Jean-François Guégan : « Si
nous ne changeons pas nos modes de vie, nous subirons des monstres autrement
plus violents que ce coronavirus » Propos recueillis par Claire Legros
17/04/2020
Jean-François Guégan, directeur de recherche à l’Inrae, travaille sur les
relations entre santé et environnement. Dans un entretien au Monde, il
estime que l’épidémie de Covid-19 doit nous obliger à repenser notre relation
au monde vivant.
Entretien. Ancien membre du Haut Conseil de la santé publique (HCSP), Jean-François
Guégan a fait partie du comité d’experts qui a conseillé la ministre de la
santé Roselyne Bachelot lors de l’épidémie de grippe A (H1N1), en 2009.
Directeur de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture,
l’alimentation et l’environnement (Inrae) et professeur à l’Ecole des hautes
études en santé publique, il estime que l’épidémie de Covid-19 doit nous
obliger à repenser notre relation aux systèmes naturels, car l’émergence de
nouvelles maladies infectieuses est étroitement liée à l’impact des sociétés
humaines sur l’environnement et la biodiversité.
Vous avez fait partie des experts qui ont conseillé
d’acheter des masques et des vaccins en grand nombre lors de la pandémie
provoquée par le virus H1N1. Comment analysez-vous la situation en France, dix
ans plus tard ? Comme beaucoup de mes collègues, j’ai été très surpris de l’état
d’impréparation de la France à l’épidémie de Covid-19. Les expériences passées
avaient pourtant mis en évidence la nécessité d’anticiper et de préparer
l’arrivée de pandémies. Au sein du HCSP, nous avions préconisé l’achat des fameux
vaccins, mais aussi la constitution d’une réserve de près de 1 milliard de
masques, pour protéger la population française en cas de risque
majeur, à renouveler régulièrement car ils se périment vite. Nous avions alors
réussi à sensibiliser les décideurs de plusieurs ministères sur cette
nécessaire anticipation. Je pensais que nous étions prêts. Au ministère de la
santé, Xavier Bertrand a reconduit l’achat des masques, mais, ensuite, il y a
eu un changement de stratégie. Il semble que l’économétrie ait prévalu sur la
santé publique.
Comment expliquer cette difficulté à cultiver, sur le
long terme, une approche préventive ? Les départements affectés aux maladies infectieuses
ont été, ces dernières années, désinvestis, car beaucoup, y compris dans le
milieu médical, estimaient que ces maladies étaient vaincues. Et c’est vrai que
le nombre de décès qu’elles occasionnent a diminué dans les sociétés
développées. En revanche, elles sont toujours responsables de plus de 40 %
des décès dans les pays les plus démunis, et on observe aussi une augmentation
de la fréquence des épidémies ces trente dernières années. Nous n’avons
cessé d’alerter sur leur retour
en force depuis quinze ans, sans succès. On a vu les crédits
attribués à la médecine tropicale s’effondrer, des connaissances se perdre,
faute d’être enseignées, même si elles perdurent encore chez les médecins du
service de santé des armées, dans les services d’infectiologie et les grandes
ONG humanitaires.
Quelle est la place de la santé publique dans la
culture médicale en France ? La médecine, en France, a toujours privilégié l’approche
curative. On laisse le feu partir, et on essaie ensuite de l’éteindre à coups
de vaccins. De fait, il existe aujourd’hui une hiérarchie entre les différentes
disciplines : certaines sont considérées comme majeures, parce que
personnalisées, technologiques, curatives. C’est le cas, par exemple, de la
médecine nucléaire ou de la cardiologie. D’autres sont délaissées, comme la
santé publique et l’infectiologie, discipline de terrain et de connaissances
des populations.
