Albert Camus, ou l’inconscient colonial « Un homme moral dans un monde immoral » par
Edward W. Said
Décédé en
septembre 2003, Edward W. Said était professeur de littérature comparée à
l’université Columbia (Etats-Unis), auteur notamment de Culture et
impérialisme, Fayard-Le Monde diplomatique, Paris, 2000. Il a publié
son autobiographie, A contre-voie, au Serpent à plumes (Paris) en 2002.
https://www.monde-diplomatique.fr/2000/11/SAID/2555
Edward Said
Dans son essai intitulé Culture et impérialisme, l’intellectuel américano-palestinien
Edward W. Said démontre comment l’œuvre majeure de grands écrivains occidentaux
n’échappe pas à la mentalité coloniale de leur temps. Exemple : Albert
Camus.
Albert Camus
Albert Camus est le seul auteur de l’Algérie française qui peut, avec
quelque justification, être considéré comme d’envergure mondiale. Comme Jane
Austen (1)
un siècle plus tôt, c’est un romancier dont les œuvres ont laissé échapper les
réalités impériales qui s’offraient si clairement à son attention. (…)
Camus joue un rôle particulièrement important dans les sinistres sursauts
colonialistes qui accompagnent l’enfantement douloureux de la décolonisation
française du XXe siècle. C’est une figure impérialiste très tardive : non
seulement il a survécu à l’apogée de l’empire, mais il survit comme auteur « universaliste »,
qui plonge ses racines dans un colonialisme à présent oublié. (…)
Le parallèle frappant entre Camus et George Orwell (2),
c’est qu’ils sont tous deux devenus dans leur culture respective des figures
exemplaires dont l’importance découle de la puissance de leur contexte indigène
immédiat qu’ils paraissent transcender. C’est dit à la perfection dans un
jugement sur Camus qui survient presque à la fin de l’habile démystification du
personnage à laquelle se livre Conor Cruise O’Brien, dans un livre qui
ressemble beaucoup à l’étude de Raymond Williams sur Orwell (et paru dans la
même collection, les « Modern Masters » (3).
O’Brien écrit : « Il est probable qu’aucun auteur européen de
son temps n’a si profondément marqué l’imaginaire et aussi la conscience morale
et politique de sa propre génération et de la suivante. Il était intensément
européen parce qu’il appartenait à la frontière de l’Europe et était conscient
d’une menace. La menace lui faisait aussi les yeux doux. Il a refusé, mais non
sans lutte. Aucun autre écrivain, pas même Conrad, n’est plus représentatif de
l’attention et de la conscience occidentale à l’égard du monde non occidental.
Le drame interne de son œuvre est le développement de cette relation, sous la
montée de la pression et de l’angoisse. »
(…) De plus, Joseph Conrad et Camus ne sont pas les représentants d’une
réalité aussi impondérable que la « conscience occidentale », mais
bien de la domination occidentale sur le monde non européen. Conrad exprime
cette abstraction avec une force qui ne trompe pas, dans son essai Geography
and Some Explorers (4).
Il y célèbre 1’exploration de l’Arctique par les Britanniques puis conclut sur
un exemple de sa propre « géographie militante » : « J’ai
posé le doigt au beau milieu de la tache, alors toute blanche, qu’était
l’Afrique, et j’ai déclaré : « Un jour j’irai là-bas. » »
Il y est allé, bien sûr, et il reprend le geste dans Au cœur des ténèbres.
Joseph Conrad
Le colonialisme occidental, qu’O’Brien et Conrad se donnent tant de mal
pour décrire, est, premièrement, une pénétration hors des frontières
européennes et dans une autre entité géographique. Deuxièmement, il ne renvoie
nullement à une « conscience occidentale » anhistorique « à
l’égard du monde non occidental » : l’écrasante majorité des
indigènes africains et indiens ne rapportaient pas leurs malheurs à la « conscience
occidentale », mais à des pratiques coloniales très précises comme
l’esclavage, l’expropriation, la violence des armes. C’est une relation laborieusement
construite où la France et la Grande-Bretagne s’autoproclamaient l’« Occident »
face aux peuples inférieurs et soumis du « non-Occident », pour
l’essentiel inerte et sous-développé. (…)
O’Brien use aussi d’un autre moyen pour tirer Camus de l’embarras où il l’a
mis : il souligne que son expérience personnelle est privilégiée. Tactique
propre à nous inspirer pour lui quelque sympathie, car, si regrettable qu’ait
été le comportement collectif des colons français en Algérie, il n’y a aucune
raison d’en accabler Camus. L’éducation entièrement française qu’il a reçue
là-bas — bien décrite dans la biographie de Herbert Lottman (5)
— ne l’a pas empêché de rédiger, avant-guerre, un célèbre rapport sur les
malheurs locaux, dus pour la plupart au colonialisme français. Voici donc un
homme moral dans un contexte immoral. Et le centre d’intérêt de Camus, c’est
l’individu dans un cadre social : c’est aussi vrai de L’Etranger
que de La Peste et de La Chute. Ses valeurs, ce sont la
conscience de soi, la maturité sans illusion, la fermeté morale quand tout va
mal. Mais, sur le plan méthodologique, trois opérations s’imposent.
