jeudi 16 avril 2020

DECOUVRIR les livres qui comptent pour les chercheurs de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

L'École des hautes études en sciences sociales (EHESS)



1982: Howard Becker repense l’art comme un travail 

http://40ans.ehess.fr/2015/01/26/1982-howard-becker-repense-lart-comme-un-travail/

Par Jean-Louis Fabiani

En adaptant très librement la notion de monde de l’art (art world) proposée initialement par le philosophe Arthur Danto pour en faire un outil sociologique  appelé à devenir paradigmatique, Howard Becker a accompli un geste paradoxal: d’un côté il a fait entrer l’art dans le cercle des objets légitimes de la sociologie états-unienne, alors que ce dernier avait longtemps campé à sa périphérie ; d’un autre côté, un des effets les plus significatifs du bouleversement suscité par le livre a consisté à rapatrier la sociologie de l’art au sein de la sociologie du travail, dont elle ne présentait plus désormais qu’une forme particularisée. La reconnaissance de l’objet semblait le dépouiller de son caractère exceptionnel. Une des objections les plus fréquemment adressées à Howard Becker dans les nombreux comptes rendus qui ont accompagné la sortie du livre consistait à dire que sa sociologie ne traitait pas de l’art en tant que tel, mais des métiers et des formes de coopération par lesquels les objets esthétiques étaient produits et distribués. Becker n’a jamais esquivé la question : dans sa préface, il précise qu’il a considéré « l’art comme un travail, en s’intéressant plus aux formes de coopération mises en jeu par ceux qui réalisent les oeuvres qu’aux œuvres elles-mêmes ou même à leurs créateurs au sens traditionnel » (p. 21). C’est ce déplacement qui fait la qualité sociologique de l’ouvrage. Le sociologue n’est pas impressionné par la religion de l’art qui est au principe du sentiment de sacré sans divinité qu’ont développé les modernes. Il a été pianiste de jazz dans des bars de Chicago et sur des bateaux de croisière et est bien placé pour savoir que l’auditoire est rarement habité de pulsions légitimistes. De son adolescence à Chicago et de son apprentissage musical sur le tas il a gardé ce qu’il nomme un « antiélitisme viscéral » qui est au principe de sa vision déflationniste de l’art, « envisagé comme un travail peu différent des autres, et ceux qu’on appelle artistes comme des travailleurs très peu différents des autres, singulièrement très différents de ces autres travailleurs qui participent à la réalisation des œuvres d’art » (p. 21).
La grande force de l’ouvrage est d’être entièrement centré autour d’une notion aussi simple qu’efficace : celle de monde. Son apparente trivialité ne doit pas tromper. Becker a retenu de la définition de Danto la dimension contextuelle, institutionnelle et artefactuelle de l’art. Mais il l’a surtout lestée de ce que sa formation de sociologue interactionniste dans les années 1950 à Chicago devait à Everett Hugues et Herbert Blumer. La vie sociale s’accomplit dans la dynamique propre des interactions interindividuelles ; les agents s’orientent par rapport aux significations que portent les objets qui peuplent leur monde. Leur trajectoire dans l’espace social se déploie à partir des éléments d’information que leur fournissent les interactions avec les autres agents et du jeu complexe que nourrit l’interprétation des situations. Dans le domaine de l’art, comme dans tous les autres secteurs de la vie sociale, les acteurs éprouvent la nécessité de coopérer en fonction d’un nombre limité de procédures conventionnelles qui fournissent les cadres de l’interaction. Si la plasticité des réticulations permet les réarrangements et la réécriture partielle des conventions, on ne doit pas conclure au caractère éphémère ou réduit à l’ici et au maintenant de l’interaction des mondes de l’art, qui présentent au contraire une remarquable durabilité. Le modèle proposé par Becker résiste plutôt bien à la critique convenue que lui oppose le structuralisme, qui ne voit dans l’interactionnisme que la dimension du face à face, de la brève rencontre, et occulte la part considérable des dispositifs conventionnels. Becker n’oublie jamais que les arts ont une longue histoire. Le monde est défini comme « le réseau de tous ceux dont les activités, coordonnées grâce à une connaissance commune des moyens conventionnels de travail, concourent à la production des œuvres qui font précisément la notoriété du monde de l’art » (p. 22). Il n’a pas échappé à l’auteur que la définition avait une dimension tautologique : c’est selon lui ce qui fait son caractère heuristique, la sociologie ne faisant pas à proprement parler de découverte mais permettant de comprendre les modalités de production et de distribution des artefacts. Le chapitre sur l’art et l’artisanat (Arts and Crafts) permet de saisir la démarche à la fois rustique et très élaborée de Becker. La distinction entre arts et crafts est d’abord la conséquence de la manière de nommer les activités productrices. Le même objet peut être considéré comme le produit d’un artiste ou d’un artisan en fonction du regard que l’on porte sur lui et qui est la conséquence d’un certain état des arrangements conventionnels et des rapports sociaux : la théorie des mondes de l’art est de ce point de vue une extension de la théorie de l’étiquetage (labelling theory) que l’auteur a développée dans son premier grand livre, Outsiders (1962). Dans ce chapitre, Becker propose d’ailleurs une véritable théorie du changement esthétique, qui rend compte des processus par lesquels des statuts différents sont affectés successivement à la production des formes.
La notion de monde a eu un énorme succès, et a suscité quelques malentendus, dans la mesure où certains de ses utilisateurs y ont surtout vu un assouplissement des contraintes structurales ordinairement imputées à la théorie des champs de Pierre Bourdieu et une forme d’anarchisme méthodologique, alors que la notion de convention utilisée par Becker est fort rigoureuse. L’accent mis sur les jeux coopératifs a souvent laissé penser que l’auteur des Mondes de l’art avait négligé la dimension agonistique de la compétition artistique. Plus de trente ans après sa publication, l’ouvrage continue de fournir des appuis à l’analyse de l’art et de nourrir des controverses. En France, Pierre-Michel Menger, qui avait donné une préface remarquée à la traduction du livre, a sorti la problématique du travail artistique de son enveloppe interactionniste pour explorer de nouvelles pistes. Et, à l’égal des concepts de champ, de scène et de réseau, celui de monde continue d’ordonner une gamme variée d’analyses empiriques.

