Hartmut Rosa : “Je parle au monde et il me répond” Publié dans Philosophie
magazine n°123 Octobre 2018 Mis en ligne le 23/09/2018

Harmut Rosa
Qu’est-ce que la vie bonne ? Après avoir dressé un
diagnostic magistral de la frénésie des sociétés contemporaines, le penseur
allemand Hartmut Rosa croise avec brio sociologie et philosophie pour nous
engager à cultiver les expériences de « résonance » – par
lesquelles notre relation au monde est revivifiée. Nous avons décidé de
consacrer notre dossier de couverture à sa proposition, un remède possible aux
maux de notre siècle.
Sociologue et philosophe, il est l’auteur d’Accélération. Une critique
sociale du temps (La Découverte, 2010), qui lui a valu une reconnaissance
internationale. Cette somme a été suivie du recueil de textes Remèdes à
l’accélération (Philosophie magazine éditeur, 2018) et de Résonance. Une
sociologie de notre relation au monde (La Découverte, 2018). Il vient de
signer Rendre le
monde indisponible (La Découverte), l’un des essais les plus
stimulants de l’année.
C’est à Titisee-Neustadt, petite localité touristique de la Forêt-Noire,
que nous avons retrouvé Hartmut Rosa pour cet entretien. Il s’est tenu dans la
cafétéria attenante à la gare, qui n’est d’ailleurs plus desservie. Durant deux
heures, le sociologue allemand, déjà reconnu dans le monde entier pour son
essai Accélération (2005), nous a présenté son nouveau concept : la
résonance. Cette proposition théorique, déployée dans un livre ambitieux de
plus de 500 pages qui vient de paraître en France, entend relever un défi.
Hartmut Rosa est actuellement l’héritier le plus important de l’École de
Francfort, représentée dans le passé par Theodor Adorno, Walter Benjamin,
Herbert Marcuse ou encore Axel Honneth. Inspirés par une lecture très libre de
Karl Marx, ces auteurs se sont livrés à une critique de la civilisation
capitaliste et de l’aliénation. Mais Hartmut Rosa a, lui, pris le risque rare
de passer de la critique à la proposition. Avec Résonance. Une sociologie de
la relation au monde (La Découverte), il expose sa conception de
l’existence vraiment digne d’être vécue. Qu’est-ce que la vie bonne,
aujourd’hui ? Elle n’est pas à chercher, selon Rosa, dans le yoga, la
méditation, l’alimentation bio ni la randonnée. Encore moins sur une île
grecque ou dans une cabane au fond des bois. Alors, que faire ? Il nous incite
à emprunter les voies de la résonance, une notion plus politique qu’il n’y
paraît de prime abord.
Pourquoi pensez-vous que la modernité est née avec les romans de
chevalerie ? Hartmut Rosa : Avec le cycle de la Table ronde, le mot
« aventure » change de sens. Il est dérivé du latin adventura, « ce qui
doit arriver », lui-même issu du verbe advenire. Ce qui advient, aux
yeux des Grecs ou des Latins, c’est le destin. Vivre une aventure est donc
passif, il s’agit de subir une fatalité, d’accueillir les événements que le
cours du monde nous impose. Mais dans les romans de chevalerie, l’aventure
devient active : le héros erre, renverse des obstacles, découvre l’amour, il a
une destinée individuelle.
Les chevaliers seraient les premiers existentialistes. Exactement,
ils sont en quête, le sens de leur existence ne leur est pas donné par avance.
Nous sommes des chevaliers mais aussi des romantiques allemands,
selon vous. Attention ! Il est vrai que je cite beaucoup les poètes
romantiques dans mon livre. Heine, Eichendorff, Novalis… Mais je ne voudrais
pas passer pour un nostalgique. Ce n’est pas non plus de la coquetterie
littéraire. Les romantiques m’intéressent en tant que sociologue. N’oubliez pas
le sous-titre de mon livre sur la résonance : Une sociologie de la relation
au monde. Les romantiques ont inventé de nouvelles relations au monde. En
amour : si vous êtes romantique, vous ne vous accommodez pas d’un mariage
justifié par la tradition ou par des considérations économiques, vous exigez
que le couple soit le lieu d’une communication des âmes. Avant les Allemands,
Rousseau est peut-être celui qui a formulé le plus clairement cette exigence
dans La Nouvelle Héloïse. Les romantiques ont inventé cette façon
d’aimer qui s’est traduite dans des formes sociales.
