Penser à partir de l’Actu avec
Roberto Saviano : le virus a révélé l’hérésie d’une approche purement économique et
managériale de la chose publique
Roberto Saviano : « La
faiblesse, c’est de se croire invincible »
Dans un texte écrit pour Le Monde, l’écrivain italien Roberto
Saviano analyse la crise sanitaire dans son pays, en particulier en Lombardie,
région opulente mais principal foyer, avec plus de 10 000 victimes du
Covid-19.
Roberto Saviano est écrivain et journaliste, il est né à Naples en 1979. En
2006, ses enquêtes sur la mafia napolitaine, la Camorra, lui valent des
menaces de mort et une mise sous protection policière. Son livre le plus connu,
Gomorra (Gallimard, 2007), a été plusieurs fois adapté à l’écran. Mais
la criminalité n’est pas son seul domaine d’intervention, et il prend souvent
part aux débats politiques et sociétaux qui agitent son pays.
Tribune
En Italie, c’est la région la plus forte, la plus performante et la plus
riche qui s’est avérée être la moins prête à affronter la pandémie, avec des choix dont
ses dirigeants devront répondre tôt ou tard. Dans le système italien,
l’organisation des soins de santé est une prérogative des régions. Dans ce
domaine, la Lombardie fait figure de chef de file : elle se caractérise
par une forte combinaison de structures privées et publiques créées par les
administrations de centre-droit au pouvoir ces deux dernières décennies. Cette
région est le territoire de Silvio Berlusconi et le fief de Roberto Formigoni,
récemment condamné à cinq ans et dix mois de prison pour des actes graves de corruption
concernant, justement, les liens entre le pouvoir régional et le secteur privé
de santé. Jusqu’à il y a un mois, on pensait que de tels faits de
corruption n’étaient qu’un accident de parcours. Mais c’est loin d’être le cas.
Comme spécialiste des criminalités et des systèmes mafieux, je
remarque depuis des années que les Italiens du Nord sont toujours persuadés, à
tort, que la pourriture vient « de l’extérieur ». Pourtant,
il y a dix ans, au cours d’une émission de télévision, j’avais exposé ce qui
était déjà une évidence pour n’importe quel enquêteur, à savoir que la Camorra
napolitaine et la ‘Ndrangheta calabraise avaient infiltré l’économie légale du
Nord, s’inscrivant dans le sillage de la mafia sicilienne qui, dans les années
1970, fut la première à investir dans ces territoires. Mon intervention avait
provoqué une telle polémique que l’émission avait ensuite été contrainte
d’accueillir le ministre de l’intérieur de l’époque, Roberto Maroni
(prédécesseur de Matteo Salvini à la tête de la Ligue du Nord), pour qu’il
puisse répondre à mes accusations. Les condamnations judiciaires étaient
tombées peu de temps après, et aujourd’hui, c’est un fait établi : dans
bien des territoires du nord de l’Italie, les mafias font leur loi.
Si paradoxal que cela puisse paraître, le point faible de la Lombardie
réside dans son dynamisme économique et dans l’étendue des relations tissées
avec l’étranger et notamment avec la Chine. Dans les vallées bergamasques laminées par le virus
(certains parlent déjà de toute une génération supprimée), des milliers de
petites entreprises industrielles prospèrent. Composées souvent de moins de dix
employés, elles font preuve d’une telle excellence qu’elles sont une vraie
locomotive pour tout le Nord et pas seulement pour la Lombardie. Quand les
médias ont commencé à évoquer les choix dramatiques qui s’imposaient aux
médecins en services de soins intensifs, entre qui intuber et qui laisser
mourir, d’autres arbitrages se sont imposés. Les termes du dilemme :
arrêter les productions au risque d’un effondrement économique, ou les
maintenir en sacrifiant des vies humaines.
La vie ou le travail
Evidemment, cette question n’a fait l’objet d’aucun débat public, ce serait
un comble. Le plus grave, c’est que pendant plusieurs semaines, la Lombardie et
le gouvernement se sont refilé la patate chaude : personne ne voulait
prendre la décision de tout fermer. Aujourd’hui, nous savons que pour éviter de
confiner des ouvriers indispensables aux chaînes de montage et qui, surtout
dans le cas des toutes petites entreprises, ont dû choisir entre la vie et le
travail, on a favorisé une diffusion massive de la contagion. Or cette
contagion a provoqué une mortalité épouvantable. Cette réalité nous saute
aux yeux, offrant l’image d’un territoire géré par des classes dirigeantes qui
auraient décidé de « ne pas s’arrêter », conscientes du risque
de l’hécatombe, voire pariant sur le destin.
