vendredi 10 avril 2020

Penser à partir de l'Actu avec la journaliste Joëlle Stolz "Une fable européenne : les fourmis néerlandaises face aux cigales italiennes"


Article très intéressant de Joëlle Stolz.

Une fable européenne :  les fourmis néerlandaises face aux cigales italiennes 3 avr. 2020 Par Joëlle Stolz - Mediapart.fr

Le gouvernement néerlandais s'oppose farouchement à l'idée même de "coronabonds" comme il s'était opposé en 2008 aux "eurobonds". Par peur de favoriser la droite populiste? Pas seulement. Il y a des caractéristiques culturelles très enracinées qui font des Pays-Bas l'antithèse de l'Italie ou de la Grèce. Quelques impressions d'un pays que j'ai fréquenté pendant quatre ans.

Dans le feuilleton européen, c'est aujourd'hui le bad cop : le ministre néerlandais des finances, Wopke Hoekstra, coche toutes les cases - un néolibéral passé par Shell et McKinsey - pour endosser le rôle dévolu lors de la crise de la dette grecque à son homologue allemand Wolfgang Schäuble. Tous ceux qui ont vu le film de Costa-Gavras tiré du livre de Varoufakis, Adults in the Room, ont gardé en mémoire la réplique: "Wolfgang a repris le contrôle" (des discussions à Bruxelles) par rapport à une "Angela" plus conciliante. Aujourd'hui Hoekstra et son patron, le premier ministre Mark Rutte, jouent une semblable partition : pas question de créer des mécanismes financiers de solidarité. Tout au plus peut-on consentir à un "don" ponctuel des Pays-Bas (de 1,2 milliards d'euros) aux pays qui souffrent le plus de la crise sanitaire - un peu comme les pays riches font de temps à autre des cadeaux aux autres.

Et d'ailleurs, pourquoi l'Italie n'a-t-elle pas assez épargné en prévision des mauvais jours? On se croirait dans la fable de La Fontaine La Cigale et la Fourmi: "Vous chantiez? J'en suis fort aise: Eh bien! dansez maintenant". Deux types humains opposés mènent un dialogue de sourds et l'Union européenne tente de trouver un compromis dont l'Allemagne, comme d'habitude, détient la clé. Bien entendu, tous les acteurs pensent au risque que représente une extrême droite en embuscade: si Rutte et Hoekstra (au demeurant de grands rivaux, ce qui contribue à la surenchère actuelle) se montrent intransigeants, c'est par peur de leur opinion publique attachée à la rigueur budgétaire, de crainte que trop d'indulgence ne gonfle les résultats électoraux de Geert Wilders ou la "droite radicale" euro-sceptique de Thierry Baudet. A l'inverse, si Rome et Paris plaident avec ardeur pour des coronabonds, c'est pour éviter que la Lega de Salvini ne revienne au pouvoir à la faveur de la crise sanitaire.

Chacun est responsable de soi-même
J'ai fréquenté les Pays-Bas de 2012 à fin 2016. J'en ai retiré des observations utiles pour saisir la complexité de la construction européenne et le poids du passé. Les Néerlandais sont en affaires comme en politique d'un pragmatisme proverbial, ils ne prennent pas de gants. Pour eux c'est le signe qu'ils parlent aux gens d'égal à égal, qu'ils les respectent comme des individus autonomes et que les mêmes règles valent pour tous. Lors d'une série du journal Le Monde sur la politesse dans les différents pays, le correspondant en charge des Pays-Bas, Jean-Pierre Stroobants, Belge basé à Bruxelles, évoquait une femme invitée à une fête d'anniversaire qui avait appelé son hôte pour lui dire qu'elle ne viendrait pas, parce qu'elle préférait aller marcher dans les dunes, là où tant d'autres auraient inventé un pieux mensonge. Cette franchise brutale - cette honnêteté, diraient les Néerlandais - est leur image de marque.
Chacun est responsable de soi-même. Quelle ne fut pas ma surprise, le premier hiver aux Pays-Bas, de constater que les pouvoirs publics ne prenaient pas la peine de dégager la neige des trottoirs ni même de la chaussée des autoroutes : si un vieillard se casse le col du fémur sur une plaque de verglas, si un cycliste tombe, eh bien ils n'avaient qu'à faire plus attention. La nonchalance avec laquelle les Néerlandais se promènent à vélo avec des bébés en équilibre à l'arrière de leur selle indignerait en Autriche, où l'on prend toutes les précautions pour prévenir le moindre accident. Oui, nous disent les Néerlandais, la vie comporte des risques et il vaut mieux le savoir très tôt. Un chirurgien orthopédique tyrolien constate à quel point ses patients néerlandais sont agréables (s'ils se sont bousillé le genou sur une piste, ils le prennent avec philosophie), tandis que les Allemands sont toujours à récriminer, à exiger le meilleur. Cela permet aussi de comprendre pourquoi la grande majorité des Néerlandaises se passent d'anesthésie péridurale lors de l'accouchement: un tel processus physiologique implique une part de souffrance, il suffit de s'y préparer, c'est maîtrisable autrement que par une médicalisation à outrance.