Ils ont aussi inventé un nouveau rapport à la nature. Pour
eux, la nature nous communique des sentiments. Le paysage épanche son caractère
mélancolique ou sublime en nous. De même pour l’art : l’œuvre romantique doit
vous toucher, s’adresser à votre sensibilité, pas seulement à votre intellect.
En cela, les Modernes sont à la fois des chevaliers – c’est leur pôle
actif, ils tiennent en main leur destinée – et des romantiques
– c’est leur pôle passif, ils veulent que leur âme soit ouverte sur le
monde.
Vous qualifiez notre époque de « modernité tardive ».
Pourquoi « tardive » ? Parce
que nous sommes vieux ! Le propre des sociétés modernes, par opposition aux
sociétés traditionnelles, est de ne trouver leur équilibre que dynamiquement,
par la croissance, l’accélération ou l’innovation. Lors de la première
modernité, puis de ce que j’appellerais la modernité classique au XIXe siècle,
cette tension vers l’avenir allait de pair avec la croyance au progrès. Les
Modernes ont longtemps cru que la société et la politique allaient vers le
meilleur – que leurs enfants vivraient mieux qu’eux-mêmes. À mon sens,
nous sommes toujours dans la modernité, au sens où nous avons toujours besoin
de l’accélération, notre équilibre est dynamique. Mais nous ne croyons plus au
progrès. Nous accélérons, mais seulement pour ne pas tomber. Regardez votre
président Macron : il veut faire tourner à plein régime les moteurs de la
croissance économique, et, s’il échoue, la crainte serait que la France
s’effondre. La croissance n’est pas un idéal mais un impératif de plus en plus
pénible.
Nous sommes entrés dans la modernité tardive il y a environ trente
ans ? Même si c’est un peu arbitraire, 1989 est probablement la date à
retenir. Cette année-là est marquée par la chute du mur de Berlin et
l’invention du Web, début de la digitalisation du monde. Les effets de la
dérégulation des marchés financiers se font sentir à peu près au même moment.
Cette modernité tardive se caractérise, dites-vous, par une crise
généralisée des relations. Pendant longtemps, j’ai pensé que le principal
problème de la modernité tardive était la désynchronisation. Par exemple, le
rythme de l’économie n’est pas celui de la nature ; l’exploitation des
ressources naturelles est trop rapide pour que ces dernières se renouvellent.
Autre problème, le rythme de la technologie n’est pas celui de notre
psychisme ; d’où l’explosion du burn-out et des dépressions. Ou encore, la
globalisation va trop vite pour les institutions politiques ; en particulier
pour la démocratie, car la délibération est très chronophage. Mais je butais
sur une difficulté : cela voudrait-il dire que la vitesse serait mauvaise en elle-même ?
Ce n’est pas ce que laisse entendre votre critique de
l’accélération ? Non, je ne me reconnais pas du tout dans le mouvement du slow,
de la slow food aux « villes lentes », cela me paraît un argumentaire
marketing, comme si l’on essayait de nous vendre de l’authenticité. Je suis
arrivé à la conclusion que nous vivons une crise profonde des relations. Des
relations avec la nature – c’est évident avec la crise écologique. De la
relation à nous-mêmes – la consommation de psychotropes a explosé dans
l’ensemble des pays développés. Mais aussi de la relation aux autres. Cette
crise est produite par l’accélération, dans la mesure où cette dernière ne nous
laisse pas le temps de nous poser, de nous approprier les êtres et le monde,
d’entrer vraiment en relation avec eux. Mais la vitesse n’est que la cause
indirecte du problème.
Pour imaginer ce que pourrait être la vie bonne, vous proposez le concept
de « résonance ». Pourquoi être allé chercher un terme musical ? De toute évidence,
notre société est très centrée sur la perception visuelle. Mais l’audition me
semble davantage liée à la problématique de la relation, car elle fonctionne à
double sens. Vous écoutez et vous parlez. Vous demandez et l’on vous répond.
Vous pouvez mêler votre voix à celles du monde. On prétend qu’il est pire
d’être sourd que d’être aveugle – j’en suis pour ma part convaincu.
Vous citez une belle phrase d’Adorno : « Il suffit d’écouter le
vent pour savoir si l’on est heureux. » Elle contient beaucoup de
vérité. Elle m’évoque un exemple de Maurice Merleau-Ponty, l’un de mes
philosophes préférés. Parfois, au réveil, vous traversez un premier état de
conscience où le monde vous apparaît dépourvu de ses significations
habituelles. Vous ne savez plus dans quelle chambre vous êtes, ni votre nom.