La première, c’est d’interroger et de déconstruire le cadre géographique
que retient Camus pour L’Etranger (1942), La Peste (1947) et son
recueil de nouvelles (du plus haut intérêt) L’Exil et le Royaume (1957).
Pourquoi l’Algérie, alors qu’on a toujours considéré que les deux premières
œuvres citées renvoyaient surtout à la France, et plus particulièrement à son
occupation par les nazis ?
Allant plus loin que la plupart des critiques, O’Brien observe que le choix
n’est pas innocent : bien des éléments de ces récits (par exemple le
procès de Meursault [dans L’Etranger]) constituent une justification furtive ou
inconsciente de la domination française, ou une tentative idéologique de
l’enjoliver. Mais chercher à établir une continuité entre l’auteur Camus, pris
individuellement, et le colonialisme français en Algérie, c’est d’abord nous
demander si ses textes sont liés à des récits français antérieurs ouvertement
impérialistes. (…)
La seconde opération méthodologique porte sur le type de données
nécessaires à cet élargissement de perspective, et sur une question
voisine : qui interprète ?
Un critique européen intéressé par l’histoire dira probablement que Camus
représente l’impuissance tragique de la conscience française face à la crise de
l’Europe, à l’approche d’une de ses grandes fractures. Si Camus semble avoir
considéré qu’on pouvait maintenir et développer les populations de colons
au-delà de 1960 (l’année de sa mort), il avait tout simplement tort
historiquement puisque les Français ont abandonné l’Algérie et toute revendication
sur elle deux ans plus tard seulement.
Lorsque son œuvre évoque en clair l’Algérie contemporaine, Camus
s’intéresse en général aux relations franco-algériennes telles qu’elles sont,
et non aux vicissitudes historiques spectaculaires qui constituent leur destin
dans la durée. Sauf exception, il ignore ou néglige l’histoire, ce qu’un
Algérien, ressentant la présence française comme un abus de pouvoir quotidien,
n’aurait pas fait. Pour un Algérien, 1962 représentera probablement la fin
d’une longue et malheureuse époque inaugurée par l’arrivée des Français en
1830, et l’ouverture triomphale d’une ère nouvelle. Interpréter du même point
de vue les romans de Camus, ce serait voir en eux, non des textes qui nous
informent sur les états d’âme de l’auteur, mais des éléments de l’histoire de
l’effort français pour rendre et garder l’Algérie française.
Il faut donc comparer les assertions et présupposés de Camus sur l’histoire
algérienne avec les histoires écrites par des Algériens après l’indépendance,
afin d’appréhender pleinement la controverse entre le nationalisme algérien et
le colonialisme français. Et il serait juste de rattacher son œuvre à deux
phénomènes historiques : l’aventure coloniale française (puisqu’il la
postule immuable) et la lutte acharnée contre l’indépendance de l’Algérie.
Cette perspective algérienne pourrait bien « débloquer » ce que
l’œuvre de Camus dissimule, nie ou tient implicitement pour évident.
Enfin, étant donné l’extrême densité des textes de Camus, l’attention au
détail, la patience, l’insistance sont méthodologiquement cruciales. Les
lecteurs associent d’emblée ses romans aux romans français sur la France, non
seulement en raison de leur langue et des formes qu’ils semblent hériter
d’aussi illustres prédécesseurs qu’Adolphe et Trois contes (6),
mais aussi parce que leur cadre algérien paraît fortuit, sans rapport avec les
graves problèmes moraux qu’ils posent. Près d’un demi-siècle après leur publication,
ils sont lus comme des paraboles de la condition humaine.
C’est vrai, Meursault tue un Arabe, mais cet Arabe n’est pas nommé et
paraît sans histoire, et bien sûr sans père ni mère. Certes, ce sont aussi des
Arabes qui meurent de la peste à Oran, mais ils ne sont pas nommés non plus,
tandis que Rieux et Tarrou sont mis en avant. Et l’on doit lire les textes pour
la richesse de ce qui s’y trouve, non pour ce qui en a été éventuellement
exclu. Mais justement. Je voudrais souligner qu’on trouve dans les romans de
Camus ce qu’on en croyait autrefois évacué : des allusions à cette
conquête impériale spécifiquement française, commencée en 1830, poursuivie de
son vivant, et qui se projette dans la composition de ses textes.
Cette entreprise n’est pas inspirée par la vengeance. Je n’entends pas
reprocher rétrospectivement à Camus d’avoir caché dans ses romans certaines
choses sur l’Algérie qu’il s’efforce longuement d’expliquer, par exemple, dans
les divers textes des Chroniques algériennes. Mon objectif est d’examiner
son œuvre littéraire en tant qu’élément de la géographie politique de l’Algérie
méthodiquement construite par la France sur plusieurs générations. Cela pour
mieux y voir un reflet saisissant du conflit politique et théorique dont
l’enjeu est de représenter, d’habiter et de posséder ce territoire — au moment
précis où les Britanniques quittaient l’Inde. L’écriture de Camus est animée
par une sensibilité coloniale extraordinairement tardive et en fait sans force,
qui refait le geste impérial en usant d’un genre, le roman réaliste, dont la
grande période en Europe est depuis longtemps passée. (…)
Souvenons-nous. La révolution algérienne a été officiellement annoncée et
déclenchée le 1er novembre 1954. Le massacre de Sétif, grande tuerie de
civils algériens par des soldats français, est de mai 1945. Et les années
précédentes, celles où Camus écrivait L’Etranger, ont été riches en
événements ponctuant la longue et sanglante histoire de la résistance
algérienne. Même si, selon tous ses biographes, Camus a grandi en Algérie en
jeune Français, il a toujours été environné des signes de la lutte
franco-algérienne. Il semble en général les avoir esquivés, ou, dans les
dernières années, traduits ouvertement dans la langue, l’imagerie et la vision
géographique d’une volonté française singulière de disputer l’Algérie à ses
habitants indigènes musulmans. En 1957, François Mitterrand déclarait sans
ambages, dans son livre Présence française et abandon (7) :
« Sans Afrique, il n’y aura pas d’histoire de France au XXe siècle. »
Pour situer Camus en contrepoint sur l’essentiel (et non sur une petite
partie) de son histoire réelle, il faut connaître ses vrais prédécesseurs
français, ainsi que l’œuvre des romanciers, historiens, sociologues et
politologues algériens d’après l’indépendance. Aujourd’hui, une tradition
eurocentrique parfaitement déchiffrable et persistante refoule toujours dans
l’interprétation ce qui, sur l’Algérie, était refoulé par Camus (et
Mitterrand), et refoulé par les personnages de ses romans. Quand, dans les
dernières années de sa vie, Camus s’oppose publiquement, et même violemment, à
la revendication nationaliste d’indépendance algérienne, il le fait dans le
droit-fil de la représentation qu’il a donnée de l’Algérie depuis le début de
sa carrière littéraire, même si ses propos font alors tristement écho à la
rhétorique officielle anglo-française de Suez.
Ses commentaires sur le « colonel Nasser », sur l’impérialisme arabe
et musulman, nous sont familiers, mais le seul énoncé politique, d’une
intransigeance totale, qu’il consacre à l’Algérie dans ce texte apparaît comme
un résumé sans nuance de tout ce qu’il a écrit antérieurement : « En
ce qui concerne l’Algérie, l’indépendance nationale est une formule purement
passionnelle. Il n’y a jamais eu encore de nation algérienne. Les juifs, les
Turcs, les Grecs, les Italiens, les Berbères auraient autant de droit à
réclamer la direction de cette nation virtuelle. Actuellement, les Arabes ne
forment pas à eux seuls toute l’Algérie. L’importance et l’ancienneté du
peuplement français en particulier suffisent à créer un problème qui ne peut se
comparer à rien dans l’histoire. Les Français d’Algérie sont eux aussi et au
sens fort du terme des indigènes. Il faut ajouter qu’une Algérie purement arabe
ne pourrait accéder à l’indépendance économique sans laquelle l’indépendance
politique n’est qu’un leurre. (…) »
Le paradoxe est que partout où, dans ses romans et descrip- tions, Camus en
parle, la présence française en Algérie est rendue soit comme un thème narratif
extérieur, une essence échappant au temps et à l’interprétation, soit comme la
seule histoire qui mérite d’être racontée en tant qu’histoire. Quelle
différence d’attitude et de ton dans le livre de Pierre Bourdieu, Sociologie
de l’Algérie (8),
publié, comme L’Exil et Le Royaume, en 1958 : ses analyses
réfutent les formules à l’emporte-pièce de Camus et présentent franchement la
guerre coloniale comme l’effet d’un conflit entre deux sociétés. C’est cet
entêtement de Camus qui explique l’absence totale de densité et de famille de
l’Arabe tué par Meursault ; et voilà pourquoi la dévastation d’Oran est
implicitement destinée à exprimer non les morts arabes (qui, après tout, sont
celles qui comptent démographiquement), mais la conscience française. (…)
On dispose d’une excellente recension des nombreux postulats sur les
colonies françaises que partagent les lecteurs et critiques de Camus. Une étude
remarquable de Manuela Semidei sur les livres scolaires français, de la
première guerre mondiale au lendemain de la seconde (9),
note que ces manuels comparent favorablement l’administration coloniale de la
France à celle de la Grande-Bretagne : ils laissent entendre que les
possessions françaises sont gouvernées sans les préjugés et le racisme des
Britanniques. Dans les années 30, ce thème est inlassablement répété.
Quand il est fait allusion à l’usage de la violence en Algérie, par
exemple, la formulation donne à croire que les forces françaises ont été obligées
de prendre des mesures déplaisantes pour répondre à des agressions de la part
des indigènes « poussés par leur ardeur religieuse et par l’attrait du
pillage ». L’Algérie est toutefois devenue « une nouvelle France »,
prospère, dotée d’excellentes écoles, d’hôpitaux, de routes. Même après
l’indépendance, l’image de l’histoire coloniale de la France reste
essentiellement constructive : on pense qu’elle a posé les bases de liens
« fraternels » avec les anciennes colonies.
Mais ce n’est pas parce qu’un seul point de vue paraît pertinent à un
public français, ou parce que la dynamique complète de l’implantation coloniale
et de la résistance indigène flétrit regrettablement le séduisant humanisme
d’une grande tradition européenne, qu’il faut suivre ce courant
d’interprétation et accepter les constructions et images idéologiques.
J’irai jusqu’à dire que, si les plus célèbres romans de Camus intègrent,
récapitulent sans compromis et, à bien des égards, supposent un discours français
massif sur l’Algérie qui appartient au langage des attitudes et références
géographiques impériales de la France, cela rend son œuvre plus intéressante,
et non le contraire. La sobriété de son style, les angoissants dilemmes moraux
qu’il met à nu, les destins personnels poignants de ses personnages, qu’il
traite avec tant de finesse et d’ironie contrôlée — tout cela se nourrit de
l’histoire de la domination française en Algérie et la ressuscite, avec une
précision soigneuse et une absence remarquable de remords ou de compassion.
Une fois de plus, la relation entre géographie et lutte politique doit être
réanimée à l’endroit précis où, dans les romans, Camus la recouvre d’une
superstructure qui, écrit élogieusement Sartre, nous plonge dans le « climat
de l’absurde ». Tant L’Etranger que La Peste portent sur
des morts d’Arabes, des morts qui mettent en lumière et alimentent
silencieusement les problèmes de conscience et les réflexions des personnages
français.
Municipalités, système judiciaire, hôpitaux, restaurants, clubs, lieux de
loisirs, écoles — toute la structure de la société civile, présentée avec tant
de vie, est française, bien qu’elle administre surtout une population non
française. L’homologie de ce qu’écrivent à ce sujet Camus et les livres scolaires
est frappante. Ses romans et nouvelles racontent les effets d’une victoire
remportée sur une population musulmane, pacifiée et décimée, dont les droits à
la terre ont été durement restreints. Camus confirme donc et raffermit la
priorité française, il ne condamne pas la guerre pour la souveraineté livrée
aux musulmans algériens depuis plus d’un siècle, il ne s’en désolidarise pas.