Sandwich et petit lait
Mais peu de domaines rendent aussi éclatante la différence entre l'Europe du Nord, qu'incarnent ici les Pays-Bas, et l'Europe du Sud, dont l'Italie, que le rapport à la nourriture. Ce n'est pas seulement une question d'histoire ou de géographie - les villes italiennes du Quattrocento nageaient dans le luxe à une époque où la plupart des Hollandais étaient pauvres, où chez eux quelques marchands acheminaient par voie maritime et fluviale ces choses raffinées, soies ou épices d'Orient, au nord vers la Scandinavie, à l'est jusqu'en Russie. Les Hollandais ont été les vecteurs de ce progrès de civilisation mais eux-mêmes n'en profitaient guère. Jusqu'à notre époque: ils sont les inventeurs des bons de fidélité dans les supermarchés, leur Graal étant d'acheter trois produits pour le prix de deux, même s'ils sont insipides. Le spectacle déprimant des grandes surfaces néerlandaises, où l'on cherche en vain quelque chose qui excite les papilles, où la viande est d'un rouge aussi vermillon que suspect, où les aliments comportent au dos des paquets une longue liste de colorants et autres conservateurs, est édifiant.
Les Pays-Bas sont un pays riche où l'on dépense peu - en tout cas le moins possible, voir ces vacanciers qui se rendent en France avec leurs caravanes bourrées de provisions - pour les plaisirs de bouche. Freud y aurait-il vu une nation fixée au stade anal (les excréments étant liés à l'argent), tandis que les Italiens seraient restés, eux, avec leur bonne chère et leurs "telefoninos", au stade oral? Les cadres français qui viennent rencontrer leurs homologues néerlandais sont toujours sidérés de voir ces hommes adultes, en général bien mieux payés qu'eux, qui lors du rituel déjeuner professionnel se contentent d'un sandwich et d'un verre de petit lait. Quel choc ! L'écrivain d'origine marocaine Fouad Laroui, fixé de longue date à Amsterdam, expliquait à des journalistes français que son éditeur parisien l'avait toujours invité dans de bons restaurants. Quand son éditeur néerlandais, très satisfait des ventes de son dernier livre, lui a généreusement proposé...un sandwich et un verre de petit lait, tirés d'un frigo dans un coin de son bureau.
On peut en sourire. Mais il faut se souvenir du rôle irremplaçable des Pays-Bas calvinistes - même si une partie de la population est toujours restée catholique - dans la diffusion des idées libérales et démocratiques en Occident. Sans Amsterdam, pas de Spinoza. Sans les imprimeurs hollandais, pas de philosophie des Lumières. Les Français adorent évoquer le 17ème siècle comme le "siècle de Louis XIV", mais ce fut aussi et peut-être surtout celui des débuts de la mondialisation grâce aux marchands hollandais, raconte l'historien canadien Timothy Brook, grand spécialiste de la Chine, dans un livre passionnant, Le Chapeau de Vermeer. La carte montrant comment la Chine impériale était alors au centre d'échanges commerciaux entre l'ancien et le nouveau monde permet de saisir bien des évolutions actuelles. La tulipe originaire de l'empire ottoman est l'exemple même d'une fleur améliorée et transformée à l'infini par les Hollandais, au point d'être devenue avec les moulins à vent l'icône du pays.