Que sait-on aujourd’hui des interactions entre
environnement et santé, et en particulier du rôle de la biodiversité dans la
survenue de nouvelles épidémies ? Depuis les débuts de notre civilisation, l’origine des
agents infectieux n’a pas varié. Les premières contagions sont apparues au
néolithique, vers 10 000 à 8 000 av. J.-C., en Mésopotamie
inférieure – aujourd’hui l’Irak –, lorsqu’on a construit des villes dont les
plus grandes pouvaient atteindre vingt mille habitants. On a ainsi offert de
nouveaux habitats aux animaux commensaux de l’homme, ceux qui partagent sa
nourriture, comme les arthropodes, les mouches, les cafards, les rats, qui
peuvent lui transmettre des agents. Pour nourrir les habitants des
villes, il a fallu aussi développer l’agriculture et l’élevage en capturant des
animaux sauvages, créant ainsi les conditions de proximité pour le passage vers
l’humain de virus et de bactéries présents chez ces animaux ou abrités dans les
sols ou les plantes et leurs systèmes racinaires. Les bactéries responsables du
tétanos, de la tuberculose ou de la lèpre sont originaires du sol.
La déforestation est mise en cause dans l’augmentation
du nombre de maladies infectieuses émergentes ces dernières années. De quelle
façon ? Sa pratique massive a amplifié le phénomène depuis cinquante ans, en
particulier dans les zones intertropicales, au Brésil, en Indonésie ou en
Afrique centrale pour la plantation du palmier à huile ou du soja. Elle met
l’humain directement en contact avec des systèmes naturels jusque-là peu
accessibles, riches d’agents microbiens. Ainsi, le virus du sida le plus
distribué, VIH-1, est issu d’un rétrovirus naturellement présent chez le
chimpanzé en Afrique centrale. Le virus Nipah, responsable d’encéphalites en
Malaisie, en 1998, a pour hôte naturel une espèce de chauve-souris
frugivore qui vit habituellement dans les forêts d’Indonésie. La déforestation
dans cette région a entraîné son déplacement vers la Malaisie, puis le
Bangladesh, où les chauves-souris se sont approchées des villages pour se nourrir
dans les vergers. Des porcs ont joué le rôle de réacteurs et contribué à
l’amplification du virus. Il ne fait aucun doute qu’en supprimant les
forêts primaires nous sommes en train de débusquer des monstres puissants,
d’ouvrir une boîte de Pandore qui a toujours existé, mais qui laisse
aujourd’hui s’échapper un fluide en micro-organismes encore plus volumineux.
Depuis trente ans, l’urbanisation s’étend aux régions
intertropicales. Quel rôle joue-t-elle dans cette transmission ? Dans ces régions, une
vingtaine de villes comptent désormais plus de 7 millions d’habitants, qui
accumulent à la fois richesse et extrême pauvreté, avec une population très
sensible aux infections. Le scénario du néolithique se reproduit, mais de
manière amplifiée par la biodiversité tropicale. L’agriculture qui s’y organise
dans les zones périurbaines favorise la création de gîtes pour les
micro-organismes présents dans l’eau, comme les bactéries responsables du
choléra, ou les moustiques, vecteurs de paludisme. Des élevages de poulets ou
de porcs y jouxtent les grands domaines forestiers tropicaux. Il suffit de
faire une cartographie de Manaus [Brésil] ou de Bangkok pour visualiser
comment ces pratiques favorisent les ponts entre des mondes hier bien séparés.
Peut-on dire que la pandémie de Covid-19 est liée à
des phénomènes de même nature ? Les origines du virus sont discutées, il faut rester
prudent. Les scientifiques s’accordent néanmoins sur une transmission de
l’animal à l’humain. Dans sa composition moléculaire, le coronavirus
responsable du Covid-19 ressemble en partie à un virus présent chez les
chauves-souris du groupe des rhinolophes, et en partie à un virus qui circule
chez une espèce de pangolin d’Asie du Sud-Est. Si le
coronavirus a été transmis par la chauve-souris, il est possible que
la déforestation intensive soit en cause. Si le scénario du pangolin est
vérifié, la cause est à rechercher du côté de l’exploitation illégale de
ressources forestières menacées. En Chine, le pangolin est un mets de choix, et
on utilise aussi ses écailles et ses os pour la pharmacopée. La nette
diminution des rhinocéros en Afrique a peut-être joué un rôle, avec un report
sur le pangolin à un moment où l’importation en Chine de cornes de rhinocéros
est rendue plus difficile.