Jean-Louis Fabiani est sociologue, directeur d'études à l'EHESS (CESPRA).

BECKER, Howard S., Art Worlds, Berkeley, The University of California Press, 1982 (trad. Française: Les mondes de l’art, présentation de Pierre-Michel Menger, traduit de l’anglais par Jeanne Bouniort, Paris, Flammarion, 1988).

1989: Carlo Ginzburg unit l’histoire à la morphologie 

http://40ans.ehess.fr/2015/11/22/1989-carlo-ginzburg-unit-lhistoire-a-la-morphologie/

Par Francesca Trivellato

Après Les batailles nocturnes (1966) et Le fromage et les vers (1976), Le sabbat des sorcières est le troisième des ouvrages dans lesquels Carlo Ginzburg s'efforce de déplacer le débat historiographique sur la sorcellerie, en le faisant passer de l’histoire des persécutions à celle des croyances à l'égard des sorciers. Se servant des inquisiteurs comme d'anthropologues involontaires, il puise dans les documents que ces derniers produisirent au cours de leur tentative d'éradication d'une culture paysanne qu'ils jugeaient trop faiblement christianisée, pour reconstituer les contours de cette culture, fondamentalement orale. L'influence que cette démarche aura sur l’historiographie de la culture populaire est considérable. Mais ses ambitions sont plus larges car elles conduisent à attacher au programme intellectuel des historiens des préoccupations éthiques: les chercheurs peuvent-ils faire entendre la voix des victimes en utilisant les archives produites par ceux qui les ont persécutées? Ginzburg n’en doute pas. Sa foi dans la capacité de l’historien à faire parler les opprimés surpasse de loin celle des théoriciens du post-colonialisme qui, au moment où il écrit, trouvent certes, eux aussi, leur inspiration dans les travaux d’Antonio Gramsci mais entendent souligner que les sources issues des structures du pouvoir sont nécessairement porteuses de biais et de distorsions. Ginzburg reviendra par la suite sur ce problème, dans ses écrits sur la preuve, la rhétorique et les limites du savoir historique, où il s'en prendra à un certain nombre de courants de recherche dans lesquels il voit une « attaque sceptique lancée à la scientificité des récits historiques » (Le fil et les traces, Verdier, 2010, p. 10).
Le fromage et les vers avait été un grand succès. Tant pour les chercheurs que pour un public plus large, le meunier frioulan Domenico Scandella, dit Menocchio, était devenu l'emblème de la culture paysanne de l'époque moderne, et un quasi synonyme de la « micro-histoire ». Selon son auteur, pour qui l’opposition entre approches micro et macro relève d'une fausse dichotomie, Le sabbat des sorcières doit être lu comme la suite logique de ses précédents travaux sur le Frioul. Aux yeux de bien des lecteurs, c'est pourtant une suite très improbable. Comme la plupart des ouvrages adoptant une approche microhistorique, cette étude se place à la croisée de l’histoire et de l’anthropologie, associant à l’observation des changements diachroniques une analyse culturelle des systèmes de symboles. Cependant, contrairement aux autres travaux microhistoriques, elle ne se focalise pas sur un ou plusieurs individus mais parcourt le temps et l'espace, couvrant les millénaires et le continent eurasien, de la Sibérie au Sud-Ouest de la France, de la Baltique à la Méditerranée!
Avec une étourdissante érudition, Ginzburg explore un éventail énorme de sources textuelles, artistiques et archéologiques, des tablettes minoennes de l’Âge du bronze tardif aux artefacts scythes. S'y ajoutent des auteurs aussi divers qu’Hérodote, Montaigne, le voyageur ottoman Evliya Çelebi, Gratien, Bernardin de Sienne, le philosophe taoïste Ko Hong, Paul Diacre, Philippe Mélanchton, ou les frères Grimm, pour ne citer qu'eux. Ginzburg compare, oppose, juxtapose des fragments d'information, dans le but de souligner les différences mais également les similitudes saisissantes entre les anciens rites chamanistes et les assemblées de sorcières telles qu’ils sont imaginés par des personnes sans aucun lien apparent. Qu’ont en commun, en effet, les rites de la fertilité frioulans, le culte rendu à la déesse Diane, le Cycle Arthurien ou le conte de fée Cendrillon (dont des versions ont été observées dans l’Est et le