mais leur hégémonie reste très
récente : avant le XVIIe siècle, la majorité des humains sur Terre
ont vécu sans connaître aucun pouvoir étatique, c’est-à-dire une coercition ou
une collecte fiscale systématique.
Vous montrez que l’agriculture s’est spécialisée dans les ressources
céréalières car, plus prévisibles et quantifiables, elles permettaient aux
premiers États de collecter l’impôt sur les excédents, ce qui impliquait un
appauvrissement des sols et une déforestation. Le néolithique marque-t-il les
débuts d’un anthropocène ? Avant homos sapiens, homo erectus a déjà changé la face de l’évolution
en domestiquant le feu il y a 400.000 ans. Ensuite, l’agriculture, la
sédentarité et l’élevage ont poursuivi cette modification de l’environnement.
Je propose de qualifier ces premières empreintes des hominidés de "petit
anthropocène", qui précéderait le "grand anthropocène" que nous
observons depuis un siècle et demi, car j’ai voulu souligner en quoi la
création de ces premiers États et de ces royaumes agricoles marquent un
changement écologique radical dans l’environnement de la vie humaine et dans le
paysage.
Quels éléments permettent de dire que les chasseurs-cueilleurs vivaient
plus heureux et en meilleure santé ? Je ne peux pas répondre concernant le bonheur car il
n’existait pas d’indicateur de bonheur pour les chasseurs-cueilleurs ! En revanche,
il est clair que leur santé était d’une qualité très supérieure. Certains
chasseurs-cueilleurs vivaient dans un environnement très riche, comme dans
la vallée du Tigre et de l’Euphrate en Mésopotamie qui regorgeait de centaines
de sources d’eau, de poissons, d’oiseaux, de palourdes, de moules... Dans un
endroit aussi abondant, il faisait bon être chasseur-cueilleur, sans
comparaison possible avec la condition des individus dans les premiers États.
Des analyses portant sur des squelettes datant d’environ 5.000 ans av. J.-C.
ont montré que les os de personnes vivant dans ces États portaient des preuves
claires de malnutrition et de croissance interrompue qui ne se retrouvaient pas
chez des chasseurs-cueilleurs ayant vécu au même moment.
Peut-on dire que la colonne vertébrale de vos travaux consiste à démonter
les bases narratives sur lesquels reposent les États ? Ce n’est pas comme
cela que je présenterais mon travail, car la question suggère que je partirais
d’un postulat anarchiste dans mes recherches. Je travaille d’une façon
complètement différente. Dans Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné (paru, en France,
au Seuil en 2013) où j’ai étudié l’histoire des tribus des montagnes d’Asie du
Sud-Est, j’ai observé que beaucoup d’entre elles s’étaient déplacées vers les
montagnes au cours des deux derniers millénaires. J’ai alors réalisé que ces
mouvements correspondaient à l’expansion des États, en particulier chinois,
mais aussi birman et vietnamien. Ces montagnes ont donc graduellement été
peuplées par les personnes qui fuyaient l’impôt, la guerre, la famine et les
maladies des plaines où régnait l’État. L’envie de débâtir les
fondements de l’État n’a donc pas été mon point de départ, mais la conclusion.
Si j’ai toujours été sceptique quant aux constructions que sont les États, ma
critique de ces structures découle de l’histoire réelle de ceux qui ont cherché
à lui échapper. Le sujet profond de mon travail est de résoudre un problème qui
n’a pas été suffisamment étudié jusqu’ici, et qui concerne l’origine des premiers
États. Pour cela, je n’ai pas de conclusion préétablie, ce sont les preuves qui
me gouvernent.
Avec David Graeber, qui a notamment écrit Pour une anthropologie anarchiste (2004), vous êtes l’une
des figures d’une anthropologie anarchiste encore récente. Comment
définiriez-vous ce courant dont Pierre Clastres, avec son ouvrage La société contre l’État en 1974, fait figure de
précurseur ? Pierre Clastres est une sorte de héros, car il a été le premier
anthropologue à remettre en cause, à ma connaissance, le discours du progrès
historique à sens unique. Ce récit civilisationnel veut que les
chasseurs-cueilleurs soient devenus pasteurs puis agriculteurs, que
l’agriculture ait conduit à des cités desquelles sont nés les Etats – et
chacune de ces étapes serait une marche irréversible vers la sophistication et
la civilisation. Or, Pierre Clastres a montré que certaines tribus
d’Amérique du Sud, comme les Guarani ou les Yanomami, considérés jusque-là
comme des peuples restés à l’âge de pierre ignorant l’agriculture, étaient en
réalité revenues de l’agriculture à une vie de chasseur-cueilleur en forêt pour
échapper aux missions catholiques des colons espagnols. Ces personnes sont donc
retournées à une forme de subsistance considérée comme primitive en vue d’être
capable de s’éloigner de la coercition du pouvoir central. Il n’y a donc pas
une voie unique et inévitable de progression d’une voie de subsistance à une
autre. Avec
Clastres, j’évoquerais aussi Marshall Sahlins comme un "co-père
fondateur" de l’anthropologie anarchiste. Dans Stone Age Economics (1972,
paru en France en 1976 chez Gallimard sous le titre Âge de pierre, âge d’abondance), il a rompu avec l’idée
que l’économie des chasseurs-cueilleurs serait une économie de misère, avançant
au contraire qu’il s’agissait d’une société d’abondance. Dans cette veine,
je définirais l’anthropologie anarchiste – ou l’histoire anarchiste – comme un
effort pour comprendre les origines de l’État dans une nouvelle perspective
consistant à rompre avec le discours des premiers théoriciens de l’État, selon
lesquels il a constitué une solution face à la barbarie en créant paix,
civilisation et prospérité. Si les États modernes ont pu être émancipateur –
comme le montrent les États-providences ou la Révolution française –,
l’anthropologie anarchiste rompt avec leur mythe en montrant qu’ils furent
d’abord facteurs de contraintes, de misère et de violence.
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