Penser à partir de l’Actu : l’ennui
« Ennuyez-vous sans crainte, il en sortira
toujours quelque chose » Roger-Pol Droit 27 mars 2020
https://www.lemonde.fr/livres/article/2020/03/27/huis-clos-la-chronique-philosophie-de-roger-pol-droit_6034603_3260.html
Chronique d’un huis-clos. Roger-Pol Droit trouve dans sa bibliothèque
matière à réflexion sur le confinement.
L’ENNUI, SANS MODÉRATION
« On ne supporte plus sa maison, son isolement, les murs de sa
chambre. » Ces mots pourraient être ceux d’un confiné de 2020, assigné à résidence
par la pandémie de Covid-19, comme des centaines de millions d’autres. En fait,
c’est une phrase de Sénèque
dans les Lettres à Lucilius. Elle fut écrite à Rome, au temps de Néron
(Ier siècle). C’est de l’ennui que parle le penseur stoïcien,
qu’il définit comme cet état où « l’on se voit avec chagrin abandonné à
soi-même », submergé par un sentiment de vide, d’accablement et
d’« à quoi bon ». Soudain manquent le sens et l’énergie, comme si le
ressort qui les actionne ensemble s’était détérioré.
On se prélasse, on se lasse
Beaucoup d’entre nous redécouvrent en ce moment cette béance. Les routines
de la vie normale suspendues, on se prélasse d’abord, on se lasse ensuite.
Bientôt les dérivatifs ne fonctionnent plus, l’ennui s’installe, chacun
commence à « bâiller sa vie », comme disait René, le héros de
Chateaubriand. Incapables de « demeurer en repos dans une
chambre », selon Pascal, nous nous heurtons à une suite de
« non-choses » sans contours ni densité : nous-même, l’inaction,
le néant… Ce qui nous tombe dessus est alors bien plus métaphysique qu’on ne
pense. C’est « l’embêtement de l’existence ». Flaubert,
génialement, dit en trois mots ce que ressassent les Modernes : l’homme
est un animal qui s’ennuie. Eprouvant sa solitude, se découvrant jeté dans un
monde sans signification ni mode d’emploi, il découvre au cœur de l’ennui,
entre effarement et vertige, le tragique de sa condition. Car l’ennui ne serait
pas uniquement lié aux circonstances. Il y aurait en lui quelque chose de
radical, propre à notre condition. Schopenhauer, dans Le Monde comme volonté
et comme représentation (1818), décrit la vie humaine oscillant, tel « un
pendule, entre la douleur et l’ennui ». Ou bien le désir vous taraude,
privation et tensions vous habitent, et vous souffrez. Ou vous êtes repu,
alangui, sans manque apparent, et l’ennui vous rattrape. Ceux qui affirment ne
jamais s’ennuyer seraient donc des menteurs.
Ecole de lucidité
« Cet ennui absolu n’est en soi que la vie toute nue, quand elle se
regarde clairement. » Dans L’Ame et la Danse
(1921), Paul Valéry imagine un Socrate parlant ainsi. Si l’on y prête attention,
voilà que tout s’inverse. Au lieu d’être désagrément à fuir, malaise à
colmater, l’ennui se fait école de lucidité, exigence de pensée, nécessité
d’inventer. Au lieu de peser comme un fardeau, il peut se faire levier,
tremplin, point de départ d’un futur en gestation. Croire qu’il faille, à tout
prix, ne jamais s’ennuyer est donc bien trop naïf. Vivre sans temps mort,
toujours accaparé par quelque chose, toujours occupé à quelque travail, quelque
image, quelque jeu… n’est pas propice à la rumination où, sans qu’on le sache
d’abord, des nouveautés éclosent. Les temps d’ennui ne sont pas des
catastrophes. Il y flotte au contraire des sensations et intuitions
inhabituelles, d’abord imperceptibles, qu’il convient de laisser venir. Dans la
fadeur de l’inaction, ce fond vide de contours et de projets, croissent souvent
les fulgurances du lendemain. Ennuyez-vous sans crainte. Il en sortira quelque
chose. On ne supporte plus sa maison, on s’embête et se sent perdu ? Voilà
qui est normal, humain, inévitable. Et finalement de bon augure pour demain.
Parce que la pensée écarte les murs. Même quand elle s’ennuie, la pensée est
antichambre. A tous les sens qu’on voudra.
A lire
« Lettres à Lucilius » (livre III, lettres 24 et 28), de Sénèque,
traduit du latin par Marie-Ange Jourdan-Gueyer, GF, 2017.
« Pensées » (127, 131, 139, 164, 171), de Blaise Pascal, GF, 2015.
« Le Monde comme volonté et comme représentation » (livre IV, § 56-57), d’Arthur Schopenhauer, traduit de l’allemand par Marianne Dautrey, Christian Sommer et Vincent Stanek, Folio, « Essais », 2009.
« L’Aventure, l’ennui, le sérieux », de Vladimir Jankélévitch, Champs, « Essais », 2017.
« L’Ennui dans la littérature française de Flaubert à Laforgue (1848-1884) », de Guy Sagnes, Armand Colin, 1969.
« Pensées » (127, 131, 139, 164, 171), de Blaise Pascal, GF, 2015.
« Le Monde comme volonté et comme représentation » (livre IV, § 56-57), d’Arthur Schopenhauer, traduit de l’allemand par Marianne Dautrey, Christian Sommer et Vincent Stanek, Folio, « Essais », 2009.
« L’Aventure, l’ennui, le sérieux », de Vladimir Jankélévitch, Champs, « Essais », 2017.
« L’Ennui dans la littérature française de Flaubert à Laforgue (1848-1884) », de Guy Sagnes, Armand Colin, 1969.
L'ENNUI Par Jean Lacroix Publié
le 31 mars 1964
https://www.lemonde.fr/archives/article/1964/03/31/l-ennui_2120608_1819218.html
L'AVENTURE, l'ennui et le sérieux sont trois manières dissemblables de
considérer le temps, explique Jankélévitch en un volume où l'on trouve la même
virtuosité d'analyse et de style que dans ses précédents essais sur l'ironie,
le mensonge ou le mal, et surtout cette façon si personnelle d'établir des
sortes de diagnostics de la vie de la conscience aussi implacables que pleins
d'amitié et d'abandon (1). À vrai dire le sérieux est moins une manière
raisonnable et générale de vivre le temps que de l'envisager dans son ensemble.
Il est la prise en considération de la totalité de l'existence. Aussi sérieux
et sincérité marchent-ils du même pas. Il n'y a d'ironie possible que sur fond
de sérieux. Mi-comique mi-tragique, il est un véritable intermédiaire entre le
" noir étendard de la mélancolie " et la bigarrure de la frivolité.
Pour éviter qu'il ne dégénère en esprit de sérieux, rien de tel que l'aventure
qui se lance au-devant du surgissement de l'avenir. L'aventure - celle de
l'homme aventureux qui représente un style de vie et non celle de l'aventurier
qui est un professionnel des aventures - est comme une partie de cache-cache
entre le sérieux et le jeu. Tantôt le sérieux prévaut, comme dans l'aventure de
la vie qui est aussi aventure de la mort, tantôt le jeu comme dans l'aventure
esthétique, tantôt enfin le sérieux et le jeu s'y mêlent inextricablement comme
dans l'aventure amoureuse. Mais toujours l'aventure est recherchée comme un
antidote de l'ennui qui, lui, se vit au présent. C'est à ce dernier, à cette
sorte de maladie désincarnée, de mal sans-forme, comme dit Alain, mais aussi sans
matière, à cette douleur atmosphérique, en suspension dans les humeurs et dans
la vie, à ce repentir héréditaire qui est le repentir d'exister en général que
Jankélévitch consacre les pages les plus nombreuses en même temps que les plus
fines et les plus profondes de son livre.
Étant le vide, l'ennui devient tout ce que l'on veut. Pour le décrire
exactement il faudrait le localiser, ce qui est impossible. Car on ne
trouverait plus alors que le souci. À la fois superficiel et profond, il est
simultanément à la surface et au fond. Comme l'araignée au centre de sa toile,
l'ennui est au centre d'un univers mince et diaphane où toutes les choses
s'enveloppent du voile gris de l'indifférence. Inexplicable, il arrive qu'on
cherche à l'expliquer, à lui trouver des raisons, ainsi qu'il advint aux
romantiques. Il est -si doux de se croire malheureux quand on n'est qu'ennuyé !
Mais c'est méconnaître l'ennui que de vouloir lui ôter son paradoxe. En
réalité, c'est la conscience comblée qui reste insatisfaite et s'ennuie.
L'ennui, dit Jankélévitch, est l'insatisfaction d'une âme qui n'a même pas de
vœux à former, c'est la façon qu'a le repos d'être inquiet. Nietzsche parlait
plaisamment de l'ennui de Dieu au septième jour de la création ! C'est en somme
le malheur d'être trop heureux. Et cette liaison de l'ennui et du bonheur est
peut-être ce qui permet le mieux de comprendre la condition humaine.
Ce malheur d'être trop heureux repose en effet sur une méconnaissance
radicale de la situation de l'homme. Ce que j'appellerais volontiers l'hérésie
du bonheur porte à l'absolu et éternise, autant que possible, une satisfaction
relative et provisoire. Le bonheur se présente alors, suivant la formule de
Kant, comme le rêve vague d'un " agrément de la vie accompagnant sans
interruption toute l'existence ". Aussi ajoutait-il qu'il est un idéal non
de la raison, mais de l'imagination. C'est le désir de se maintenir
perpétuellement en repos dans une satisfaction définitive. La tentation du
bonheur consiste à croire qu'on est arrivé, c'est-à-dire à s'arrêter en route
Les peuples heureux n'ont pas d'histoire, dit la sagesse des nations. La
formule est forte. Elle signifie que le bonheur n'est pas un devenir, un
rythme, mais un état hors de toute historicité. Puisque l'existence humaine est
historique, il s'ensuit qu'au sens profond que les existentialistes donnent à
ce terme l'homme heureux n'existe pas. D'OÙ cette fermeture, cette clôture sur
soi que donne le bonheur - ou son apparence. Vouloir ici-bas le bonheur, c'est
vouloir se soustraire à l'échec, essentiel cependant à la condition humaine et
source de progrès. Le bonheur est rejet de la solidarité humaine. Ainsi
s'explique cet ennui, dont Mounier faisait la caractéristique des civilisations
du bonheur. Une conscience satisfaite et pourtant mécontente ne peut que
s'ennuyer. Dans l'ennui, c'est le bonheur qui fabrique le malheur comme un
fruit trop mûr et déjà presque pourri.
C'est dire que l'ennui naît d'un mauvais usage du temps. Telle est l'idée
fondamentale de ce livre : le temps n'est pas fait pour être contemplé ou
analysé, mais pour être employé ou utilisé. On ne pense pas directement le
temps, mais des événements dans le temps. Quand la pensée n'a plus d'autre
objet que la temporalité, c'est-à-dire quand elle n'a plus rien à penser, le
penseur s'ennuie ou s'endort. Si parfois les minutes paraissent si longues et
les années si brèves, c'est que la minute est l'objet même de la conscience,
tandis que l'on ne pense pas à l'année passée, mais à ce qui l'a remplie.
L'ennui c'est la conscience débarrassée de tout fardeau et qui devient à
elle-même son propre fardeau. La conscience doit être braquée sur l'événement,
non sur l'être, mais sur la manière d'être. S'ennuyer c'est être sans devenir,
c'est vouloir être pure substance sans ses modes. L'ennui est une maladie de la
fonction temporalisante. Aussi Jankélévitch analyse-t-il trois caractères du
temps de l'ennui. D'abord une mémoire qui submerge le présent et empêche toute
aventure. Ensuite un temps qui se résorbe dans l'uniformité de l'intemporel.
Enfin une distribution ataxique et anomique de la valeur. Ce dernier point est
capital. L'ennui, a écrit Gabriel Marcel, c'est la " valeur tarie ".
Ce qui signifie en somme le refus des choses et des êtres. L'intelligence pure,
en effet, ne serait que la faculté des possibles. Le sentir, sous sa double
forme de sensation et de sentiment, c'est notre ouverture à l'univers et aux
autres. Car le monde n'existe pour nous que saturé de valeur.
Les remèdes à l'ennui sont aussi multiples que peu efficaces. La nouveauté
d'abord n'arrive guère à divertir et perd vite son efficience. Pour échapper à
la monotonie du travail il y a les dimanches. Mais le repos bientôt devient
aussi ennuyeux que le travail. C'est la fameuse mélancolie des jours fériés, l'euthanasie
dominicale et quotidienne. Les beaux dimanches ! comme disait Lavedan. Et l'on
sait quelle place a tenue le thème du dimanche dans la neurasthénie de Jules
Laforgue et chez les symbolistes. Il y a ensuite la société. Bergson voyait
dans l'ennui l'effet spécifique de la solitude. Et n'est-ce pas déjà se
désennuyer que de pouvoir confier son ennui à quelqu'un - ce quelqu'un fût-il
soi-même ? Dans l'admirable Entretien du désespéré avec son âme, écrit en
Égypte environ deux mille ans avant notre ère, l'auteur, qui ressent
cruellement la solitude dans le malheur, éprouve cependant le besoin de se dire
à lui-même sa détresse : " À qui parler aujourd'hui ? - Je suis accablé de
misère dans l'absence de tout confident. - La mort est aujourd'hui devant mol. -
Comme lorsque le ciel se découvre. - Comme lorsqu'un homme est initié à ce
qu'il ignore. " Mais si le solitaire sort de chez lui pour ne plus se
ronger le cœur, c'est bientôt la foule qui le lui ronge. Ni la nouveauté ni la
sociabilité ne suffisent à dissimuler le vide de l'être.
Reste alors que notre conscience trouve un dérivatif dans l'action. Et
c'est bien le Faire en effet qui constitue le plus commun remède. Que ne
fait-on pas - et parfois le pire - pour se désennuyer ? Mais le remède peut
être pire que le mal. Non que l'action ne soit bonne et nécessaire. Mais
l'activisme conduit à cet oubli de soi qui est le mal radical, et la vie
humaine est autre chose qu'une oscillation entre l'ennui et le divertissement.
" Par ennui les dieux créèrent l'homme, écrit Jankélévitch ; et comme Adam
s'ennuyait d'être seul, on lui fabriqua Ève ; Adam et Ève s'ennuyèrent donc à
deux; avec Caïn et Abel ils s'ennuyèrent en famille ; et les hommes après eux
s'ennuyèrent en masse. "
Ce n'est pas à dire que l'ennui soit une sorte de mal incurable. Peut-être
faut-il dépasser la psychologie et découvrir son sens métaphysique. Maine de
Biran y voyait la preuve que nous ne sommes sans doute pas à notre vraie place.
Ce qui ne signifierait pas qu'il faut s'évader dans l'éternel, mais savoir
vivre au contraire la présence de l'éternité dans le temps. Pour cela il
convient d'accepter le devenir et la durée, de les passionner en quelque sorte,
pour trouver en eux un au-delà d'eux-mêmes. C'est ce que Jankélévitch appelle
le temps retrouvé. Et cet innommé qui remplit la durée vide ne saurait être que
le don de soi et l'amour. Alors le devenir prend sens, la conscience ne
s'interroge plus sur sa viduité puisqu'elle atteint la plénitude ou plutôt elle
découvre que ce qui lui manque- la tendre sollicitude pour la deuxième personne
- est précisément ce qui peut la combler. " Celui qui vit pour quelqu'un
n'a plus besoin de chercher des passe-temps ni de s'interroger sur l'emploi de
son temps ! Tout le temps perdu, d'un seul coup devient du temps de gagné. N'en
doutons pas, l'ennui vient de l'égoïsme, et la cause fondamentale de l'ennui
est la sécheresse. "
(1) Cf. l'Aventure, l'Ennui, le
Sérieux, par Vladimir Jankélévitch, Aubier 1963.
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