Huit scénaristes confinés en atelier d’écriture
Par Clarisse
Fabre 12/04/2020 Le Monde
Lukas Dhont, réalisateur de « Girl » (2018), et sept autres
auteurs participent à un travail d’équipe mené à distance par le Groupe
Ouest.
https://www.lemonde.fr/culture/article/2020/04/12/huit-scenaristes-confines-en-atelier-d-ecriture_6036377_3246.html
Capture
d’écran des scénaristes confinés. Groupe Ouest
Le téléphone sonne et le visage juvénile de Lukas Dhont, réalisateur de Girl
(2018), apparaît sur l’écran à l’heure dite du rendez-vous. Un tee-shirt blanc,
la main dans ses cheveux coupés en brosse, il entame la discussion en nous
montrant la vue sur le parc depuis son appartement situé à Gand, en Belgique. « Ici,
on peut sortir pour faire des courses sans attestation, mais on ne peut pas
être plus de deux personnes ensemble », dit-il. En vue de préparer son
prochain film, Angel, Lukas Dhont devait rejoindre, début avril, avec
sept autres auteurs, la résidence de scénarios du Groupe Ouest, fondé par
Antoine Le Bos à Plounéour-Trez, dans le Finistère.
Si la crise sanitaire va empêcher le petit groupe de se retrouver
phyiquement au fin fond de la Bretagne, l’atelier a été maintenu. Commencé le 9
avril, il aura lieu à distance jusqu’au 16 avril, à raison d’une matinée par
jour. Deux autres sessions auront lieu en juin puis à l’automne. La pépinière
de scénaristes peut se targuer d’avoir accueilli dans le passé Houda Benyamina,
qui préparait alors Divines, distingué par la Caméra d’or à Cannes en
2017. Ou encore Maïmouna Doucouré, réalisatrice de Mignonnes, et Massoud
Bakhshi, réalisateur de Yalda, la nuit du pardon, deux films primés au
festival américain de Sundance en 2019.
Après l’immense succès de son premier long métrage Girl, sur une
jeune danseuse transgenre (Caméra d’or et Queer Palm à Cannes en 2018), dans
quel état d’esprit Lukas Dhont prépare-t-il son deuxième « long » ? « Je
ne pense pas vraiment au succès, surtout, je ne veux pas décevoir »,
insiste le cinéaste âgé de 29 ans. Angel est l’histoire d’un jeune
garçon de 11 ou 12 ans, dont la vie va basculer à l’approche de l’été. « Mon
producteur m’interdit de parler du film ! Il me répète : ne dis rien à
personne... Mais quand je suis en écriture, je pense à mes personnages autant
qu’à mes proches, c’est comme une seconde peau. J’ai toujours l’histoire dans
la tête et ça ne s’arrête jamais. Angel parle de la masculinité et de ce
que l’on attend des garçons », résume Lukas Dhont. Il travaille à nouveau
avec le coscénariste de Girl, le Belge Angelo Tijssens, également acteur
au sein de la troupe flamande Ontroerend Goed.
« Pour écrire Girl, j’avais déjà participé à des workshops, à l’Atelier d’Angers du
festival Premiers plans, ainsi qu’à la Cinéfondation de Cannes. Les résidences
vous aident à tirer au clair votre récit. J’ai besoin de partager les luttes
d’autres auteurs, et d’avoir leur regard sur mon travail, d’aborder tous les
angles de l’histoire ».
Désobéissance
Le Groupe Ouest s’apprête aussi à « accueillir » trois jeunes
cinéastes très inquiets pour la planète, Jérémy Bernard, Guillaume Desjardins
et Bastien Ughetto, auteurs de la série L’effondrement, diffusée sur
Canal + en novembre 2019. Les huit épisodes s’inspirent des travaux du
collapsologue Pablo Servigne pour chroniquer une société en voie d’extinction,
laquelle pourrait trouver une issue dans la coopération. Tiens, tiens...
Replonger dans cette histoire en plein « coronavirus » est assez
troublant.
C’est Guillaume Desjardins, 31 ans, qui nous parle au téléphone de son
prochain film avec ses deux camarades, sur le thème de la résistance. « Qu’est-ce
que la résistance aujourd’hui ? C’est peut-être dans les ZAD (zones à défendre)
qu’elle est la plus emblématique, car elle engage le corps, elle est physique et
nous parle de désobéissance », explique le réalisateur. « Nous
voulons mettre du sens dans nos histoires. Quel parcours devons-nous faire
emprunter au spectateur pour qu’il réfléchisse ? Toutes les histoires ont été
racontées. On veut se libérer de la patte d’Hollywood, on veut tout
déstructurer et tout reconstruire. C’est une sorte d’auto thérapie, et dans
l’atelier de scénario, on aura des thérapeutes externes », dit-il.