Mais il y a la présence de ce monde nu autour de vous. Cette présence peut être
agréable ou au contraire menaçante. C’est ce que signifie la phrase d’Adorno, à
mon sens : oublie toutes tes préoccupations ordinaires, écoute le vent, tu
comprendras ce qu’il en est vraiment de ta présence au monde.
On arrive ici à la dimension la moins rationnelle, la moins
cartésienne, de votre démonstration. Quand je suis en résonance, écrivez-vous,
je m’adresse au monde, et il me répond. Vous trouvez ça bizarre, parce que,
selon vous, le monde ne parle pas ?
« Pourquoi aimez-vous la terre collée sur une tomate bio ? Parce
qu’à travers elle, vous cherchez une connexion à la nature dont la condition
urbaine vous prive » en quelque sorte ? Je crois qu’il importe de
distinguer nos conceptions du monde et nos relations au monde.
Selon nos conceptions du monde, à nous Occidentaux du XXIe siècle,
il est clair que seuls les êtres humains parlent vraiment. Le monde physique
est constitué d’une matière morte, sans voix. Je ne discuterai pas cela, mais
nos relations au monde sont bien différentes. Du point de vue scientifique, la
neige est composée de cristaux de glace ; mais quand je découvre un manteau de
neige en ouvrant les volets le matin je fais une expérience d’un autre ordre.
Si je me promène en forêt, je peux dire que les feuillages murmurent. Cette
métaphore renvoie à une certaine qualité de ma relation aux arbres. De nombreux
intellectuels et membres de la classe moyenne supérieure mangent bio. Je suis
certain que vous en fréquentez ! Sur le plan de la connaissance scientifique,
il n’est pas prouvé que les aliments bio soient meilleurs pour la santé, car
ils transportent des bactéries et sont plus vite avariés. Mais pourquoi
aimez-vous la terre collée sur la tomate ? Parce qu’à travers l’aliment bio,
vous cherchez une connexion à la nature dont la condition urbaine vous prive.
Même dans une civilisation matérialiste, rationaliste, cartésienne si vous
voulez, les liens affectifs avec le monde sont avidement recherchés. C’est
pourquoi la phénoménologie de Merleau-Ponty est si éclairante : dans mon
expérience subjective, le monde et le moi ne sont pas séparables. Je perçois le
monde, il est donc en moi, mais je suis également en lui. C’est au niveau de ce
nœud originel du Moi et du Monde que se joue la possibilité d’une conversation,
d’un jeu de questions et de réponses, de la résonance. Alors oui, quand je
résonne, je parle au monde et il me répond. Le vent a quelque chose à
m’apprendre sur moi.
Vous êtes tout de même allé chercher une confirmation de vos hypothèses du
côté des sciences dures, en évoquant la découverte des neurones miroir. C’est une découverte
faite par les équipes de Giacomo Rizzolatti, de l’université de Parme, dans les
années 1990. En travaillant sur des macaques rhésus, ces chercheurs se
sont aperçus que, si l’un de ces singes se livraient à une activité, par
exemple casser des noix, les neurones liés à cette action s’activaient dans le
cerveau d’un autre individu de la même espèce observant la scène. La découverte
des neurones miroir a été un événement intellectuel. Certains y ont vu la base
neuronale de l’apprentissage, de l’imitation mais aussi de l’empathie, tandis
que d’autres ont souligné que le terme était sans doute mal choisi. Ce ne sont
pas les neurones eux-mêmes qui reflètent l’activité observée à
l’extérieur, et il serait moins impropre, semble-t-il, de dire que les processus
se déroulent en miroir dans les deux cerveaux. Mais cela ne change pas
grand-chose pour moi…
Vous diriez donc que la théorie des neurones miroir valide
l’hypothèse de la résonance ? Non, je n’irai pas jusque-là. En tant que
sociologue, je m’intéresse à des comportements sociaux et suis plutôt sceptique
face aux neurosciences. Leur niveau d’analyse ne rend pas compte de la
complexité du social. Mais j’estime que la résonance est malgré cela un
phénomène objectif. Si je m’approche de l’être aimé, mon cœur bat plus vite. Si
une musique me bouleverse, j’ai des frissons qui courent sur ma peau. En tant
que la résonance est une relation entre le sujet et le monde, elle n’est pas
simplement subjective, mais objective – c’est ce que je défendrais.