En Lombardie, les autorités ont tardé à placer en « zone
rouge » les communes d’Alzano et de Nembro, dans la province de
Bergame. On a aussi laissé des personnes âgées mourir dans leur maison de
retraite. Cela est choquant et pourtant, impossible de ne pas mettre ces faits
en relation avec le taux de mortalité du virus particulièrement élevé dans ces
zones-là.
A cause de la crise sanitaire en Lombardie, on commence à évoquer, de part
et d’autre, le transfert de la gestion du système sanitaire de l’échelon
régional à l’échelon national. A certains égards, il paraît évident que ce
qui s’est passé, les « indécisions », le « risque »
que les autorités ont couru, sont le fruit d’une relation de dépendance
excessive entre le pouvoir politique régional et le pouvoir économique de
production.
Vu la tournure tragique des événements, le risque, c’est que ceux qui ont
fait ces choix stratégiques criminels occultent leurs propres responsabilités.
Si le taux de mortalité du virus en Lombardie est si élevé, c’est surtout à
cause des erreurs commises par une classe dirigeante médiocre qui aurait immédiatement
été désavouée si nous n’étions pas encore dans cette situation d’urgence
dramatique. Les sirènes des ambulances couvrent encore les voix de tous les
proches des personnes mortes à cause d’une série d’erreurs ayant accentué
l’effet de la contagion. Mais bientôt viendra le temps des poursuites à
l’encontre de tous ceux qui ont manqué à leurs devoirs.
Le prix fort
Le cas de la Lombardie est encore plus sombre quand on le compare à celui
de la région voisine : la Vénétie. Bien qu’ayant une population très
inférieure (environ moitié moins), mais bénéficiant d’un dynamisme économique
équivalent, la Vénétie a affronté la crise de manière totalement différente et,
jusqu’à aujourd’hui, avec beaucoup plus d’efficacité. Cette différence
d’approche entre ces deux régions (toutes les deux gouvernées par la Ligue du
Nord) est quantifiable. Elle se mesure au nombre de personnes ayant perdu la
vie : plus de 10 000 en Lombardie et moins de 800 en Vénétie, alors
même que le nombre de tests de dépistage du virus y est à peu près équivalent
(entre 170 000 et 180 000).
A la différence de la Lombardie, la Vénétie a beaucoup misé sur le
dépistage des personnes asymptomatiques pour identifier les foyers de contagion
et agir ensuite rapidement en isolant les territoires concernés. A la
différence de la Lombardie où le virus a vu croître la contagion à cause de
l’impréparation des petits hôpitaux, la Vénétie a tenté de limiter les
hospitalisations des malades (sauf, bien sûr, pour les cas graves) en
privilégiant les soins à domicile.
La Lombardie, confrontée à une crise sanitaire dont la rapidité de
propagation n’était sûrement pas prévisible, a payé le prix fort à cause des
failles de son système de santé mixte public-privé. Jusqu’à présent, ce système
était considéré, à raison, comme le meilleur : chaque année, des milliers
de patients venaient d’ailleurs d’autres régions pour s’y faire soigner. Mais
sur le plan organisationnel, le système fonctionne mal. La région souffre aussi
de la domination incontestée de certains hommes politiques et groupes de
pouvoir.
L’exemple parfait pour comprendre ces dynamiques, c’est celui de Communion
et Libération, une association catholique dont le corrompu Roberto
Formigoni était l’homme de main, jusqu’à sa condamnation définitive. Communion
et Libération est une association très puissante en Lombardie, c’est elle
qui dicte les lois. Pour s’en persuader, rappelons que dans les établissements
publics, les médecins anti-avortement sont majoritaires et que la plupart des
femmes ont du mal à se faire prescrire la « pilule abortive »,
alors qu’elle est autorisée par la loi. Les médecins « objecteurs de
conscience » ont beaucoup plus de chance de faire carrière, comparés à
ceux qui pratiquent l’IVG.
Une approche purement économique
Je me demande souvent comment des comportements mafieux ont pu s’articuler
avec cette sacro-sainte valeur d’efficacité qui caractérise la Lombardie. Cela
me désole de voir que les Lombards se rendent compte actuellement, à leurs
dépens et à ceux de leurs proches, de la défaillance de certaines pratiques,
qui, loin de représenter une exception, mettent en lumière un mode de
fonctionnement.
Le fait de naître et de grandir dans le sud de l’Italie, un des territoires
les plus pauvres d’Europe, m’a donné des outils pour comprendre aujourd’hui ce
qui va arriver demain. Et ce qui s’est passé en Lombardie et en Vénétie est d’une importance
vitale pour le reste du continent parce que cela montre deux approches
différentes et indique clairement, dans le cas de la Lombardie, ce qu’il ne
faut pas faire et comment il faut éviter de communiquer.