Car on ne naît pas scénariste, explique Delphine Maury, productrice de
projets sur l’enfance (Tant mieux prod), qui prépare avec Marine Blin un film
d’animation adapté de L’ours et l’ermite de John Yeoman et Quentin Blake
(Ed. Young Lions, 1960). L’histoire d’une rencontre et d’une amitié improbable
entre un ours maladroit et un ermite des plus sages. « Cela fait
plusieurs années que j’accompagne des gens pour leurs scénarios, mais je ne me
vis pas comme scénariste. Aujourd’hui j’ai besoin d’être défiée, j’ai envie
d’un accompagnement bouillonnant. Les noeuds d’écriture, je les ai souvent vus
se dénouer par la parole et l’échange », dit Delphine Maury, en direct
du petit jardin situé au pied de son immeuble.
Rencontrer « pour de vrai »
Comment passer du livre au film ? « L’histoire est construite sur
le rythme d’un chapitre par jour, mais à l’écran ce n’est pas possible. Il nous
faut tout réécrire pour que dramatiquement on arrive à raconter comment se noue
la relation entre les deux personnages ». Delphine Maury est
impatiente de rencontrer « plus tard » les autres auteurs pour
de vrai : « Les choses se nouent quand on prépare la cuisine ensemble,
quand on mange ensemble... ».
En attendant, l’équipe du Groupe Ouest branche les ordinateurs et prépare
les télé-conférences. Les autres auteurs sélectionnés sont Rémi Allier, Daouda
Coulibaly, Crew Czarlewski, Jean-Claude Rozec et Julien Silloray. « On ne
pouvait pas annuler ce rendez-vous et laisser les auteurs avec un chantier
d’écriture au bout des doigts... Alors on a adapté notre programme : une
demi-journée de travail pendant huit jours, avec les deux coaches scénaristes,
le Canadien Marcel Beaulieu et la Suisse Séverine Cornamusaz. Une journée
entière devant les écrans n’était pas tenable » explique le patron du
Groupe Ouest, Antoine Le Bos, philosophe de formation et ancien navigateur.
« C’est un workshop avec des gens de pays différents, et on est tous
enfermés. On a déjà fait un test la semaine dernière et la qualité des échanges
est assez étonnante. On ne peut pas raconter les mêmes histoires après ce
virus. Faire un film, ce n’est pas juste pour flatter les nombrils et aller
dans les festivals. La question, c’est à quel endroit on fabrique du sens pour
les humains d’aujourd’hui ? ». Mais forcément, dit-il, une résidence d’écriture à
distance reste une expérience bien à part : « Dans un atelier réel, la
présence animale et la règle de l’apparence sociale jouent un rôle. Ce théâtre
semble disparaître devant les écrans ».
Plounéour-Trez, le « phare ouest » de
l’écriture de scénario Par Clarisse
Fabre 28 juin 2017 Le Monde
Fondé dans une usine finistérienne en 2006, Le Groupe Ouest a accueilli les
cinéastes Houda Benyamina et Julien Lilti.
https://www.lemonde.fr/cinema/article/2017/06/28/plouneour-trez-le-phare-ouest-de-l-ecriture-de-scenario_5152300_3476.html
L’ancienne
usine finistérienne est devenue l’un des grands pôles européens pour l’écriture
de scénarios. DR
Est-ce que l’on crée de la même manière chez soi, seul devant son
ordinateur, ou dans un endroit reculé, entouré de gens qui connaissent les
mêmes affres de l’écriture ? Pour obtenir un élément de réponse, prenez
l’Hexagone, repérez son extrémité ouest, au niveau de la localité de
Plounéour-Trez. Après une heure de voiture depuis Brest, le bâtiment aux
planches brunies apparaît entre les arbres. « Le Groupe
Ouest » en lettres blanches sur la façade. L’ancienne usine de mise en
cageots d’échalotes est devenue la grange à idées : ici, on fabrique des
scénarios.
Natif de ce Finistère nord, philosophe de formation et scénariste, Antoine
Le Bos, 51 ans, a fondé Le Groupe Ouest en 2006, avec cette
conviction : on ne naît pas scénariste. « Il y a un poncif
post-Nouvelle Vague qui dit ceci : “Soit t’es un bon scénariste, soit tu
fais un autre métier.” Nous pensons qu’un scénario, ça se travaille. Il faut
muscler notre capacité à tenir en haleine le spectateur, tout en creusant le
sens politique et poétique du récit. Entre les histoires formatées d’Hollywood
et le pôle intellectuel, il y a une place pour un cinéma indépendant qui
fabrique non pas de la certitude, mais du questionnement », explique
l’ancien navigateur. Antoine Le Bos part pour les festivals comme il
partait autrefois en mer, dans un incessant va-et-vient. Quand il est de retour,
il se consacre, avec son équipe de dix permanents, aux auteurs.