Pas de rapport romantique à la nature
Ils n'ont pas du tout un rapport romantique à la nature, comme leurs voisins allemands. Ils n'ont pas à leur disposition des espaces immenses, comme les Etats-Unis où l'on a pu séparer très tôt la nature utile (les plaines du Middle West) de la nature sauvage, la wilderness somptueuse des parcs nationaux. Ils ont reçu en héritage des terres ingrates : deux tiers du pays sont au-dessous du niveau de la mer. Où les êtres humains ne pouvaient survivre qu'en transformant leur milieu. "Dieu a créé le monde, les Néerlandais ont créé les Pays-Bas" est un dicton qui résume cette posture volontariste. C'est le "design néerlandais", une façon de redessiner la carte à force d'obstination et d'ingéniosité, en construisant inlassablement des digues longtemps brisées par les tempêtes. Pas un arbre dans le paysage qui n'ait été planté par la main de l'homme. Des régions entières conquises sur les marais ou les lacs intérieurs. L'une des plus anciennes institutions du pays, créée au 12ème siècle, fut l'Office de l'Eau qui en réglementait le pompage pour rendre les terres cultivables - les moulins à vent servaient d'abord à ça.
Aujourd'hui ils sont les champions des fleurs cultivées au soleil d'Afrique ou d'Amérique latine, amenées par avion-cargo vers l'Europe, et bien sûr de l'agriculture sous serres. Lorsqu'on atterrit la nuit à Amsterdam, on les voit partout émerger comme des îlots de lumière, éclairés grâce à une électricité produite par le nec plus ultra de la technologie durable. Dans le dernier numéro de la revue 6 Mois ("le XXIème siècle en images") le photographe italien Luca Locatelli, spécialiste de l'environnement, consacre un reportage à ces "usines à légumes" où s'activent robots et techniciens, censées nourrir l'humanité de demain. "Nous produisons ce que veut le marché, me déclarait en 2016 l'un de ces producteurs. Aujourd'hui des tomates sans goût et pas chères. Demain des tomates goûteuses et un peu plus chères, si c'est ce qu'attendent les consommateurs". A nous de décider. Puisque nous sommes libres.
Dans l'Union européenne ils sont aussi les grands défenseurs des principes de l'état de droit - contre la Hongrie ou la Pologne, comme ils furent jadis en pointe contre le régime d'apartheid en Afrique du Sud, édifié par une minorité blanche d'origine néerlandaise -, et d'une attitude très ouverte sur les questions de bioéthique. Aide médicale à la procréation, mariage homosexuel, droit au suicide assisté : ils furent toujours des pionniers. En 2012, le Parlement de La Haye discutait sans fard l'état du prince Friso, fils de la reine Beatrix, soigné par des médecins autrichiens aussitôt après un accident de ski à Lech, qui mourut après des années dans le coma, relié à des machines. Des médecins néerlandais ne l'auraient pas réanimé. De la même manière, en pleine crise du Covid-19, les Néerlandais de plus de 85 ans sont priés de ne pas venir à l'hôpital. Pour ne pas y infecter cette population fragile, certes. Mais aussi parce qu'il vaut mieux éviter d'engorger les services de réanimation avec des patients qui, statistiquement, ont moins de chances de s'en tirer. Ou ça passe, ou ça casse. Leur frugalité, la pratique du vélo même à un âge avancé et les marches qu'il faut grimper dans les maisons néerlandaises pour accéder aux chambres, les maintiennent de toute façon en meilleure forme que bien d'autres de leurs contemporains.
Donc les Néerlandais se font tirer l'oreille pour aider l'Italie, la Grèce ou l'Espagne. Ils refusent de desserrer les cordons de la bourse. Ils sont viscéralement accrochés au néo-libéralisme. Ils croient mordicus dans le libre commerce et ont été sincèrement chagrinés de voir les Britanniques, leurs grands alliés, leurs frères, s'éloigner à la rame. Mais ils sont une part essentielle de cette Europe aujourd'hui à juste titre si critiquée. Comment disait Churchill à propos de la démocratie parlementaire? "Le pire des systèmes, à l'exception de tous les autres".



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