Même si je suis le seul à pouvoir affirmer que je suis en
résonance. Oui, j’admets que c’est un problème. C’est un phénomène objectif
dont le sujet seul constate l’existence. Mais pour éviter les malentendus, et
pour sortir d’un certain vague, laissez-moi vous donner une définition plus
précise du concept de résonance. Selon moi, il y a résonance si et seulement si
quatre critères sont satisfaits. Premièrement, l’affection. Je dois être
affecté par quelque chose d’extérieur. Un paysage, une musique, une personne,
un événement. Deuxièmement, la résonance s’accompagne d’autoefficacité :
le sujet affecté se sent en mesure de répondre, il va réagir. Prenons cet
entretien : j’ai peut-être préparé des réponses à vos questions et je pourrais
les débiter. Mais si vous et moi entrons en résonance, je dirai des choses qui
n’étaient pas prévues à l’avance. Je deviens actif dans notre relation.
Troisièmement, et cela découle de ce qui précède, il y a transformation :
la résonance apporte du neuf. Un professeur qui fait cours, s’il entre en
résonance avec sa classe, oublie le manuel et se lance dans des digressions,
son discours est transformé. Quatrièmement, la résonance est indisponible,
elle n’est pas planifiable. J’achète des billets pour un concert avec un
excellent orchestre, mais la musique me laissera peut-être indifférent, la
résonance ne s’obtient pas sur commande.
« Modernité tardive », « accélération », « résonance »… Armé de
vos concepts, vous portez un regard très acéré sur nos sociétés. Ainsi, vous
remarquez que dans tous les centres-ville les magasins qui vendent des objets
(jouets pour enfants, meubles, antiquités, outils de bricolage) tendent à
disparaître, tandis que ceux qui proposent des soins corporels (salons de
tatouage, de massage, d’épilation laser, clubs de fitness, parfumeries) se
multiplient. D’où vient cette évolution ? En écrivant mon chapitre sur le
corps, il m’a semblé que j’abordais un thème essentiel, auquel je consacrerai
peut-être un prochain livre. Je me rappelle encore du jour où j’ai acheté mon
premier ordinateur. Cet objet m’importait tant que je lui ai donné un nom. Mais
aujourd’hui, regardez votre portable ou votre iPhone : ils pourraient être
volés ou cassés dans les semaines qui viennent, sans que cela ne change rien
pour vous. Peut-être allez-vous acheter un nouveau modèle. Vous vendrez vos
meubles sur un site Internet si vous déménagez. Vos amis peuvent changer. Et
votre situation sentimentale. Telle est la loi de l’accélération ! La seule
chose qu’on ne saurait vous retirer, c’est votre corps. Vous l’avez compris,
aussi vous investissez pour entretenir votre capital corporel. D’ailleurs, les
dominants veulent rester en forme longtemps et le paraître. Regardez Emmanuel
Macron, c’est un jeune président qui a pile-poil le corps exigé par sa
fonction.
En diriez-vous autant d’Angela Merkel ? Du point de vue de
l’apparence, je ne sais pas. Mais elle ne dort que quatre heures par nuit.
Beaucoup de collaborateurs témoignent qu’elle ne fatigue jamais lors des négociations,
ce qui lui permet souvent d’obtenir de très bons accords, par épuisement des
partenaires. Elle a donc un physique extraordinaire.
Vis-à-vis du corps, vous opposez deux attitudes. Certains considèrent leur
corps comme un objet, une mécanique – ils prennent des somnifères,
pratiquent la musculation. D’autres, au contraire, voient leur corps comme un
sujet – ils préféreront les médecines douces, le yoga, la méditation… Mais
vous affirmez, et c’est paradoxal, que les seconds sont plus aliénés que les
premiers ! Comment ? J’ai écrit ça ?
Bien sûr ! Vous dites que ceux qui s’intéressent au corps-sujet
veulent mobiliser des ressources très profondes dans leur effort productif, et
que c’est le summum de l’aliénation. Ah oui ! ça me revient… Prenez
l’insomnie, le jet lag ou la grippe. Certains prendront pour les
surmonter des somnifères, de la mélatonine ou des antibiotiques. Cette attitude
est plus fréquente dans les classes populaires. De même que la consommation de
nourritures grasses et sucrées est plus répandue dans les milieux défavorisés.
On cherche à faire vite le plein d’énergie. Mais du côté des classes
dominantes, des cadres supérieurs, l’autonomie du sujet est érigée en idéal.