Sud-Est de l’Asie)? Pour Ginzburg, tous traitent des relations entre le monde des vivants et celui des morts, et tous identifient invariablement certains groupes marginaux (les lépreux, les Musulmans, et les Juifs dans l’Europe du Bas Moyen Âge) comme des conspirateurs. Plus important encore: tous exposent des motifs récurrents. Comment expliquer ces similarités de forme repérables à travers divers contextes spatio-temporels? En mobilisant conjointement l’histoire et la morphologie, Ginzburg soutient que ces similarités, loin d'être le fruit d'une coincïdence, sont le produit d’une chaîne de transmission historique, dont le creuset se situe dans le plus bas bassin du Danube du VIe siècle, où les peuples celtes, thraces et scythes ont coexisté et emprunté les uns aux autres.
L’histoire (l’étude du changement à travers les temps) et la morphologie (les classifications typologiques) forment en général une bien étrange association. Les unir est pourtant l’une des principales caractéristiques de ce courant particulier de la micro-histoire que Ginzburg à développé en dialogue avec des collègues italiens comme Giovanni Levi, Edoardo Grendi et Carlo Poni, mais aussi en se éloignant d’eux. Son « paradigme conjecturel » trace les contours d’une méthode qui se veut à la fois intérprétative et scientifique, prenant appui sur la conviction que « si la réalité est opaque, des zones privilégiées existent - traces, indices - qui permettent de la déchiffrer » (Mythes, emblèmes et traces, Verdier, 2010, p. 290). Néologisme inventé par Goethe dans le cadre de ses études sur la nomenclature botanique, la « morphologie » implique une procédure descriptive autant que causale. Cette alliance attire Ginzburg car elle lui offre un instrument grâce auquel il devient possible de situer des signes et des indices à l'intérieur de structures explicatives. Cependant, d'aucuns se montreront déroutés par cette combinaison d’herméneutique et d’empirisme, du fait du degré de subjectivité qu’implique l’identification des « analogies » qui sont les « briques » de base de la morphologie (“à peu près identiques” [p. 164]; “rappelle de manière impressionante ” [p. 202]) et de l’imparfaite vérification à laquelle cet “itinerario morfologico” (p. 195) peut être soumis.
Au final, Le sabbat des sorcières apparaît comme le travail d’un maître-historien qui a refusé de se reposer sur ses lauriers et a souhaité élever le niveau de réflexion, pour lui comme pour ses lecteurs. Que l'ouvrage n’ait pas bénéficié d’une reconnaissance universelle ne signifie pas que nous ne devrions pas le rouvrir pour y poser un regard neuf. De nombreux historiens de la culture et de la pensée saisissent encore avec difficulté l’idée d’une relation entre histoire et morphologie, comme peuvent l’illustrer par exemple les études sur la persistance et la transformation des modes de préjudice ou d’autres débats plus théoriques. En 1989, à la fin de la guerre froide, l’approche morphologique de Ginzburg a aussi anticipé le fait que l’Etat-Nation allait décliner en tant qu'objet privilégié des enquêtes historiques. Des échos peuvent en être perçus aujourd’hui dans les « histoires connectées » qui mettent l’accent sur la circulation et les parallélismes synchroniques, au travers des frontières géopolitiques. De même, contrairement à l’archéologie foucaldienne, l’usage que fait Ginzburg des métaphores de la profondeur et de l’excavation archéologiques apparaît rétrospectivement comme une préscience du champ aujourd’hui émergent de « l’histoire profonde », bien que celle-ci soit plus orientée vers la nature que vers la culture. Mais peut-être est-ce surtout à la lumière des études aujourd'hui foisonnantes sur les droits de l’homme que le livre mérite d'être relu. C'est alors la tension entre universalisme et particularisme qui imprègne Le sabbat des sorcières qui vaut d'être réinterrogée: l'ouvrage affirme l’existence d’un patrimoine culturel eurasien, tout en reconnaissant au cœur de celui-ci altérité, marginalité et violence. La déshumanisation et l’annihilation des groupes marginaux sont-elles des récurrences évitables dans l’histoire humaine ou sapent-elles la possibilité d’une humanité globale ?

Francesca Trivellato est professeure au département d'histoire de l'université de Yale.

Carlo Ginzburg, Storia notturna. Una decifrazione del sabba, Torino: Einaudi, 1989. Traduction française: Le sabbat des sorcières, trad. Monique Aymard, Paris, Gallimard, 1992.

1991 : Duby et Perrot rendent l’histoire impensable sans les femmes 

http://40ans.ehess.fr/2015/11/08/1991-une-histoire-sans-les-femmes-nest-plus-possible/

Par Sylvie Steinberg

Dès leur parution, les cinq forts volumes de l’Histoire des femmes en Occident se sont imposés comme des ouvrages de référence. Comme d’autres « grandes histoires » du même type éditées quelques temps auparavant (Histoire de la France rurale, Histoire de la France urbaine), il s’agissait d’une initiative d’éditeur, en l’occurrence l’italien Laterza, récent traducteur de L’Histoire de la vie privée dirigée par Philippe Ariès et Georges Duby. C’est au même Georges Duby que commande fut passée et, malgré le renom de celui-ci, l’entreprise à laquelle une certaine légitimité intellectuelle et institutionnelle faisait encore largement défaut, suscita des réticences chez les éditeurs parisiens jusqu’à ce qu’elle trouve place chez Plon. Publiée en italien et en français, elle fut rapidement traduite dans six autres langues, agrémentée de chapitres additifs, de préfaces et d’avertissements. La forme même qui fut choisie, une « collection » en cinq volumes, ainsi que le grand format relié et illustré dénotait une volonté encyclopédique de tout embrasser. Le projet se déploya sous la houlette de spécialistes de chacune des périodes « consacrées » de l’histoire : outre Michelle Perrot qui co-dirigeait l’ensemble, les différents tomes furent confiés à Pauline Schmitt-Pantel (Antiquité), Christiane Klapisch-Zuber (Moyen Âge), Arlette Farge et Natalie Zemon Davis (époque moderne), Geneviève Fraisse (XIXe siècle, avec Michelle Perrot), Françoise Thébaud (XXe siècle), qui elles-mêmes s’entourèrent de très nombreux auteurs (74), femmes et hommes, français et étrangers (35%), pour couvrir un immense pan de savoir historique. Même réduite à « l’Occident », cette histoire dévoilant la moitié oubliée de l’humanité, s’étendant sur une chronologie longue de l’Antiquité au XXe siècle, relevait d’un véritable tour de force en termes de conception d’ensemble, de découpage chronologique et thématique et de coordination scientifique.
L’Histoire des femmes en Occident est donc d’abord une synthèse, la synthèse des connaissances patiemment – ou impatiemment – élaborées durant les vingt années précédentes. Durant ces deux décennies, le regret ironique et provocateur formulé par quelques-unes d’ignorer la destinée de la femme du soldat inconnu a laissé place à une production scientifique sur les femmes, fortement ancrée dans les traditions intellectuelles et les canons académiques de la discipline historienne. S’inscrivant dans la lignée de l’histoire sociale française, cette histoire envisage les femmes à travers les divers groupes auxquels elles appartiennent ou qu’elles forment, en croisant différentes variables : âge, état matrimonial, classe, ethnicité, religion, nation et en cherchant à les contextualiser. Chemin faisant, elle s’interroge sur la pertinence des agrégats ainsi composés, sur la valeur relative des appartenances et des identités sociales, sur leurs arrangements systémiques. Mais, à côté de cette histoire dont la tonalité est nettement sociale, bien d’autres approches sont convoquées et bien d’autres pistes sont explorées, depuis l’anthropologie juridique jusqu’à la sémiotique de l’image en passant par la science politique. Il est aussi peu d’aspects de la « condition féminine » qui soient véritablement laissés de côté, dans un souci constant de ne se cantonner ni aux victimes ni aux rebelles, et de s’intéresser aux relations femmes/hommes et non seulement à la part féminine des sociétés.
Parce qu’il faisait affleurer avec une exhaustivité particulière toutes les questions alors débattues dans le champ historique, l’ouvrage suscita le débat « au-delà » de son propre objet. Comme l’écrivait Bernard Lepetit en préambule des articles critiques publiés par les Annales en 1993 à la suite d’un colloque de réception organisé à la Sorbonne en novembre 1992 (et publié sous le titre Femmes et histoire), il s’agissait d’une invitation à s’interroger sur « la définition de l’histoire sociale »1. « Au-delà » des savoirs révélés par l’Histoire des femmes en Occident, il y avait donc un débat déjà très nourri au sein du cercle des historiens sur la question des représentations, des lectures qui devaient en être proposées, de leur caractère significatif, de leur mise en relation avec les « pratiques » sociales. Parce que le livre faisait la part belle (trop belle pensaient certains) aux représentations des femmes à travers l’histoire, déroulant le paysage monotone de leur infériorisation, il se présentait aux historiographes comme une sorte d’inventaire en action de toutes les questions soulevées alors par l’extension considérable de l’histoire des représentations : représentativité des images, rapport au réel, place des producteurs et des récepteurs, capacité d’agir des individus et des groupes face à des représentations imposées, etc.
« En deçà » néanmoins, les contributions posent chacune à sa manière des questions propres à un champ de recherche en construction, un « projet de savoir historique » suivant la juste expression de Jacques Rancière. On y trouve soulevée la question des sources disponibles, de leur production et du regard qu’elles induisent : peut-on faire l’histoire des femmes ? Celle des échelles de temporalités, entre le temps long de la « domination masculine » et les temporalités plus courtes où se distinguent des changements : y a-t-il une linéarité des progrès de la condition des femmes sur la longue durée ? Celle des ruptures chronologiques : les grands événements fondateurs de l’histoire, les grands mouvements de civilisation, les grandes ruptures événementielles sont-ils significatifs du point de vue de l’histoire des femmes ?
Elles posent ces questions mais non comme on écrit un manifeste. Chaque chapitre déploie un type d’argumentation qui lui est propre, adapté à son objet, mais aussi à ses prémices théoriques. D’où le sentiment exprimé à la réception de l’ouvrage qu’il ne prenait pas de parti pris net sur la manière d’écrire l’histoire des femmes, ne privilégiant aucune grille de lecture parmi celles disponibles (rapports sociaux de sexe, domination symbolique, etc.). De fait, ses nombreuses pages ne portent pas réellement trace du ton des débats qui lui furent contemporains, il est vrai bien plus vif aux Etats-Unis et plus immédiatement saisissable par les anglophones, avant que la recherche ne se mondialise véritablement. Elles lissent les aspérités polémiques suscitées par l’intrusion du « genre » dans son acception « post-structuraliste », défini comme « élément constitutif de rapports sociaux fondés sur des différences perçues entre les sexes, et […] façon première de signifier des rapports de pouvoir » par Joan Scott en 1985, elle-même contributrice du volume sur le XIXe siècle où elle illustrait sa conception de l’écriture de l’histoire. Moins encore l’ouvrage se prononce-t-il sur le « tournant linguistique » auquel cette acception du genre était alors intimement liée, laissant le débat se développer outre-Atlantique et outre-Manche, ou encore, en France, dans d’autres secteurs de la discipline historique. Choix du consensus et respect de la liberté de chercher diront les uns. Stratégie d’évitement et refus du débat théorique diront les autres. En tout état de cause, l’Histoire des femmes en Occident, située à peu près à mi-parcours d’une quarantaine d’années de découvertes et de publications, continue à insuffler, sans doute aussi à cause de ses manques et de ses impasses, des désirs de s’aventurer dans de nouveaux territoires de recherche non encore défrichés.

Sylvie Steinberg est directrice d’études à l’EHESS (CRH).

Georges Duby, Michelle Perrot, dir., Histoire des femmes en Occident, 5 volumes, Paris, Plon, 1990-1991.

1985: Paul Ricœur refigure le temps 


http://40ans.ehess.fr/2015/05/06/1985-paul-ricoeur-refigure-le-temps/

Par Sabina Loriga

Nous vivons dans le temps, le temps est inhérent à l’être. Cependant, la spéculation sur le temps est une « rumination inconclusive ». Face à cette aporie, Paul Ricœur propose de parcourir la voie du récit : « La temporalité ne se laisse pas dire dans le discours direct d’une phénoménologie mais requiert la médiation du discours indirect de la narration ». De cette réflexion sont nés les trois volumes de Temps et récit, écrits pendant la période « américaine » où Ricœur partageait son temps entre Paris (le Centre d’études de la phénoménologie husserlienne de la rue Parmentier et la Revue de métaphysique et de morale) et l’Université de Chicago. Ce va-et-vient de part et d’autre de l’Atlantique l’a engagé à développer une longue conversation entre la phénoménologie, la philosophie analytique, la narratologie, et l’historiographie.
La médiation entre le temps et le récit est fondée sur une triple mimèsis, à savoir sur un processus actif d’imitation ou de représentation de l’action : la mimésis I renvoie à la précompréhension que nous avons de la temporalité du vécu ; la mimèsis II à la mise en intrigue proprement dite proposée par la configuration de l’œuvre et son jeu spécifique entre tradition et novation ; la mimèsis III, enfin, à la reconfiguration par le lecteur non seulement de l’œuvre, mais de son propre monde, de sa manière de sentir et d’agir. Toute la réflexion sur le récit, menée dans une discussion avec Northrop Frye, vise à montrer que l’intrigue ne s’efface pas, que l’avènement du roman comme forme sans forme et « la fin de l’art de raconter » ne signifient en rien la fin de la mise en intrigue : la naissance de nouvelles formes narratives atteste que la fonction narrative peut se métamorphoser, mais non pas disparaître.
Les récits de fiction reconfigurent notre expérience temporelle, qui est toujours confuse, informe et à la limite muette. Ils ne résolvent pas les paradoxes du temps, mais ils les font travailler, ils les rendent productifs. Loin d’être vicieux, le cercle entre le temps et le récit est « bien portant », car les deux moitiés se renforcent mutuellement. Ainsi, les trois « fables sur le temps » retenues par Ricoeur - À la recherche du temps perdu, La montagne magique, Mrs. Dalloway – enrichissent-elles de manière fictive, par « variations imaginatives », l’expérience humaine imaginaire du temps. Toutes trois font valoir la discordance des temps, l’écart existant entre le temps chronologique et le temps vécu, et introduisent dans le temps la dimension du conflit. Non seulement l’heure n’est la même pour tous qu’extérieurement et non pas dans l’intime, mais le temps public est rongé par des visions inconciliables : il ne rassemble pas, il divise.
Les récits historiques représentent - eux aussi - une réponse aux apories de l’expérience du temps. Cela suppose d’élargir les notions d’événement et de récit. Ricœur montre qu’en dépit de ses proclamations, Braudel n’est pas parvenu à se débarrasser de l’individuel, de l’événementiel et du récit. Loin d’être évacuée, l’action demeure centrale (« l’ouvrage est placé en bloc sous le signe de la mimésis de l’action ») et la notion même d’histoire de longue durée reste inséparable de l’événement dramatique, c’est-à-dire de l’événement-mis-en-intrigue. Ricœur dépouille ainsi l’événement de son caractère impétueux (« il n’est pas nécessairement bref et nerveux à la façon d’une explosion »), pour lui assigner le statut de symptôme ou de témoignage.
Temps et récit propose une voie longue et complexe, reposant sur « un lien indirect de dérivation ». Ricœur reconnaît que l’histoire relève des pratiques narratives et il analyse l’entrecroisement de l’histoire et de la fiction. Elles évoluent l’une et l’autre au gré des emprunts réciproques : l’intentionnalité historique « ne s’effectue qu’en incorporant à sa visée les ressources de fictionnalisation relevant de l’imaginaire narratif », tandis que l’intentionnalité du récit de fiction « ne produit ses effets de détection et de transformation de l’agir et du pâtir qu’en assumant symétriquement les ressources d’historicisation que lui offrent les tentatives de reconstruction du passé effectif ». Toutefois, à la différence de Hayden White, Ricœur tient à maintenir la distinction entre les deux types de discours narratifs. Seule l’historiographie peut revendiquer une référence inscrite dans l’empirie : « même si le passé n’est plus et si, selon l’expression d’Augustin, il ne peut être atteint que dans le présent du passé, c’est-à-dire à travers les traces du passé, devenues documents pour l’historien, il reste que le passé a eu lieu ». Il en résulte une double conséquence. D’une part, le problème de la vérité demeure fondamental en histoire : le passé est défini comme le vis-à-vis auquel la connaissance historique s’efforce de correspondre de manière appropriée. « A travers le document et au moyen de la preuve documentaire, l’historien est soumis à ce qui, un jour, fut. Il a une dette à l’égard du passé, une dette de reconnaissance à l’égard des morts qui fait de lui un débiteur insolvable ». D’autre part, précisément parce que l’histoire poursuit un projet d’objectivité, elle peut soulever, en tant que problème spécifique, la question des limites de l’objectivité. Pour cette raison, toute vision naïve du concept de réalité, appliquée à la passéité du passé, se voit récusée. Il y a donc une asymétrie et une complémentarité des modèles référentiels et des desseins respectifs de l’histoire et de la fiction.
Le récit, gardien du temps : la formule a eu un énorme succès, au prix de quelques malentendus. Et ceci malgré Ricœur lui-même, qui a pris grand soin d’en marquer les limites. Car pour lui, il n’existe pas de récit total, d’« intrigue de toutes les intrigues » (d’où la nécessité de renoncer à la tentation hégélienne). Par ailleurs, l’idée d’une prise en charge poétique de l’aporie du temps n’implique pas qu’il n’y a rien au delà du récit. Ricœur voit dans le récit un médiateur décisif entre le temps chronologique et le temps vécu subjectif, mais il reconnaît qu’il est des aspects du temps que le récit comme tel ne permet pas de saisir et d’assumer, et que ce qui arrive n’a pas déjà la forme du récit.

Sabina Loriga est directrice d’études à l’EHESS (GEHM-CRH).

Paul Ricœur, Temps et récit, 3 tomes, Paris, Seuil, coll. "L'ordre philosophique", 1985.

2003: Jan Assmann et la violence du monothéïsme 


http://40ans.ehess.fr/2015/01/28/2003-jan-assmann-et-la-violence-du-monotheisme-2/

Par Bruno Karsenti
 
Connu pour ses travaux sur l’ancienne Egypte et pour ses réflexions sur la transmission et la mémoire culturelle, Jan Assmann avait publié en 1997 Moïse l’Égyptien, attirant sur lui les foudres de la critique. Il y reprenait l’hypothèse freudienne d’un Moïse disciple du Pharaon Akhénaton, et indexait le monothéisme à la destruction des images et à l’emphatisation de la vérité du dieu unique. Tout tenait alors déjà dans ce mot: Untersheidung, distinction, séparation « en-dessous », et donc fondatrice. Ce que les spécialistes ne pouvaient admettre, c’est que les religions monothéistes puissent ainsi se laisser déchiffrer à partir d’une distinction pourvoyeuse d’une violence nouvelle, que les cultures polythéistes ne pouvaient pas connaître. Et qu’une mauvaise composition entre le religieux et le politique en ait résulté dont nous continuerions de subir les effets mortifères. Plus encore, la controverse prenait le tour scandaleux d’une mise en accusation du fondateur du peuple juif, ce peuple qui, victime majeure des persécutions, en aurait ainsi fournit par avance la matrice.
On le voit, Assmann était allé très loin. La force de Die Mosaiche Unterscheidung, paru en 2003, est de faire droit à toutes les critiques, et de les convertir en approfondissement de la thèse de départ. Tout se passe comme si, grâce à ses contradicteurs, Assmann découvrait vraiment, en une sorte d’après-coup que n’aurait pas démenti Freud, ce qu’il n’avait fait auparavant que toucher du doigt. Or l’après-coup ne se produit pas dans les sphères épurées de la controverse savante. Que la religion investisse les conflits les plus meurtriers, c’est ce que l’actualité n’en finit pas d’attester. Entre le premier et le second livre d’Assmann, les attentats du 11 septembre 2001 ont rendu le sujet si brûlant que l’après-coup a été propulsé, malgré soi, à l’avant-scène du débat public.
On peut reconnaître un dieu unique, sans pour autant en faire le seul dieu devant être vénéré. Pour parvenir à la thèse monothéiste de l’unicité, une négation a été nécessaire. Il a fallu que dieu soit séparé du monde sous toutes ses dimensions, sous l’aspect du cosmos comme sous ceux de la société et de l’Etat, et qu’il noue une relation privilégiée avec l’homme et lui seul. Contre le polythéisme et le paganisme, il s’est alors érigé en vrai dieu, le qualificatif impliquant l’exclusion de toute autre forme d’obéissance comme empreinte de fausseté. C’est par là que s’est inventé ce nouveau régime de passions religieuses dont la radicalité politique se nourrit: fidélité à dieu, jalousie, colère de dieu, mais aussi leur envers (et non pas leur contraire), miséricorde, amour que dieu accorde exclusivement à ceux qui l’ont choisi, et qu’Il a choisis. Ici et ici seulement, la religion prend les commandes en politique. Avec le monothéisme juif commence donc l’histoire, impensable auparavant, d’une « théologie politique » dont nous revivons périodiquement les prolongements tardifs, sous les couleurs variées du christianisme et de l’islam.
Mais c’est là qu’Assmann se fait plus précis que précédemment. L’adjectif « vrai » appliqué à la religion se remplit d’un sens particulier. C’est qu’il s’agit d’une vérité d’ordre moral, et non d’ordre cognitif. Ce qui est vrai dans le vrai dieu est le commandement qu’il énonce et qui doit être obéi en tant qu’il est son commandement. A l’objection qu’il n’est pas tant question, dans la loi de Moïse, de vérité et de fausseté, que de liberté, de justice et de droit, Assmann concède que le premier aspect ne vaut que comme conséquence du second. Est vrai ce qui est juste et libérateur, conforme à la loi. Est faux ce qui relève de l’oppression, de la servitude et de l’injustice.
Or reconnaître cela, c’était rejoindre un paradoxe fécond, qui nous rend mieux à même de diagnostiquer notre violence politique. La contre-religion monothéiste n’a donné à celle-ci son fondement qu’après s’être affirmée comme libération. Dans et par l’exode, elle s’est opposée à une vie conduite sous l’emprise d’un Etat qui se pensait comme imprégné de puissances divinisées. Bref, elle s’est instaurée par un acte de rupture avec la politique comme puissance terrestre, à laquelle les dieux étaient mêlés de multiples manières, sous la forme des divinités qu’on invoque, dont on capte les forces vives, qu’on distribue ou qu’on monopolise, qu’on manipule et qu’on enrôle. De cet arrière plan païen, il n’a jamais été question pour Assmann, en dépit de ce qu’on a pu croire, de célébrer les vertus oubliées et de préconiser le retour improbable. Simplement, il s’agit de mieux comprendre dans quel destin on s’est engagé en rompant avec lui. Car la rupture devait prendre une tournure surprenante : elle consistait à s’extraire de la politique étatique, concentration de pouvoir où s’accomplit la politique terrestre, pour affirmer que seul un dieu unique, hors du monde, est source de justice. Elle nous projetait donc sur cette ligne de crête: nous sommes monothéistes pour le meilleur comme pour le pire, et nous devons comprendre comment jouer le meilleur contre le pire, au sein d’une tradition qui est intégralement la nôtre.
Pour cela, revenir à la distinction mosaïque, dans ce qu’elle a initialement de libératrice, équivaut bel et bien à une clarification. La thèse inouïe à laquelle parvient Assmann peut en effet se dire de la manière suivante : ce que notre politique peut revêtir de plus violent – d’une violence qui a son ressort dans l’absolutisation monothéiste, pour laquelle il n’y a de vraie politique que religieusement fondée – est une dérivation seconde de l’affirmation de notre liberté, de notre émancipation à l’égard d’une politique strictement terrestre, avec ce qu’elle enferme d’injustice et d’oppression. Le monothéisme fut la réaction à cette violence subie, qui n’était que violence souveraine, émanation d’un pouvoir mondain, pure domination. De là est née pourtant la possibilité d’une autre violence, la nôtre. Car la réaction dût se conduire comme une translation du despotisme du souverain au pouvoir de dieu, intrinsèquement juste, absolument fondé à être absolument obéi, et infiniment plus grand que tout souverain possible. Il faudrait alors s’y résoudre, et mesurer les conflits religieux qui se multiplient autour de nous à cette aune : notre grandeur en politique, celle d’où notre vocation à la démocratie procède le plus anciennement, est aussi, et inséparablement, la source de périls toujours actuels. Elle ne va pas sans un prix théologico-politique incompressible, réservoir d’une violence dont il serait illusoire de décréter la péremption, mais dont il convient plutôt d’identifier la nature et de contrôler les débordements.
Une fois n’est pas coutume : en traduisant Die Mosaiche Unterscheidung par Le prix du monothéisme, l’éditeur français a fait un excellent choix. Il a cerné au plus près le déplacement opéré par Assmann ,et le gain analytique que la controverse dans laquelle il s’était trouvé lancé lui a permis d’atteindre.

Bruno Karsenti est directeur d'études à l'EHESS (LIER-IMM).

Jan Assman, Die Mosaische Unterscheidung: oder der Preis des Monotheismus, München, Carl Hanser Verlag, 2003 (trad. française: Le prix du monothéisme, traduction de Laure Bernardi, Paris, Aubier, coll. historique, 2007).

1979: Pierre Bourdieu et la production sociale du goût 

http://40ans.ehess.fr/2015/02/08/1979-pierre-bourdieu-et-la-production-sociale-du-gout/

Par Gisèle Sapiro

Qu’est-ce que l’alpinisme a en commun avec la fréquentation des musées? Ou avec la préférence pour Goya et Kandinsky, l’écoute de l’Art de la fugue et le goût pour les cuisines exotiques ? Ces pratiques caractérisent le « style de vie » des professeurs de l’enseignement supérieur, qui se démarque de celui d’autres fractions des classes dominantes, telles que les patrons de l’industrie et du commerce, mieux dotées en « capital économique », mais moins en « capital culturel ».
Tel est le résultat de la vaste enquête sur les pratiques culturelles des Français menée par Pierre Bourdieu, sociologue, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, au sein du Centre de sociologie européenne (devenu alors le Centre de sociologie de l’éducation et de la culture) et qui paraît en 1979, sous le titre La Distinction. Critique sociale du jugement, dans la collection « le sens commun » qu’il dirige aux Editions de Minuit. Cet ouvrage imposant, qui propose une analyse novatrice de la structure sociale en portant au jour les conditions sociales de production du goût, a eu un impact majeur sur les sciences sociales de son temps, en France comme à l’étranger, et a retenti bien au-delà du monde académique.
Dans une conjoncture intellectuelle où s’affrontaient deux paradigmes dominants, le structuralisme et le marxisme, Bourdieu a adopté leur approche relationnelle commune, qu’il combine avec une démarche topographique - les positions occupées dans un espace social hiérarchisé - pour renouveler l’analyse des classes sociales. Contre la théorie marxiste du reflet qui fait de la culture une simple superstructure des rapports de force économiques, il démontre la relative autonomie des champs de production culturelle, qui ont engendré, avec l’idéal de la méritocratie scolaire, une espèce distincte de capital, le « capital culturel ». La structure sociale apparaît ainsi comme une structure en chiasme, selon le volume et la composition du capital, structure que fait ressortir l’analyse des correspondances multiples. A l’opposé des approches en termes de stratification sociale qui adoptent des critères de hiérarchisation figés selon les revenus, il s’agit d’un espace dynamique, un espace de luttes symboliques pour la définition de la légitimité culturelle, en constante transformation.
Pour appréhender les rapports entre classes et fractions de classes, Bourdieu introduit la méthode de l’analyse structurale qui consiste à identifier les systèmes d’écarts différentiels ayant une signification culturelle. Ainsi, les classes dominantes, qui se différencient des classes dominées par le volume global de capital de toutes les espèces, s’en distinguent en marquant, dans leurs goûts comme dans leur style de vie, leur distance à la nécessité. Cependant, les différentes fractions dominantes s’opposent aussi entre elles par leurs pratiques et préférences culturelles en fonction de la composition de leur capital, comme on l’a vu en introduction : les plus dotées en capital culturel (les professions intellectuelles et artistiques) occupent une position dominée au sein du champ du pouvoir, par rapport aux fractions détentrices de capital économique et politique, les professions libérales se situant entre ces deux pôles. Elles se différencient non seulement par leurs styles de vie et leurs objets de consommation privilégiés (Goya contre Renoir) mais aussi par leurs catégories de jugement et par leurs modes d’appropriation des œuvres d’art, les fractions les plus dotées en capital culturel opposant à l’appropriation matérielle (acquisition), qui n’est pas à leur portée, une appropriation symbolique par la contemplation « pure » et « désintéressée » dans les musées, correspondant à leurs dispositions ascétiques. La théorie kantienne du plaisir esthétique désintéressé ne concerne donc qu’un des modes d’appropriation des œuvres, certes le plus distingué et le plus distinctif, fruit de la revendication d’autonomie des champs de production culturelle. On retrouve de semblables principes de différenciation au sein des classes dominées, entre par exemple la petite bourgeoisie intellectuelle (instituteurs, bibliothécaires, etc.), qui affichent leur « bonne volonté culturelle », et la petite bourgeoisie commerçante, tournée vers les biens matériels. Le concept d’« habitus » désigne ce système de dispositions éthiques, esthétiques et politiques acquises au cours de l’éducation par l’intériorisation des structures sociales, et qui vont à leur tour structurer la perception, le jugement et les pratiques des groupes sociaux.
La Distinction eut à sa sortie un vaste retentissement dans les médias français, puis, après ses premières traductions en allemand, italien et anglais, dans la presse étrangère (suivront des traductions dans neuf autres langues). La dimension critique du livre, en particulier l’analyse du goût comme instrument de domination, fut saluée comme une entreprise de démystification du « snobisme ». Certains mirent en avant la double critique du formalisme esthète et du populisme. Par-delà sa contribution théorique, cet ouvrage constitua pour nombre de chercheurs en sciences sociales un programme de recherche, au sens de Lakatos. Aux Etats-Unis, sa réception contribua ainsi au développement de la sociologie de la culture [Santoro, Cultural Sociology 2/1, 2008]. En quelques années, à mesure que les références à l’œuvre de Bourdieu augmentaient, La Distinction devint son livre le plus cité dans les principales revues de sociologie américaine, et le concept de capital culturel le plus utilisé de sa théorie [Sallaz and Zavisca, Annual Review of Sociology 33, 2007]. Des enquêtes quantitatives recourant à l’Analyse des correspondances multiples ont été menées en Norvège [Rosenlund, International Journal of Contemporary Sociology, 1996], au Portugal [Pereira, Poetics 39/6, 2011] et au Royaume-Uni [Bennett et al., Culture, Class, Distinction, Routledge, 2009]. En 2009, un colloque international intitulé Trente ans après La Distinction réunissait des chercheurs de seize pays [Coulangeon et Duval dir., La Découverte 2013].
La comparaison internationale a soulevé des questions fécondes, qui invitent à poursuivre le programme de recherche: la différenciation du capital économique et du capital culturel est-elle advenue partout ? Quels sont les indicateurs du capital culturel dans différentes sociétés ? Le « genre » et la « race » ont-ils une incidence en tant que tels ? Quid des pratiques « éclectiques » (rock et musique classique, par exemple) ? Y a-t-il un capital culturel transnational ? Quelles sont les conditions de transmission et de reproduction du capital culturel à l’heure de la mondialisation ?

Gisèle Sapiro est sociologue, directrice de recherche au CNRS et directrice d’études à l’EHESS (CESSP).

Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire