Penser à partir de l’Actu avec Thomas Piketty : notre prospérité
demande une régulation mondiale pour assurer sa soutenabilité sociale et
écologique.
A Berlin, le 7 novembre 2014, lors d'une conférence.
« L’urgence absolue est de prendre la mesure de la crise en cours et
de tout faire pour éviter le pire » Par Thomas Piketty, directeur
d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de
Paris, Le Monde 10 avril 2020
Face à la crise sanitaire due au
coronavirus, l’urgence est de créer une fiscalité plus juste afin de pouvoir
mettre à contribution les plus riches et les grandes entreprises autant que
nécessaire, estime l’économiste dans sa chronique au Monde.
Chronique
La crise
épidémique Covid-19 va-t-elle précipiter la fin de la mondialisation marchande
et libérale et l’émergence d’un nouveau modèle de développement, plus équitable
et plus durable ? C’est possible, mais rien n’est gagné. A ce stade,
l’urgence absolue est surtout de prendre la mesure de la crise en cours, et de
tout faire pour éviter le pire, c’est-à-dire l’hécatombe de masse. Rappelons
les prédictions des modèles épidémiologiques. Sans intervention, le Covid-19
aurait pu causer la mort de quelque 40 millions de personnes dans le
monde, dont 400 000 en France, soit environ 0,6 % de la population
(plus de 7 milliards d’habitants dans le monde, près de 70 millions
en France). Cela correspond quasiment à une année de mortalité supplémentaire
(550 000 morts par an en France, 55 millions dans le monde). En
pratique, cela veut dire que pour les régions les plus touchées et au cours des
mois les plus sombres le nombre de cercueils aurait pu être de cinq à dix fois
plus élevé que d’ordinaire (ce que l’on a malheureusement commencé à voir dans
certains clusters italiens).
D’immenses
disparités
Aussi
incertaines soient-elles, ce sont ces prédictions qui ont convaincu les
gouvernements qu’il ne s’agissait pas d’une simple grippe, et qu’il fallait
confiner d’urgence les populations. Certes, personne ne sait très bien jusqu’où
vont monter les pertes humaines (actuellement près de 100 000 morts dans
le monde, dont presque 20 000 en Italie, 15 000 en Espagne et aux
Etats-Unis et 13 000 en France), et jusqu’où elles auraient pu monter sans
confinement. Les épidémiologistes espèrent que l’on parvienne à diviser le
bilan final par dix ou par vingt par rapport aux prévisions initiales, mais les
incertitudes sont considérables. D’après le rapport publié par l’Imperial
College le 27 mars, seule une politique massive de tests et d’isolement
des personnes contaminées permettrait de réduire fortement les pertes.
Autrement dit, le confinement ne suffira pas pour éviter le pire. Le seul
précédent historique auquel on puisse se raccrocher est celui de la grippe
espagnole de 1918-1920, dont on sait maintenant qu’elle n’avait rien
d’espagnole et qu’elle a causé près de 50 millions de morts dans le monde
(environ 2 % de la population mondiale de l’époque). En exploitant les
données d’état civil, les chercheurs ont montré que cette mortalité moyenne
cachait d’immenses disparités : entre 0,5 % et 1 % aux
Etats-Unis et en Europe, contre 3 % en Indonésie et en Afrique du Sud, et
plus de 5 % en Inde.
Cette crise
peut être l’occasion de réfléchir à une dotation sanitaire et éducative
minimale pour tous les habitants de la planète C’est cela qui devrait nous
préoccuper : l’épidémie pourrait atteindre des sommets dans les pays
pauvres, dont les systèmes de santé ne sont pas en état de faire face aux
chocs, d’autant plus qu’ils ont subi les politiques d’austérité imposées par
l’idéologie dominante des dernières décennies. Le confinement appliqué dans
des écosystèmes fragiles pourrait en outre se révéler totalement inadapté. En
l’absence de revenu minimum, les plus pauvres devront vite ressortir chercher
du travail, ce qui relancera l’épidémie. En Inde, le confinement a surtout
consisté à chasser les ruraux et les migrants des villes, ce qui a conduit à
des violences et des déplacements de masse, au risque d’aggraver la diffusion
du virus. Pour éviter l’hécatombe, on a besoin de l’Etat social, pas de
l’Etat carcéral. Dans l’urgence, les dépenses sociales indispensables
(santé, revenu minimum) ne pourront être financées que par l’emprunt et la
monnaie. En Afrique de l’Ouest, c’est l’occasion de repenser la nouvelle
monnaie commune et de la mettre au service d’un projet de développement fondé
sur l’investissement dans la jeunesse et les infrastructures (et non pas au
service de la mobilité des capitaux des plus riches). Le tout devra s’appuyer
sur une architecture démocratique et parlementaire plus réussie que l’opacité
toujours en vigueur dans la zone euro (où l’on continue de s’égayer dans des
réunions de ministres des finances à huis clos, avec la même inefficacité qu’au
temps de la crise financière).
Une
régulation mondiale
Très vite,
ce nouvel Etat social demandera une fiscalité juste et un registre financier
international, afin de pouvoir mettre à contribution les plus riches et les
grandes entreprises autant que nécessaire. Le régime actuel de libre
circulation du capital, mis en place à partir des années 1980-1990 sous
l’influence des pays riches (et singulièrement de l’Europe), favorise de facto
l’évasion des milliardaires et des multinationales du monde entier. Il empêche
les administrations fiscales fragiles des pays pauvres de développer un impôt
juste et légitime, ce qui mine gravement la construction de l’Etat tout court.
Cette crise
peut aussi être l’occasion de réfléchir à une dotation sanitaire et éducative
minimale pour tous les habitants de la planète, financée par un droit universel
de tous les pays sur une partie des recettes fiscales acquittées par les
acteurs économiques les plus prospères : grandes entreprises, ménages à hauts
revenus et patrimoines (par exemple au-delà de dix fois la moyenne mondiale,
soit les 1 % les plus riches du monde). Après tout, cette prospérité
s’appuie sur un système économique mondial (et accessoirement sur
l’exploitation effrénée des ressources naturelles et humaines planétaires
depuis plusieurs siècles). Elle demande donc une régulation mondiale
pour assurer sa soutenabilité sociale et écologique, avec notamment la mise
en place d’une carte carbone permettant d’interdire les plus hautes émissions. Il
va de soi qu’une telle transformation exigera bien des remises en cause. Par
exemple, Emmanuel Macron et Donald Trump sont-ils prêts à annuler les cadeaux
fiscaux aux plus aisés de leur début de mandat ? La réponse dépendra de la
mobilisation des oppositions autant que de leur propre camp. On peut être
certain d’une chose : les grands bouleversements politico-idéologiques ne
font que commencer.
L’idéologie des inégalités par Jacques Munier Emission France Culture Le Journal des idées 06/09/2019
Dans son dernier livre paru au Seuil, Capital et idéologie, Thomas
Piketty retrace l’histoire mondiale des inégalités ainsi que des théories
économiques et politiques destinées à les justifier. L’ouvrage a fait l’objet
de nombreux commentaires dans la presse.
Affirmer que
l’inégalité est idéologique signifie pour Thomas Piketty que le marché et la
concurrence, le profit et le salaire, le capital et la dette… « sont des
constructions sociales et historiques qui dépendent entièrement du système
légal, fiscal, éducatif et politique que l’on choisit de mettre en
place ». Il y a donc « toujours plusieurs voies possibles permettant
d’organiser une société et les rapports de pouvoir et de propriété en son
sein ». Et en particulier à notre époque, « certaines peuvent
constituer un dépassement du capitalisme bien plus réel que la voie consistant
à promettre sa destruction sans se soucier de ce qui suivra ».
L’économiste ne nie pas les « réels progrès réalisés en termes de santé,
d’éducation et de pouvoir d’achat » au cours des trois derniers siècles,
mais il relève aussi « d’immenses inégalités et fragilités. »
En 2018, le taux de mortalité infantile avant 1 an était inférieur à 0,1 %
dans les pays européens, nord-américains et asiatiques les plus riches, mais
ils atteignaient quasiment 10 % dans les pays africains les plus pauvres. Le
revenu moyen mondial atteignait certes 1 000 euros par mois et par
habitant, mais il était d’à peine 100-200 euros par mois dans les pays les plus
pauvres, et dépassait les 3 000-4 000 euros par mois dans les pays
les plus riches, voire davantage dans quelques micro-paradis fiscaux que
d’aucuns soupçonnent (non sans raison) de voler le reste de la planète, quand
il ne s’agit pas de pays dont la prospérité s’appuie sur les émissions carbone
et le réchauffement à venir.
D’où la leçon à retenir : « le progrès humain n’est pas linéaire,
et l’on aurait bien tort de faire l’hypothèse que tout ira toujours pour le
mieux, et que la libre compétition des puissances étatiques et des acteurs
économiques suffirait à nous conduire comme par miracle à l’harmonie sociale et
universelle. Le progrès humain existe, mais il est un combat » qui doit
notamment « s’appuyer sur une analyse raisonnée des évolutions historiques
passées, avec ce qu’elles comportent de positif et de négatif ». Et par
exemple, l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises et
britanniques fut un moment essentiel du progrès humain mais l’idéologie de la
propriété privée eut pour conséquence qu’on jugea « indispensable de
dédommager les propriétaires, et non pas les esclaves ».
Dépasser le capitalisme
Thomas Piketty s’est livré à L’Obs, où il évoque notamment la dernière partie de son livre, celle des
propositions pour réduire les inégalités. La participation accrue des
représentants des salariés au conseil d’administration des grandes entreprises,
comme en Allemagne, « a permis qu’il y ait moins d’excès qu’ailleurs quant
à la fixation des salaires des dirigeants ». Il suggère de revenir à la progressivité
de l’impôt, tel qu’il avait été instauré après la Première Guerre mondiale dans
la plupart des pays industrialisé et qui avait atteint au cours des Trente
Glorieuses, pour les tranches supérieures, « des niveaux très élevés,
jusqu’à 90% aux Etats-Unis, sans que cela bride la croissance, bien au
contraire ». Il conseille également de rétablir l’ISF, avec progressivité.
Tout cela pour rétablir une redistribution équitable. Car il estime par exemple
que la division par deux de la croissance depuis les années 1990 est due en
grande partie au sous-investissement dans l’éducation.
Les dépenses d’éducation ont stagné dans tous les pays développés alors que
le nombre d’étudiants a fortement augmenté. En France, le budget de
l’enseignement supérieur est de 10 milliards d’euros. Si on avait ajouté les 5
milliards d’euros de l’ISF, on aurait pu inverser la chute dramatique de
l’investissement par étudiant.
Rappel : Au niveau mondial, le 1% des plus riches capte deux fois plus
de richesses que la moitié de la population la plus pauvre.
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