Les pièges de l'empathie Entretien
avec Serge Tisseron Propos recueillis par Marc Olano Juin 2017
Pour le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron, l’empathie est de plus
en plus menacée par des manipulateurs de tous bords. Politiques, publicitaires,
managers, extrémistes religieux…, tous seraient tentés de détourner la
compassion pour autrui à leur propres fins.
Comment l’empathie se développe-t-elle ? L’empathie pour autrui se construit en trois étapes.
L’empathie affective apparaît en premier vers l’âge d’1 an. C’est la capacité
d’identifier les émotions d’autrui, notamment à travers ses mimiques. Par
exemple : « Je vois que tu souris, donc tu es content. »
Vient ensuite vers l’âge de 4 ans et demi la compréhension que l’autre a une
vie mentale différente de la sienne. « Je vois que tu es content et je
comprends pourquoi. » C’est la capacité à se mettre intellectuellement
à la place de l’autre ou l’empathie cognitive. Ce processus aboutit enfin entre
8 et 12 ans à ce que Martin Hoffman appelle l’empathie mature, la capacité
à se mettre émotionnellement à la place de l’autre. « À ta place, je
serais content aussi. » Dans cette forme d’empathie complète, les
composantes affectives et cognitives s’associent. Les images cérébrales
révèlent alors de nombreuses connexions entre les régions postérieures, siège
des émotions, et les aires frontales où opère l’empathie cognitive.
Pourquoi n’avons-nous pas tous la même capacité
d’empathie ? Il y a tout d’abord une composante innée. Les femmes
ont une empathie supérieure aux hommes, probablement liée au fait qu’elles
portent les bébés, l’empathie étant une condition de survie pour eux. Puis
l’éducation intervient. Plus un enfant bénéficie d’empathie de la part de ses
adultes de référence, plus il développe sa capacité d’empathie, qu’il s’agisse
de l’empathie pour autrui ou pour soi-même. Inversement, certains aspects de
l’éducation peuvent nuire au développement de l’empathie. Le manque
d’interactions précoces ou encore la maltraitance affectent l’empathie
émotionnelle. Une éducation trop autoritaire dans laquelle un seul point de vue
est valorisé menace l’empathie cognitive. Pour ces enfants, il devient ensuite
très difficile de se rendre sensible aux points de vue des autres.
Selon vous, de plus en plus de personnes se sentent
incomprises et ont l’impression de ne bénéficier d’aucune forme d’empathie de
la part des autres. À quoi est-ce dû ? Il y a principalement deux raisons à cela. Le
développement des médias audiovisuels amène les enfants à grandir de plus en
plus en interaction avec des écrans, plutôt qu’avec des visages humains.
L’empathie affective s’en trouve appauvrie. Par ailleurs, de plus en plus de
gens ont l’impression de voir dans les médias toutes les misères du monde, sauf
la leur. Ils se sentent abandonnés et pensent que l’intérêt dont ils devraient
bénéficier, eux, d’autres en profitent à leur place.
Vous décrivez les liens étroits entre empathie et
désir d’emprise. L’empathie serait-ce donc une tentative de se rapprocher de
l’autre pour mieux le contrôler ? On pourrait croire qu’empathie et désir d’emprise
s’opposent. Mais non. D’abord, l’empathie cognitive seule est un formidable
outil de manipulation. Quant à l’empathie pour autrui dans sa forme complète,
elle peut très bien coexister avec l’emprise. Ce sont deux manières
complémentaires d’apprivoiser le monde. Pour se sentir en sécurité, l’être
humain crée une réciprocité avec l’autre ou alors le soumet. Ces deux moyens
peuvent concerner des populations différentes : être plus solidaire dans
son groupe, et contrôler les « étrangers ».
À l’origine de l’empathie, vous invoquez une tendance
naturelle à préférer les gens qui nous ressemblent à ceux qui sont différents.