Au centre de l’affrontement, il y a la lutte armée, dont les premiers
grands protagonistes sont le maréchal Théodore Bugeaud et l’émir Abd El-Kader.
Le premier est un militaire intraitable qui, dans sa sévérité patriarcale
envers les indigènes, commence en 1836 par un effort pour les discipliner et
finit une dizaine d’années plus tard par une politique de génocide et d’expropriation
massive. Le second est un mystique soufi et guérillero infatigable, qui ne
cesse de regrouper, reformer, remobiliser ses troupes contre un envahisseur
plus fort et plus moderne.
Quand on lit les documents de l’époque — les lettres, proclamations et
dépêches de Bugeaud (réunies et publiées à peu près au même moment que L’Etranger),
ou une édition des poèmes soufis d’Abd ElKader (…), ou encore la remarquable
reconstruction de la psychologie de la conquête par Mostafa Lacheraf, dirigeant
du Front de libération nationale (FLN) et professeur à l’université d’Alger
après l’indépendance, à partir des journaux et lettres français des années 1830
et 1840 (10) -,
on perçoit la dynamique qui rend inévitable l’amoindrissement de la présence
arabe chez Camus.
Le cœur de la politique militaire française telle que l’avaient mise au
point Bugeaud et ses officiers, c’était la razzia, le raid punitif sur les
villages, maisons, récoltes, femmes et enfants des Algériens. « Il faut
empêcher les Arabes de semer, de récolter, de pâturer », avait ordonné
Bugeaud. Lacheraf donne un échantillon de l’état d’ivresse poétique que ne
cessent d’exprimer les officiers français à l’œuvre : enfin ils avaient
l’occasion de faire la « guerre à outrance », sans morale,
sans nécessité. Le général Changarnier décrit l’agréable distraction qu’il
octroie à ses soldats en les laissant razzier de paisibles villages ; ce
type d’activité est enseigné par les Ecritures, dit-il, Josué et
d’autres grands chefs dirigeaient « de bien terribles razzias »
et étaient bénis par Dieu. La ruine, la destruction totale, l’implacable
brutalité sont admises non seulement parce qu’elles sont légitimées par Dieu,
mais aussi parce que — formule inlassablement répétée de Bugeaud à Salan — « les
Arabes ne comprennent que la force brutale ».
Certains, comme Tocqueville, qui par ailleurs critiquait sévèrement la
politique américaine à l’égard des Noirs et des Indiens, estimaient que le progrès
de la civilisation européenne nécessitait de faire subir des cruautés aux
musulmans. Dans la pensée de Tocqueville, « conquête totale » devient
synonyme de « grandeur française ». L’islam, c’est « la
polygamie, la séquestration des femmes, l’absence de toute vie publique, un
gouvernement tyrannique et ombrageux qui force de cacher sa vie et rejette
toutes les affections du cœur du côté de l’intérieur de la famille ».
Et, croyant que les indigènes sont des nomades, il estime que « tous
les moyens de désoler les tribus doivent être employés. Je n’excepte que ceux
que l’humanité et le droit des nations réprouvent (11) ». (…)
Les romans et nouvelles de Camus distillent très précisément les
traditions, langages et stratégies discursives de l’appropriation française de
l’Algérie. Ils donnent son expression ultime et la plus raffinée à cette « structure
de sentiments » massive. Mais, pour discerner celle-ci, il nous faut
considérer l’œuvre de Camus comme une transfiguration métropolitaine du dilemme
colonial : c’est le colon écrivant pour un public français, dont
l’histoire personnelle est irrévocablement liée à ce département français du
Sud ; dans tout autre cadre, ce qui se passe est inintelligible.
Mais les cérémonies de noces avec le territoire — célébrées par Meursault à
Alger, par Tarrou et Rieux enfermés dans les murs d’Oran, par Janine une nuit
de veille au Sahara — incitent paradoxalement le lecteur à s’interroger sur la
nécessité de ces réaffirmations. Quand la violence du passé français est ainsi
rappelée par inadvertance, ces cérémonies deviennent, en raccourci extrêmement
condensé, des commémorations de la survie d’une communauté sans perspective qui
n’a nulle part où aller.
L’impasse de Meursault est plus radicale que celle des autres. Car, même si
nous supposons que ce tribunal qui sonne faux continue d’exister (curieux
endroit pour juger un Français meurtrier d’un Arabe, note à juste titre Conor
Cruise O’Brien), Meursault lui-même comprend que tout est fini ; c’est
enfin le soulagement — dans la bravade : « J’avais eu raison,
j’avais encore raison, j’avais toujours raison. J’avais vécu de telle façon et
j’aurais pu vivre de telle autre. J’avais fait ceci et je n’avais pas fait
cela. Je n’avais pas fait telle chose alors que j’avais fait cette autre. Et
après ? C’était comme si j’avais attendu pendant tout le temps cette
minute et cette petite aube où je serais justifié. »
Plus de choix ici, plus d’alternative. La voie de la compassion est barrée.
Le colon incarne à la fois l’effort humain très réel auquel sa communauté a
contribué et le refus paralysant de renoncer à un système structurellement
injuste. La conscience de soi suicidaire de Meursault, sa force, sa
conflictualité ne pouvaient venir que de cette histoire et de cette
communauté-là. A la fin, il s’accepte tel qu’il est — et il comprend aussi
pourquoi sa mère, enfermée dans un asile de vieillards, a décidé de se
remarier. « Elle avait joué à recommencer (…) si près de la
mort, maman devait s’y sentir libérée et prête à tout revivre. » Nous
avons fait ici ce que nous avons fait, donc refaisons-le. Cette obstination
froide et tragique se mue en faculté humaine de se reproduire sans faiblir.
Pour les lecteurs de Camus, L’Etranger exprime l’universalité d’une
humanité existentiellement libre, qui oppose un insolent stoïcisme à
l’indifférence du cosmos et à la cruauté des hommes.
Resituer L’Etranger dans le nœud géographique où prend naissance sa
trajectoire narrative, c’est voir en ce roman une forme épurée de l’expérience
historique. Tout comme l’œuvre et le statut d’Orwell en Angleterre, le style
dépouillé de Camus et sa sobre description des situations sociales dissimulent
des contradictions d’une complexité redoutable, et qui deviennent insolubles
si, comme tant de ses critiques, on fait de sa fidélité à l’Algérie française
une parabole de la condition humaine. Tel est encore le fondement de sa
renommée sociale et littéraire.
Pourtant, il n’a cessé d’exister une autre voie, plus difficile et
stimulante : juger, puis refuser la mainmise territoriale et la
souveraineté politique de la France, qui interdisaient de porter sur le
nationalisme algérien un regard compréhensif. Dans ces conditions, il est clair
que les limites de Camus étaient paralysantes, inacceptables. Comparés à la
littérature de décolonisation de l’époque, française ou arabe — Germaine
Tillion, Kateb Yacine, Frantz Fanon, Jean Genet -, ses récits ont une
vitalité négative, où la tragique densité humaine de l’entre prise coloniale
accomplit sa dernière grande clarification avant de sombrer. En émane un
sentiment de gâchis et de tristesse que nous n’avons pas encore entièrement
compris. Et dont nous ne sommes pas tout à fait remis.
(1) Ecrivain britannique (1775-1817). Ses uvres complètes
viennent de paraître dans la « Bibliothèque de la Pléiade »,
Gallimard, Paris, 1 112 pages, 325 F. (2) Lire
François Brune, « Rebelle à Big
Brother », Le Monde diplomatique, octobre 2000. (3) Conor
Cruise O’Brien, Albert Camus, Viking, New York, 1971. (4) Joseph
Conrad, Last Essays, Geography and some Explorers, J. M. Dent,
Londres, 1926. (5) Herbert
Lottman, Camus, Seuil, Paris, 1985. (6) Benjamin
Constant, Adolphe, Gallimard, Paris, 1973 ; Gustave Flaubert, Trois
contes, Seuil, Paris, 1993. (7) François
Mitterrand, Présence française et abandon, Plon, Paris, 1957. (8) Pierre
Bourdieu, Sociologie de l’Algérie, PUF, Paris, 1985, rééd. (9) Manuela
Semidei, « De l’Empire à la décolonisation à travers les manuels scolaires »,
Revue française de sciences politiques, vol. 16, n° 1, février
1966. (10) Mostepha Lacheraf, L’Algérie : nation et
société, Maspero, Paris, 1965. (11) Alexis
de Tocqueville, uvres complètes, t. V, Voyages en Angleterre,
Irlande, Suisse et Algérie, Gallimard, Paris, 1958.
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