Certains sont tentés de supprimer les animaux
soupçonnés d’être les réservoirs du virus… Cette hypothèse n’est ni réaliste ni souhaitable. Et
d’ailleurs a-t-on vraiment envie de vivre dans ce monde-là ? De tout
temps, les épidémies ont suscité des boucs émissaires. Les chauves-souris sont
également accusées d’être les réservoirs d’Ebola – une théorie qui n’est pour
l’heure pas démontrée – et souvent associées dans les imaginaires à une
représentation diabolique. On oublie au passage qu’il s’agit d’animaux
extrêmement utiles pour la pollinisation de très nombreuses plantes, ou comme
prédateurs d’insectes. N’oublions
pas non plus que la vie sur Terre est organisée autour des micro-organismes.
Cette biodiversité est par exemple essentielle chez l’humain pour le
développement du microbiome intestinal, c’est-à-dire l’ensemble des bactéries
abritées dans notre système digestif, qui détermine dans les premiers âges de
la vie notre système immunitaire.
Peut-on faire un lien direct entre l’augmentation des
épidémies et la crise climatique ? C’est un paramètre sur lequel on manque d’arguments.
Les crises environnementales dans leur ensemble provoquent des phénomènes non
linéaires, en cascade, des successions d’événements que l’on ne peut pas
appréhender par la voie expérimentale. On peut réaliser des expériences en
mésocosme, c’est-à-dire dans des lieux confinés où l’on fait varier les
paramètres – sol, hygrométrie, température. Mais d’autres variables, telles que
la pauvreté, la nutrition ou les mouvements de personnes, ne sont pas
considérées par ces études, alors qu’elles peuvent jouer un rôle très important
dans la transmission des infections. Quoi qu’il en soit, le changement climatique
viendra exacerber des situations déjà existantes.
Une approche pluridisciplinaire est donc indispensable
pour comprendre les épidémies ? L’approche cartésienne pour démontrer les relations de
cause à effet n’est plus adaptée face à ces nouvelles menaces.
Toutes les problématiques planétaires nécessitent de développer des recherches
intégratives et transversales, qui doivent prendre en compte les
sciences humaines, l’anthropologie, la sociologie, les sciences politiques,
l’économie… Il est possible de développer des analyses de scénarios, ainsi que
des analyses statistiques. Or, ces approches sont souvent déconsidérées au
profit des sciences expérimentales. D’un point de vue épistémologique, il est
temps d’en finir avec cette distinction entre sciences majeures et mineures,
pour reconstruire une pensée scientifique adaptée aux nouveaux enjeux. Cela
demande que chaque discipline se mette à l’écoute des autres. Mais ce n’est pas
le plus facile !
Faut-il envisager la permanence d’un risque
pandémique ? Nous sommes à l’ère des syndémies (de « syn » qui veut dire
« avec »), c’est-à-dire des épidémies qui franchissent les barrières
des espèces, et circulent chez l’humain, l’animal ou le végétal. Si elles ont
des étiologies différentes (des virus de familles différentes par exemple),
elles ont quasiment toutes les mêmes causes principales. Cette épidémie est
terrible, mais d’autres, demain, pourraient être bien plus létales. Il s’agit
d’un coup de semonce qui peut être une chance si nous savons réagir. En
revanche, si nous ne changeons pas nos modes de vie et nos organisations, nous
subirons de nouveaux épisodes, avec des monstres autrement plus violents que ce
coronavirus.
Comment faire pour se protéger ? On ne réglera pas le
problème sans en traiter la cause, c’est-à-dire les perturbations que notre
monde globalisé exerce sur les environnements naturels et la diversité
biologique. Nous avons lancé un boomerang qui est en train de nous revenir en
pleine face. Il nous faut repenser nos façons d’habiter l’espace, de concevoir
les villes, de produire et d’échanger les biens vitaux. L’humain est un
omnivore devenu un superprédateur, dégradant chaque année l’équivalent de la
moitié de l’Union européenne de terres cultivables. Pour lutter contre
les épidémies, les changements nécessaires sont civilisationnels. Comme dans la
symbolique du yin et du yang, nous devons accepter la double nature de ce qui
nous entoure. Il nous faut complètement repenser notre relation au monde
vivant, aux écosystèmes naturels et à leur diversité biologique, à la fois
garants des grands équilibres et source de nombreux dangers. La balle n’est
plus dans le camp des chercheurs qui alertent depuis vingt ans, mais dans celui
des politiques.
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