Cette prédisposition est souvent exploitée par des discours politiques
(anti-immigration, antireligieux, antisociaux…). Comment se protéger de cette
forme de manipulation d’empathie ? Les travaux de Paul Bloom illustrent bien ce que
M. Hoffman appelle le biais de familiarité. Il a montré à des bébés de
7/8 mois des marionnettes aux comportements différents. Les bébés
préfèrent majoritairement celles qui viennent en aide à celles qui nuisent aux
autres. En revanche, si une des marionnettes est habillée avec le même T-shirt
que le bébé, sa préférence va vers celle-ci, quel que soit son comportement. Il
y a donc à la fois une tendance innée à préférer un comportement prosocial à un
comportement antisocial, mais aussi une préférence naturelle pour ceux qui nous
ressemblent au détriment de ceux qui nous apparaissent différents de nous. Pour
lutter contre ce biais, il faut développer l’empathie cognitive. C’est en
entraînant l’enfant à adopter d’autres points de vue que le sien, qu’on l’aide
à construire sa curiosité de l’autre. Et c’est aussi en lui montrant qu’à
l’intérieur de lui-même, il peut avoir différents points de vue possibles sur
un même événement. Il comprend alors que d’autres choix peuvent être aussi
valables que le sien.
Vous dites que l’empathie est de plus en plus
exploitée à des fins malhonnêtes par des manipulateurs de tout genre. Le film Le Ciel attendra
(2016) illustre cela à travers l’exemple d’une jeune adolescente engagée dans
l’humanitaire qui se fait recruter par un réseau terroriste. Une empathie trop
forte serait-elle donc un facteur de vulnérabilité ? Oui, une forte empathie affective sans empathie
cognitive ouvre la voie à toutes les manipulations possibles. Des études ont
montré qu’un appel aux dons pour des enfants pauvres avait beaucoup plus
d’impact s’il était accompagné de photos qu’à travers un simple énoncé. Tout
élément visuel est un puissant facteur de mobilisation affective. Aujourd’hui,
l’information nous arrive de plus en plus de façon brute, à travers des images
filmées au plus près de l’événement. Nous éprouvons l’actualité avec intensité,
nous ne la comprenons souvent pas, et nous avons rarement un moyen d’agir sur
elle. Certains en développent un sentiment d’impuissance dépressive. D’où
l’idée de se replier sur son pré carré. Pour éviter cela, il faut lutter contre
l’infobésité, sélectionner ses sources d’information et privilégier la
compréhension à la consommation d’images chocs.
Vous évoquez l’exemple de Donald Trump et son
« hold-up d’empathie » en faisant croire à l’électorat populaire
américain qu’il ressentait et partageait sa douleur. N’est-ce pas une pratique
courante depuis longtemps ? Oui, en politique et
ailleurs. Ce que j’ai voulu illustrer par cet exemple, c’est qu’aujourd’hui,
nous avons tendance à réduire l’empathie à sa dimension affective. Or, la
campagne de Trump l’a montré, on peut très bien fonctionner avec sa seule
empathie cognitive et faire croire qu’on est impliqué affectivement, alors
qu’il n’en est rien.
Vous évoquez également l’imposture de l’empathie
artificielle qui pourrait nous conduire un jour à préférer les robots aux
humains. Le design a toujours tenté de détourner une
partie de l’empathie pour les humains vers les objets. Pourquoi pas !
Seulement, il y a un saut qualitatif qui vient d’être franchi avec les robots
capables d’identifier nos émotions et de nous faire croire qu’ils en ont aussi.
Peut-être qu’un jour les gens se sentiront rassurés par un robot qui leur
donnera l’illusion qu’il les comprend mieux que leur entourage. C’est une
menace de plus sur l’empathie.
L’empathie, au sens noble du terme, serait-elle en
train de disparaître ? L’empathie ne
disparaîtra pas, c’est une capacité innée de l’être humain. Le risque est
qu’elle s’exerce de moins en moins dans des relations humaines réciproques.
C’est cette réciprocité qui me semble menacée aujourd’hui. Huit candidats à la
présidentielle sur onze sont pour la sortie de l’Europe. On assiste à une
tendance générale au repli communautaire. L’empathie se limite de plus en plus
aux personnes de son propre groupe. C’est un dangereux retour en arrière.
Serge Tisseron
Psychologue,
psychiatre et psychanalyste, il est l’auteur de Empathie et manipulations,
Albin Michel, 2017.
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