mercredi 1 avril 2020

DECOUVRIR les saisons avec la romancière Ryoko Sekiguchi


 Nagori de la romancière Ryoko Sekiguchi

 

Chaque page est un enchantement. Ce petit livre sur la sensibilité des Japonais aux saisons, appliquée en particulier aux fruits et légumes, est tout simplement merveilleux et délicieux. Quiconque s'intéresse au Japon devrait le lire tant il éclaire la manière si particulière et si fine de ressentir le cours des saisons au pays du soleil levant.

" Quatre saisons, vingt-quatre saisons ou soixante-douze saisons ? " Tel est le titre du premier chapitre rappelant que l'ancien calendrier lunaire partageait l'année en vingt-quatre ou soixante-douze créneaux. Ce découpage sophistiqué que redécouvrent les Japonais (à travers des best-sellers comme "Le Livre des vingt-quatre ou soixante-douze saisons pour connaître la beauté du Japon") avive la conscience du temps qui passe et permet de définir au quotidien un art de vivre fondé sur l'attention au cycle de la nature et son accompagnement par un jeu subtil d'harmonie ou de décalage qui s'exprime notamment dans la culture culinaire ou la composition d'un haiku.

L'essai de Ryoko Sekiguchi sur notre rapport aux saisons, sur la "saisonnalité" des sentiments, est initié par une recherche sur l'expression japonaise "nagori", un terme qu'elle définit lumineusement en quelques lignes: "Nagori évoque à la fois une nostalgie de notre part, pour une chose qui nous quitte ou que nous quittons, et la notion de quelque chose qui décale légèrement la saison, comme si cette chose même (par exemple des fleurs, la neige) ne quittait qu'à regret ce monde, et la saison qui est la sienne. C'est à la fois la chose et la personne qui la contemple qui sont dans le regret du départ.

" Cette idée de "nagori" définit la dernière des trois phases de la vie d'un fruit ou d'un légume : "hashin" est l'équivalent de "primeur", "sakari" désigne le fruit dans sa pleine saison ; puis lorsqu'il passe à l'état de "nagori", c'est le "fruit surmaturé": "il nous dit au revoir jusqu'à ce qu'on se retrouve l'année suivante, et on en a la nostalgie".

S'ensuivent tout au long du livre de brèves parties approfondissant ce ressenti, poignant comme une pinçure, d'un au revoir qui se prolonge, puis dérivant en beauté vers de très belles notations méditatives: à propos de la fraîcheur des aliments et de leur conservation; à propos des deux temporalités: le déroulement de la vie - linéaire - et le cours des saisons - cyclique -, et de notre manière de les appréhender; ou bien à propos de la manière dont un cuisinier inventif peut jouer de la "saisonnalité" des aliments pour créer un plat.

Voici un exemple qui froisse le coeur d'émotion : "Les légumes de printemps se caractérisent souvent par une légère amertume. En japonais, on les qualifie de horonigai, qui désigne à la fois une amertume délicate et le sentiment d'une blessure silencieuse, comme le souvenir d'un premier amour."

Nous apprenant tant de belles et surprenantes choses, ce livre, porté par une écriture précise et élégante, voyage avec grâce au coeur de la culture japonaise. Ainsi, à propos de "hana-mi", la contemplation des fleurs de cerisier au printemps, ce qui crée l'émotion, précise Ryoko Sekiguchi, n'est pas tant la beauté des fleurs, mais l'imminence de la chute des pétales et de leur dispersion dans les airs ; un doux sentiment de nostalgie, une mélancolie associée à "nagori", à ce qui va inéluctablement s'en aller, s'y associe délicieusement.

Accorder son âme au cycle des saisons, instaurer un dialogue entre le monde sensoriel et le monde sentimental, entre la nourriture et le coeur: cet envol de pensées délicates dessine une forme de sagesse ouverte aux saveurs, en symbiose avec la nature, sensible à tout ce qu'elle peut nous offrir. 



Ryoko Sekiguchi habite en France depuis près de 20 ans. Elle est auteur d’une dizaine de livres en français et en japonais, traductrice littéraire, elle organise également des événements qui relient littérature et cuisine. Parmi ses ouvrages : Nagori (P.O.L.), Le Club des Gourmets (P.O.L.). 


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