Nous sommes arrivés à ce dilemme : mieux vaut-il mourir de la maladie ou de
la récession ?
Tout cela n’est pas que de la faute du centre-droit au pouvoir, puisque,
inversement, les villes de Bergame et de Milan sont administrées par le
centre-gauche. Mais le virus a révélé l’hérésie d’une approche purement
économique et managériale de la chose publique telle qu’elle se pratique dans
un territoire très riche, dans lequel le travail est un impératif et où la
dimension individualiste est poussée à son paroxysme.
En se penchant sur les parcours des maires de centre-gauche de Milan et de
Bergame, on comprend mieux les failles apparues dans la gestion des premières
phases de la crise. Le maire de Milan, Giuseppe Sala, est un homme issu du
centre-droit, dont le nom est apparu dans une affaire liée à la gestion de
l’Exposition universelle en 2015, tandis que celui de Bergame, Giorgio Gori, a
été pendant très longtemps un cadre de premier plan du groupe de télévision de
Silvio Berlusconi.
Au début, tous les deux ont sous-évalué la crise sanitaire, ne se
préoccupant que des répercussions économiques. Non seulement ils ont tenté
par tous les moyens d’éviter « l’arrêt des machines », mais
ils ont invité les citoyens à continuer à vivre normalement. Et ce, pour
satisfaire les besoins d’un secteur de production incapable d’envisager le
confinement comme une alternative possible : voilà l’unique boussole de
leur action administrative.
Le paradoxe de cette crise a presque valeur d’enseignement philosophique.
Nous sommes face aux dirigeants politiques d’une région qui s’est
toujours vantée de s’être faite toute seule et qui, ces trente dernières
années, n’a cessé de réclamer davantage d’autonomie – le parti le plus fort du
Nord, la Ligue, d’abord sécessionniste avant de devenir souverainiste il
y a peu de temps –, se plaignant du poids d’un Sud improductif, dénigrant
chaque pas en faveur d’une centralisation accrue et chaque décision prise par
Rome, ville forcément inefficace et désorganisée. Et voilà qu’avec cette crise
sanitaire, ces mêmes hommes politiques finissent par rejeter sur le
gouvernement central la responsabilité de leurs propres indécisions et des
omissions qui en découlent. Comportement déshonorant et criminel.
Comme des animaux apeurés
L’Europe – et le reste du monde – affronte un moment dans lequel son futur
va se jouer. Cela a été dit à de nombreuses reprises mais, cette fois, je le
redis de manière définitive. En Europe, ce n’est pas seulement le destin du
continent qui est en jeu mais bien celui de toutes les personnes qui y vivent
et qui y vivront, y compris celles et ceux qui ne sont pas encore nés. Le
risque est grand de condamner les générations futures d’une bonne partie de
l’Europe à payer les dettes contractées par leurs parents à cause d’un cas de
force majeure. Cela est assez scandaleux, surtout de la part des pays qui
privent de ressources d’autres en pratiquant le dumping fiscal.
Notre monde est ressuscité des ruines de la seconde guerre mondiale, du
nazisme et du fascisme, des camps d’extermination, des totalitarismes
communistes et aujourd’hui, il aboutit à l’exaltation de la comptabilité en
lieu et place du politique. Je n’ose imaginer quel traitement les pères de
l’Europe réserveraient à ces hommes médiocres qui croient que les Etats sont
des entreprises et les personnes des numéros à inscrire dans un budget.
Quand je pense à l’Allemagne, je ne peux m’empêcher de penser à notre
Lombardie. L’industrieuse Allemagne, d’une certaine manière, est à l’Europe ce
que l’industrieuse Lombardie est à l’Italie. Et me reviennent à l’esprit les
mots de l’écrivain Antonio Scurati, qui décrit les Milanais en temps de
Covid-19 comme des animaux apeurés, effrayés de voir leurs certitudes tomber en
quelques semaines à peine : la faiblesse, c’est de se croire invincible.
Nous sommes arrivés à ce dilemme : mieux vaut-il mourir de la maladie
ou de la récession ? Cela permet de comprendre le défi que le virus lance
à la politique européenne. Même si je n’en suis pas certain, peut-être est-il encore temps de sortir
de la pandémie pour vivre une utopie : admettre que la productivité et les
comptes bancaires ont moins de valeur que les personnes, prendre conscience
que notre survie dépend du maintien et de l’expansion de nos droits, comprendre
qu’une action politique obnubilée par l’argent est mortifère et ne génère pas
de richesses. « L’Europe n’existe plus et aujourd’hui est un
nouveau 1945 », entend-t-on. J’espère que des personnes de bonne
volonté empêcheront que cela n’arrive.
Traduit de l’italien par Lucie Geffroy
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