C’est pourquoi il faut affronter l’insomnie en se fatiguant par le sport, le
décalage horaire en pratiquant de courtes siestes ou en méditant, la grippe en
prenant des huiles essentielles. La solution doit venir de vous-même, de votre
autodiscipline. De même, les dominants cherchent à avoir un corps énergique en
ingérant peu de calories. Ce sont leurs ressources les plus intimes, les plus
profondes qu’ils engagent dans la compétition sociale.
En tant qu’héritier de l’École de Francfort, vous êtes un penseur
de gauche : vous ne pouvez pas être trop tendre envers les dominants. C’est
juste !
Et pas trop critique non plus envers les dominés, tant pis s’ils
boivent du Coca-Cola et avalent des pilules pour maigrir. D’accord,
d’accord, vous pouvez vous moquer, mais je suis avant tout un chercheur ! Je
suis en quête de vérité. Ce qui me paraît problématique, c’est que les
dominants cherchent à optimiser tous les aspects de la vie, même les plus
intimes, ils ne sortent jamais de la logique du profit. C’est pourquoi ils
surveillent tous les paramètres de leur métabolisme : il s’agit bel et bien
d’une aliénation.
Pour échapper à l’aliénation, liée à l’accélération et à la course
au profit, vous nous invitez à explorer les voies de la résonance. Vous en
distinguez trois sortes. Il y a d’abord les axes de résonance horizontaux. Ils nous relient aux autres êtres humains. Le
nouveau-né est en résonance horizontale avec sa mère. La famille est un lieu de
résonance, du moins quand les relations ne sont pas détériorées. Quelle est la
différence entre une simple connaissance et un véritable ami ? Vous avez des
moments de résonance avec le second. Vous pouvez dire à un partenaire de
travail : « Voyons-nous aujourd’hui de 18 heures à 18 h 30. » Mais ce serait
presque faire injure à un ami que de lui donner ce genre de rendez-vous trop
cadré, où il ne peut rien se produire d’imprévu.
La résonance horizontale a également à vos yeux une dimension
politique. La démocratie est en effet un régime qui promet à chacun de
faire entendre sa voix, à travers le vote ou la liberté d’expression. Disons
que la résonance horizontale est une promesse de la démocratie. En pratique,
les débats parlementaires ont un grand défaut : lorsque vous êtes député d’un
parti, votre rôle est de ne jamais reconnaître la validité des arguments de
l’adversaire. Si vous êtes dans l’opposition, vous partez du principe que le
gouvernement a tort. Vous privez ainsi la délibération de sa substance, vous
bloquez toute résonance transformatrice. Cependant, la crise actuelle des
démocraties va au-delà de cette faiblesse. De façon symptomatique, on entend
partout les partis populistes s’exclamer à propos des gouvernants : « Ils ne
nous entendent pas ! » C’est aussi le sentiment des peuples vis-à-vis de leurs
élites. « Ils sont sourds, ils ne nous comprennent pas, ils sont dans leur
bulle. » Ce qui veut dire : ça ne résonne plus pour nous. De façon habile et
perverse, Donald Trump a prononcé cette phrase extraordinaire lors de la
cérémonie d’investiture : « I am your voice », « je suis votre voix ».
Il signifie par là qu’il a bien compris le problème : de nombreux électeurs ont
l’impression de ne pas être écoutés. Mais aussi qu’il va prendre désormais la
parole à leur place !
Ne pourrait-on pas vous objecter que les nazis ont été les
meilleurs créateurs de résonance horizontale, avec leurs défilés, avec les
discours de Hitler qui transportaient les foules ? Question redoutable ! Je
pourrais m’en sortir en disant que la résonance n’est pas forcément dirigée
vers le bien. Mais ce serait trahir le fond de ma pensée, car je suis convaincu
que la résonance est bonne per se.
Alors ? Voici ma réponse à cette critique, qui m’a déjà été
faite en Allemagne. D’abord, la résonance suppose la rencontre avec une
altérité. Vous entendez une voix différente de la vôtre. Ces défilés nazis
affirmaient la seule identité aryenne. Exclure les Juifs, les gays, les
Tsiganes, les Noirs, ce n’est plus résonner au sein de la communauté humaine.
La démocratie repose sur l’expression d’une pluralité de voix ; les régimes
totalitaires ont au contraire pour objectif de réduire au silence tout discours
autre que celui du Parti. Ensuite, si vous prêtez attention à la rhétorique
nazie, à des discours célèbres comme celui de Joseph Goebbels au Sportpalast de
Berlin en 1943, il est très frappant que ceux-ci exhortent le peuple allemand à
être froid, sans compassion, implacable. Leur logique est : nous devons tuer
nos ennemis ou ils nous tueront. C’est l’anti-résonance à l’état pur, cette
manière d’éteindre en soi-même tout sentiment humain.
Soit, mais qu’en est-il des premiers moments d’enthousiasme et
d’adhésion autour de Mussolini ou de Hitler, n’y a-t-il pas eu résonance d’un
discours chez les militants ? Je me suis fait une objection encore bien
pire : imaginons qu’un SS allemand rencontre un membre du Ku Klux Klan. Ces
deux-là, qui représentent une altérité l’un pour l’autre, peuvent-ils résonner
ensemble, échanger, en sortir transformés ? La réponse semble être oui, et je
dois encore réfléchir à ce problème !
Venons-en au deuxième axe : la résonance verticale. De quoi
s’agit-il ? C’est l’expérience d’une rencontre avec une grandeur et une
beauté qui vous dépassent, avec le monde lui-même. Ce ciel étoilé, ce soleil
couchant, cette symphonie sont tellement saisissants… ils vous transportent
au-delà de vous-même.
« Le besoin de résonner m’apparaît comme antérieur à la foi et à
la religion, il en est la source à mon sens, et c’est ce qui dérange les
religieux. » Quand vous dites que cette résonance est verticale,
c’est qu’elle implique une sorte de transcendance ? Oui, et d’ailleurs les
religieux se sont beaucoup intéressés à mon concept de résonance. Mais il les
dérange un peu. À mon sens, les grandes religions monothéistes proposent à
leurs fidèles des expériences de résonance verticale : c’est le rôle de la
messe, de l’eucharistie, des architectures grandioses des cathédrales, de la
musique sacrée, de la prière. L’attrait de la religion est largement fondé sur
une promesse de résonance adressée aux fidèles. Mais le besoin de résonner
m’apparaît comme antérieur à la foi et à la religion, il en est la source à mon
sens, et c’est ce qui dérange les religieux dans ma manière d’aborder la
question.
Viennent enfin les axes de résonance diagonaux. Ils impliquent
la présence d’un matériau, sur lequel je peux agir. Mon père était boulanger,
il pouvait parler longtemps du comportement de la pâte, lorsqu’il la
pétrissait. Les métiers artisanaux ou artistiques offrent souvent ce sentiment
de façonner le monde et d’être en retour façonné par lui.
La résonance se veut un remède à l’aliénation. Mais il semble
qu’on l’expérimente surtout dans un cadre extraprofessionnel – dans
l’amitié, dans la nature, à l’église ou face à des œuvres d’art. Cela
signifie-t-il qu’on reste aliénés du lundi au vendredi et qu’on doit chercher
la résonance le week-end ? Hors du cas de l’artisan ou de l’artiste, un ouvrier
chez BMW, un directeur des ventes chez H&M peuvent-ils résonner durant leur
temps de travail ? Je vous répondrai en deux temps. En premier lieu, mon
concept de résonance serait peu utile s’il ne s’appliquait pas aussi à la vie
professionnelle. Et là, j’ai tendance à penser que les ouvriers de l’industrie
automobile, les chefs de produit dans les multinationales connaissent des
moments de résonance, dans la mesure du moins où ils ont une sorte d’amour du
travail bien fait. Pour la plupart, ils ne tirent satisfaction de leur travail
que si on leur donne le temps et les moyens de le faire bien. Il y a trop
d’organisations où la recherche du profit et de l’optimisation détruisent la
possibilité de bien faire. Toutes les études en sociologie du travail montrent
que c’est à ce moment-là que les salariés décrochent, qu’ils perdent toute
motivation ou vont vers un burn-out. Dans la sphère professionnelle, il y a
donc une friction entre ce que, moi, j’estime nécessaire pour faire du bon
travail et les objectifs de rentabilité qu’on m’impose. Cette friction est
inévitable au sein du paradigme actuel. C’est pourquoi, et c’est mon second
point, je pense nécessaire une transformation plus profonde. J’aspire à une
organisation sociopolitique où la croissance et l’accumulation des richesses ne
seraient pas les seules fins proposées à l’activité humaine. Injecter un petit
peu de résonance dans un système mauvais ne suffit pas ! Mon rêve serait que
nous allions bien plus loin, ce qui appelle des réformes politiques
ambitieuses, et même un changement d’ère.
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