« Le collectif nous fait avancer »
Bienvenue au « phare ouest » du cinéma : chaque année, huit
résidents sont retenus et effectuent trois séjours d’une semaine, étalés sur
neuf mois, accompagnés par deux consultants de renom qui sont de « vrais
scénaristes » : « Ils ont eux-mêmes traversé la
souffrance de l’écriture et en portent encore les cicatrices »,
précise le « boss ». Les auteurs sont accueillis dans des maisons
prêtées ou louées par les habitants.
Ici, chaque auteur se filme avec son téléphone portable et doit présenter
son film en 5 minutes. Le résultat est projeté sur grand écran, en début
de session, devant les autres participants. C’est le
« raconte-moi », une étape-clé. Chacun donne son avis sur le projet
des autres. Quand ça bloque, le petit groupe part faire des promenades
sur les plages… Car Antoine Le Bos est un féru des théories cognitives : « On
sait aujourd’hui que les connexions se font mieux dans le cerveau quand le
corps est en mouvement », résume-t-il.
Ainsi, Houda Benyamina a fait de longues marches lorsqu’elle est venue
travailler son premier long-métrage, Divines. Bingo ! Le film a
obtenu la Caméra d’or à Cannes, en 2016. Dans la foulée, Le Groupe Ouest a
connu une marée montante de postulants – 250 candidats en 2017.
La réalisatrice est de retour, cette année, avec le scénariste Romain
Compingt, pour un prochain « long » sur la double vie d’une jeune
femme pendant la guerre d’Algérie (1954-1962). Parmi les sept autres auteurs,
qui effectuaient leur séjour la semaine du 19 juin, Lucile Hadzihalilovic,
réalisatrice d’Evolution (2015), qui prépare une libre adaptation de La Reine
des neiges ; la cinéaste suisso-marocaine Halima Ouardiri, qui
« sculpte » le personnage d’une femme insoumise inscrite en
douce dans une école de conduite, en Arabie saoudite.
Quant à Jean-Baptiste Durand, ancien élève des Beaux-Arts de Montpellier,
il peaufine son intrigue autour d’un triangle amoureux, dans un village de
l’Hérault. « N’ayant pas fait d’études de cinéma, je me sentais désemparé…
Mais je vois ici que je ne suis pas le seul ! Et le collectif nous
fait avancer », confie-t-il.
C’est le grand jour, en présence des deux consultants, le Québécois Marcel
Beaulieu et le Colombien Nicolas Buenaventura. Sara Wikler, ancienne
responsable des acquisitions de films à Canal+, désormais à Studio Canal, est
de passage pour donner son avis sous l’angle du marché. « J’ai vu
passer trop de films qui recevaient de l’aide, mais qui n’étaient pas mûrs en
termes de récit… », analyse-t-elle. L’enjeu est aussi géopolitique,
explique Antoine Le Bos : « Le cinéma indépendant doit faire
entendre sa voix face à Trump, Daech et Poutine. Il faut se désintoxiquer d’une
vision simplificatrice pour aller vers un nouvel humanisme. »
« Notre rêve : ouvrir des studios »
Le Groupe Ouest s’inscrit dans une histoire. Le Festival du film de Sundance,
aux Etats-Unis, a ouvert la voie il y a plus de vingt ans, avec des séances
d’aide à l’écriture de scénarios. D’autres laboratoires ont suivi, avec
lesquels les « Bretons » travaillent en partenariat : le
TorinoFilmLab, en Italie, et le Cross Channel Film Lab, au Royaume-Uni. Sont
sortis du hangar à échalotes le film d’animation Adama (2016), de Julien
Lilti et Simon Rouby, ou encore Godless, de la
réalisatrice franco-bulgare Ralitza Petrova, qui a reçu le Léopard d’or au
Festival international du film de Locarno, en 2016.
Le Groupe Ouest résiste grâce à un alliage de fonds publics et privés – au
premier rang desquels le Crédit agricole du Finistère. « Avec Antoine
Le Bos, on a créé un fonds pour le cinéma, le Breizh Film Fund, qui est
ouvert à d’autres investisseurs privés. Notre rêve, c’est d’ouvrir des studios
de tournage pour tester les scénarios », indique le directeur de la
banque, Nicolas Venard. Le Groupe Ouest fait partie du réseau « Less is
More », soutenu par l’Union européenne, qui aide des films à moins de
500 000 euros. Antoine Le Bos cite Orson Welles, qui, dit-il,
« bricolait des films dans son garage à la fin de sa vie ».
« Il disait : “The enemy of art is the absence of limitations” »
– « l’ennemi de l’art est l’absence de contraintes ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire