vendredi 3 avril 2020

Penser à partir de l’Actu : l’ennui


Penser à partir de l’Actu : l’ennui

« Ennuyez-vous sans crainte, il en sortira toujours quelque chose » Roger-Pol Droit 27 mars 2020

https://www.lemonde.fr/livres/article/2020/03/27/huis-clos-la-chronique-philosophie-de-roger-pol-droit_6034603_3260.html

Chronique d’un huis-clos. Roger-Pol Droit trouve dans sa bibliothèque matière à réflexion sur le confinement.

L’ENNUI, SANS MODÉRATION

« On ne supporte plus sa maison, son isolement, les murs de sa chambre. » Ces mots pourraient être ceux d’un confiné de 2020, assigné à résidence par la pandémie de Covid-19, comme des centaines de millions d’autres. En fait, c’est une phrase de Sénèque dans les Lettres à Lucilius. Elle fut écrite à Rome, au temps de Néron (Ier siècle). C’est de l’ennui que parle le penseur stoïcien, qu’il définit comme cet état où « l’on se voit avec chagrin abandonné à soi-même », submergé par un sentiment de vide, d’accablement et d’« à quoi bon ». Soudain manquent le sens et l’énergie, comme si le ressort qui les actionne ensemble s’était détérioré.

On se prélasse, on se lasse

Beaucoup d’entre nous redécouvrent en ce moment cette béance. Les routines de la vie normale suspendues, on se prélasse d’abord, on se lasse ensuite. Bientôt les dérivatifs ne fonctionnent plus, l’ennui s’installe, chacun commence à « bâiller sa vie », comme disait René, le héros de Chateaubriand. Incapables de « demeurer en repos dans une chambre », selon Pascal, nous nous heurtons à une suite de « non-choses » sans contours ni densité : nous-même, l’inaction, le néant… Ce qui nous tombe dessus est alors bien plus métaphysique qu’on ne pense. C’est « l’embêtement de l’existence ». Flaubert, génialement, dit en trois mots ce que ressassent les Modernes : l’homme est un animal qui s’ennuie. Eprouvant sa solitude, se découvrant jeté dans un monde sans signification ni mode d’emploi, il découvre au cœur de l’ennui, entre effarement et vertige, le tragique de sa condition. Car l’ennui ne serait pas uniquement lié aux circonstances. Il y aurait en lui quelque chose de radical, propre à notre condition. Schopenhauer, dans Le Monde comme volonté et comme représentation (1818), décrit la vie humaine oscillant, tel « un pendule, entre la douleur et l’ennui ». Ou bien le désir vous taraude, privation et tensions vous habitent, et vous souffrez. Ou vous êtes repu, alangui, sans manque apparent, et l’ennui vous rattrape. Ceux qui affirment ne jamais s’ennuyer seraient donc des menteurs.

Ecole de lucidité

« Cet ennui absolu n’est en soi que la vie toute nue, quand elle se regarde clairement. » Dans L’Ame et la Danse (1921), Paul Valéry imagine un Socrate parlant ainsi. Si l’on y prête attention, voilà que tout s’inverse. Au lieu d’être désagrément à fuir, malaise à colmater, l’ennui se fait école de lucidité, exigence de pensée, nécessité d’inventer. Au lieu de peser comme un fardeau, il peut se faire levier, tremplin, point de départ d’un futur en gestation. Croire qu’il faille, à tout prix, ne jamais s’ennuyer est donc bien trop naïf. Vivre sans temps mort, toujours accaparé par quelque chose, toujours occupé à quelque travail, quelque image, quelque jeu… n’est pas propice à la rumination où, sans qu’on le sache d’abord, des nouveautés éclosent. Les temps d’ennui ne sont pas des catastrophes. Il y flotte au contraire des sensations et intuitions inhabituelles, d’abord imperceptibles, qu’il convient de laisser venir. Dans la fadeur de l’inaction, ce fond vide de contours et de projets, croissent souvent les fulgurances du lendemain. Ennuyez-vous sans crainte. Il en sortira quelque chose. On ne supporte plus sa maison, on s’embête et se sent perdu ? Voilà qui est normal, humain, inévitable. Et finalement de bon augure pour demain. Parce que la pensée écarte les murs. Même quand elle s’ennuie, la pensée est antichambre. A tous les sens qu’on voudra.

A lire

« Lettres à Lucilius » (livre III, lettres 24 et 28), de Sénèque, traduit du latin par Marie-Ange Jourdan-Gueyer, GF, 2017.
« Pensées » (127, 131, 139, 164, 171), de Blaise Pascal, GF, 2015.
« Le Monde comme volonté et comme représentation » (livre IV, § 56-57), d’Arthur Schopenhauer, traduit de l’allemand par Marianne Dautrey, Christian Sommer et Vincent Stanek, Folio, « Essais », 2009.
« L’Aventure, l’ennui, le sérieux », de Vladimir Jankélévitch, Champs, « Essais », 2017.
« L’Ennui dans la littérature française de Flaubert à Laforgue (1848-1884) », de Guy Sagnes, Armand Colin, 1969.

L'ENNUI Par Jean Lacroix Publié le 31 mars 1964

https://www.lemonde.fr/archives/article/1964/03/31/l-ennui_2120608_1819218.html

L'AVENTURE, l'ennui et le sérieux sont trois manières dissemblables de considérer le temps, explique Jankélévitch en un volume où l'on trouve la même virtuosité d'analyse et de style que dans ses précédents essais sur l'ironie, le mensonge ou le mal, et surtout cette façon si personnelle d'établir des sortes de diagnostics de la vie de la conscience aussi implacables que pleins d'amitié et d'abandon (1). À vrai dire le sérieux est moins une manière raisonnable et générale de vivre le temps que de l'envisager dans son ensemble. Il est la prise en considération de la totalité de l'existence. Aussi sérieux et sincérité marchent-ils du même pas. Il n'y a d'ironie possible que sur fond de sérieux. Mi-comique mi-tragique, il est un véritable intermédiaire entre le " noir étendard de la mélancolie " et la bigarrure de la frivolité. Pour éviter qu'il ne dégénère en esprit de sérieux, rien de tel que l'aventure qui se lance au-devant du surgissement de l'avenir. L'aventure - celle de l'homme aventureux qui représente un style de vie et non celle de l'aventurier qui est un professionnel des aventures - est comme une partie de cache-cache entre le sérieux et le jeu. Tantôt le sérieux prévaut, comme dans l'aventure de la vie qui est aussi aventure de la mort, tantôt le jeu comme dans l'aventure esthétique, tantôt enfin le sérieux et le jeu s'y mêlent inextricablement comme dans l'aventure amoureuse. Mais toujours l'aventure est recherchée comme un antidote de l'ennui qui, lui, se vit au présent. C'est à ce dernier, à cette sorte de maladie désincarnée, de mal sans-forme, comme dit Alain, mais aussi sans matière, à cette douleur atmosphérique, en suspension dans les humeurs et dans la vie, à ce repentir héréditaire qui est le repentir d'exister en général que Jankélévitch consacre les pages les plus nombreuses en même temps que les plus fines et les plus profondes de son livre.
Étant le vide, l'ennui devient tout ce que l'on veut. Pour le décrire exactement il faudrait le localiser, ce qui est impossible. Car on ne trouverait plus alors que le souci. À la fois superficiel et profond, il est simultanément à la surface et au fond. Comme l'araignée au centre de sa toile, l'ennui est au centre d'un univers mince et diaphane où toutes les choses s'enveloppent du voile gris de l'indifférence. Inexplicable, il arrive qu'on cherche à l'expliquer, à lui trouver des raisons, ainsi qu'il advint aux romantiques. Il est -si doux de se croire malheureux quand on n'est qu'ennuyé ! Mais c'est méconnaître l'ennui que de vouloir lui ôter son paradoxe. En réalité, c'est la conscience comblée qui reste insatisfaite et s'ennuie. L'ennui, dit Jankélévitch, est l'insatisfaction d'une âme qui n'a même pas de vœux à former, c'est la façon qu'a le repos d'être inquiet. Nietzsche parlait plaisamment de l'ennui de Dieu au septième jour de la création ! C'est en somme le malheur d'être trop heureux. Et cette liaison de l'ennui et du bonheur est peut-être ce qui permet le mieux de comprendre la condition humaine.

Ce malheur d'être trop heureux repose en effet sur une méconnaissance radicale de la situation de l'homme. Ce que j'appellerais volontiers l'hérésie du bonheur porte à l'absolu et éternise, autant que possible, une satisfaction relative et provisoire. Le bonheur se présente alors, suivant la formule de Kant, comme le rêve vague d'un " agrément de la vie accompagnant sans interruption toute l'existence ". Aussi ajoutait-il qu'il est un idéal non de la raison, mais de l'imagination. C'est le désir de se maintenir perpétuellement en repos dans une satisfaction définitive. La tentation du bonheur consiste à croire qu'on est arrivé, c'est-à-dire à s'arrêter en route Les peuples heureux n'ont pas d'histoire, dit la sagesse des nations. La formule est forte. Elle signifie que le bonheur n'est pas un devenir, un rythme, mais un état hors de toute historicité. Puisque l'existence humaine est historique, il s'ensuit qu'au sens profond que les existentialistes donnent à ce terme l'homme heureux n'existe pas. D'OÙ cette fermeture, cette clôture sur soi que donne le bonheur - ou son apparence. Vouloir ici-bas le bonheur, c'est vouloir se soustraire à l'échec, essentiel cependant à la condition humaine et source de progrès. Le bonheur est rejet de la solidarité humaine. Ainsi s'explique cet ennui, dont Mounier faisait la caractéristique des civilisations du bonheur. Une conscience satisfaite et pourtant mécontente ne peut que s'ennuyer. Dans l'ennui, c'est le bonheur qui fabrique le malheur comme un fruit trop mûr et déjà presque pourri.

C'est dire que l'ennui naît d'un mauvais usage du temps. Telle est l'idée fondamentale de ce livre : le temps n'est pas fait pour être contemplé ou analysé, mais pour être employé ou utilisé. On ne pense pas directement le temps, mais des événements dans le temps. Quand la pensée n'a plus d'autre objet que la temporalité, c'est-à-dire quand elle n'a plus rien à penser, le penseur s'ennuie ou s'endort. Si parfois les minutes paraissent si longues et les années si brèves, c'est que la minute est l'objet même de la conscience, tandis que l'on ne pense pas à l'année passée, mais à ce qui l'a remplie. L'ennui c'est la conscience débarrassée de tout fardeau et qui devient à elle-même son propre fardeau. La conscience doit être braquée sur l'événement, non sur l'être, mais sur la manière d'être. S'ennuyer c'est être sans devenir, c'est vouloir être pure substance sans ses modes. L'ennui est une maladie de la fonction temporalisante. Aussi Jankélévitch analyse-t-il trois caractères du temps de l'ennui. D'abord une mémoire qui submerge le présent et empêche toute aventure. Ensuite un temps qui se résorbe dans l'uniformité de l'intemporel. Enfin une distribution ataxique et anomique de la valeur. Ce dernier point est capital. L'ennui, a écrit Gabriel Marcel, c'est la " valeur tarie ". Ce qui signifie en somme le refus des choses et des êtres. L'intelligence pure, en effet, ne serait que la faculté des possibles. Le sentir, sous sa double forme de sensation et de sentiment, c'est notre ouverture à l'univers et aux autres. Car le monde n'existe pour nous que saturé de valeur.

Les remèdes à l'ennui sont aussi multiples que peu efficaces. La nouveauté d'abord n'arrive guère à divertir et perd vite son efficience. Pour échapper à la monotonie du travail il y a les dimanches. Mais le repos bientôt devient aussi ennuyeux que le travail. C'est la fameuse mélancolie des jours fériés, l'euthanasie dominicale et quotidienne. Les beaux dimanches ! comme disait Lavedan. Et l'on sait quelle place a tenue le thème du dimanche dans la neurasthénie de Jules Laforgue et chez les symbolistes. Il y a ensuite la société. Bergson voyait dans l'ennui l'effet spécifique de la solitude. Et n'est-ce pas déjà se désennuyer que de pouvoir confier son ennui à quelqu'un - ce quelqu'un fût-il soi-même ? Dans l'admirable Entretien du désespéré avec son âme, écrit en Égypte environ deux mille ans avant notre ère, l'auteur, qui ressent cruellement la solitude dans le malheur, éprouve cependant le besoin de se dire à lui-même sa détresse : " À qui parler aujourd'hui ? - Je suis accablé de misère dans l'absence de tout confident. - La mort est aujourd'hui devant mol. - Comme lorsque le ciel se découvre. - Comme lorsqu'un homme est initié à ce qu'il ignore. " Mais si le solitaire sort de chez lui pour ne plus se ronger le cœur, c'est bientôt la foule qui le lui ronge. Ni la nouveauté ni la sociabilité ne suffisent à dissimuler le vide de l'être.

Reste alors que notre conscience trouve un dérivatif dans l'action. Et c'est bien le Faire en effet qui constitue le plus commun remède. Que ne fait-on pas - et parfois le pire - pour se désennuyer ? Mais le remède peut être pire que le mal. Non que l'action ne soit bonne et nécessaire. Mais l'activisme conduit à cet oubli de soi qui est le mal radical, et la vie humaine est autre chose qu'une oscillation entre l'ennui et le divertissement. " Par ennui les dieux créèrent l'homme, écrit Jankélévitch ; et comme Adam s'ennuyait d'être seul, on lui fabriqua Ève ; Adam et Ève s'ennuyèrent donc à deux; avec Caïn et Abel ils s'ennuyèrent en famille ; et les hommes après eux s'ennuyèrent en masse. "
Ce n'est pas à dire que l'ennui soit une sorte de mal incurable. Peut-être faut-il dépasser la psychologie et découvrir son sens métaphysique. Maine de Biran y voyait la preuve que nous ne sommes sans doute pas à notre vraie place. Ce qui ne signifierait pas qu'il faut s'évader dans l'éternel, mais savoir vivre au contraire la présence de l'éternité dans le temps. Pour cela il convient d'accepter le devenir et la durée, de les passionner en quelque sorte, pour trouver en eux un au-delà d'eux-mêmes. C'est ce que Jankélévitch appelle le temps retrouvé. Et cet innommé qui remplit la durée vide ne saurait être que le don de soi et l'amour. Alors le devenir prend sens, la conscience ne s'interroge plus sur sa viduité puisqu'elle atteint la plénitude ou plutôt elle découvre que ce qui lui manque- la tendre sollicitude pour la deuxième personne - est précisément ce qui peut la combler. " Celui qui vit pour quelqu'un n'a plus besoin de chercher des passe-temps ni de s'interroger sur l'emploi de son temps ! Tout le temps perdu, d'un seul coup devient du temps de gagné. N'en doutons pas, l'ennui vient de l'égoïsme, et la cause fondamentale de l'ennui est la sécheresse. "

 (1) Cf. l'Aventure, l'Ennui, le Sérieux, par Vladimir Jankélévitch, Aubier 1963.


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