jeudi 30 avril 2020

FOCUS Thème LA VITESSE Entretien avec Hartmut Rosa: "Je parle au monde et il me répond."



Hartmut Rosa : “Je parle au monde et il me répond” Publié dans Philosophie magazine n°123 Octobre 2018 Mis en ligne le 23/09/2018 

 Hartmut Rosa : “Pour résonner, il faut admettre que les choses ... 
Harmut Rosa

Qu’est-ce que la vie bonne ? Après avoir dressé un diagnostic magistral de la frénésie des sociétés contemporaines, le penseur allemand Hartmut Rosa croise avec brio sociologie et philosophie pour nous engager à cultiver les expériences de « résonance » – par lesquelles notre relation au monde est revivifiée. Nous avons décidé de consacrer notre dossier de couverture à sa proposition, un remède possible aux maux de notre siècle.



Sociologue et philosophe, il est l’auteur d’Accélération. Une critique sociale du temps (La Découverte, 2010), qui lui a valu une reconnaissance internationale. Cette somme a été suivie du recueil de textes Remèdes à l’accélération (Philosophie magazine éditeur, 2018) et de Résonance. Une sociologie de notre relation au monde (La Découverte, 2018). Il vient de signer Rendre le monde indisponible (La Découverte), l’un des essais les plus stimulants de l’année.

C’est à Titisee-Neustadt, petite localité touristique de la Forêt-Noire, que nous avons retrouvé Hartmut Rosa pour cet entretien. Il s’est tenu dans la cafétéria attenante à la gare, qui n’est d’ailleurs plus desservie. Durant deux heures, le sociologue allemand, déjà reconnu dans le monde entier pour son essai Accélération (2005), nous a présenté son nouveau concept : la résonance. Cette proposition théorique, déployée dans un livre ambitieux de plus de 500 pages qui vient de paraître en France, entend relever un défi. Hartmut Rosa est actuellement l’héritier le plus important de l’École de Francfort, représentée dans le passé par Theodor Adorno, Walter Benjamin, Herbert Marcuse ou encore Axel Honneth. Inspirés par une lecture très libre de Karl Marx, ces auteurs se sont livrés à une critique de la civilisation capitaliste et de l’aliénation. Mais Hartmut Rosa a, lui, pris le risque rare de passer de la critique à la proposition. Avec Résonance. Une sociologie de la relation au monde (La Découverte), il expose sa conception de l’existence vraiment digne d’être vécue. Qu’est-ce que la vie bonne, aujourd’hui ? Elle n’est pas à chercher, selon Rosa, dans le yoga, la méditation, l’alimentation bio ni la randonnée. Encore moins sur une île grecque ou dans une cabane au fond des bois. Alors, que faire ? Il nous incite à emprunter les voies de la résonance, une notion plus politique qu’il n’y paraît de prime abord.

Pourquoi pensez-vous que la modernité est née avec les romans de chevalerie ? Hartmut Rosa : Avec le cycle de la Table ronde, le mot « aventure » change de sens. Il est dérivé du latin adventura, « ce qui doit arriver », lui-même issu du verbe advenire. Ce qui advient, aux yeux des Grecs ou des Latins, c’est le destin. Vivre une aventure est donc passif, il s’agit de subir une fatalité, d’accueillir les événements que le cours du monde nous impose. Mais dans les romans de chevalerie, l’aventure devient active : le héros erre, renverse des obstacles, découvre l’amour, il a une destinée individuelle.

 Les chevaliers seraient les premiers existentialistes. Exactement, ils sont en quête, le sens de leur existence ne leur est pas donné par avance.

 Nous sommes des chevaliers mais aussi des romantiques allemands, selon vous. Attention ! Il est vrai que je cite beaucoup les poètes romantiques dans mon livre. Heine, Eichendorff, Novalis… Mais je ne voudrais pas passer pour un nostalgique. Ce n’est pas non plus de la coquetterie littéraire. Les romantiques m’intéressent en tant que sociologue. N’oubliez pas le sous-titre de mon livre sur la résonance : Une sociologie de la relation au monde. Les romantiques ont inventé de nouvelles relations au monde. En amour : si vous êtes romantique, vous ne vous accommodez pas d’un mariage justifié par la tradition ou par des considérations économiques, vous exigez que le couple soit le lieu d’une communication des âmes. Avant les Allemands, Rousseau est peut-être celui qui a formulé le plus clairement cette exigence dans La Nouvelle Héloïse. Les romantiques ont inventé cette façon d’aimer qui s’est traduite dans des formes sociales.

Hartmut Rosa: "Der Panzer auf der Brust der Studenten" | ZEIT Campus

 Ils ont aussi inventé un nouveau rapport à la nature. Pour eux, la nature nous communique des sentiments. Le paysage épanche son caractère mélancolique ou sublime en nous. De même pour l’art : l’œuvre romantique doit vous toucher, s’adresser à votre sensibilité, pas seulement à votre intellect. En cela, les Modernes sont à la fois des chevaliers – c’est leur pôle actif, ils tiennent en main leur destinée – et des romantiques – c’est leur pôle passif, ils veulent que leur âme soit ouverte sur le monde.


Vous qualifiez notre époque de « modernité tardive ». Pourquoi « tardive » ?  Parce que nous sommes vieux ! Le propre des sociétés modernes, par opposition aux sociétés traditionnelles, est de ne trouver leur équilibre que dynamiquement, par la croissance, l’accélération ou l’innovation. Lors de la première modernité, puis de ce que j’appellerais la modernité classique au XIXe siècle, cette tension vers l’avenir allait de pair avec la croyance au progrès. Les Modernes ont longtemps cru que la société et la politique allaient vers le meilleur – que leurs enfants vivraient mieux qu’eux-mêmes. À mon sens, nous sommes toujours dans la modernité, au sens où nous avons toujours besoin de l’accélération, notre équilibre est dynamique. Mais nous ne croyons plus au progrès. Nous accélérons, mais seulement pour ne pas tomber. Regardez votre président Macron : il veut faire tourner à plein régime les moteurs de la croissance économique, et, s’il échoue, la crainte serait que la France s’effondre. La croissance n’est pas un idéal mais un impératif de plus en plus pénible.

 Nous sommes entrés dans la modernité tardive il y a environ trente ans ? Même si c’est un peu arbitraire, 1989 est probablement la date à retenir. Cette année-là est marquée par la chute du mur de Berlin et l’invention du Web, début de la digitalisation du monde. Les effets de la dérégulation des marchés financiers se font sentir à peu près au même moment.

 Cette modernité tardive se caractérise, dites-vous, par une crise généralisée des relations. Pendant longtemps, j’ai pensé que le principal problème de la modernité tardive était la désynchronisation. Par exemple, le rythme de l’économie n’est pas celui de la nature ; l’exploitation des ressources naturelles est trop rapide pour que ces dernières se renouvellent. Autre problème, le rythme de la technologie n’est pas celui de notre psychisme ; d’où l’explosion du burn-out et des dépressions. Ou encore, la globalisation va trop vite pour les institutions politiques ; en particulier pour la démocratie, car la délibération est très chronophage. Mais je butais sur une difficulté : cela voudrait-il dire que la vitesse serait mauvaise en elle-même ?

Ce n’est pas ce que laisse entendre votre critique de l’accélération ? Non, je ne me reconnais pas du tout dans le mouvement du slow, de la slow food aux « villes lentes », cela me paraît un argumentaire marketing, comme si l’on essayait de nous vendre de l’authenticité. Je suis arrivé à la conclusion que nous vivons une crise profonde des relations. Des relations avec la nature – c’est évident avec la crise écologique. De la relation à nous-mêmes – la consommation de psychotropes a explosé dans l’ensemble des pays développés. Mais aussi de la relation aux autres. Cette crise est produite par l’accélération, dans la mesure où cette dernière ne nous laisse pas le temps de nous poser, de nous approprier les êtres et le monde, d’entrer vraiment en relation avec eux. Mais la vitesse n’est que la cause indirecte du problème.

Pour imaginer ce que pourrait être la vie bonne, vous proposez le concept de « résonance ». Pourquoi être allé chercher un terme musical ? De toute évidence, notre société est très centrée sur la perception visuelle. Mais l’audition me semble davantage liée à la problématique de la relation, car elle fonctionne à double sens. Vous écoutez et vous parlez. Vous demandez et l’on vous répond. Vous pouvez mêler votre voix à celles du monde. On prétend qu’il est pire d’être sourd que d’être aveugle – j’en suis pour ma part convaincu.

 Vous citez une belle phrase d’Adorno : « Il suffit d’écouter le vent pour savoir si l’on est heureux. » Elle contient beaucoup de vérité. Elle m’évoque un exemple de Maurice Merleau-Ponty, l’un de mes philosophes préférés. Parfois, au réveil, vous traversez un premier état de conscience où le monde vous apparaît dépourvu de ses significations habituelles. Vous ne savez plus dans quelle chambre vous êtes, ni votre nom. Mais il y a la présence de ce monde nu autour de vous. Cette présence peut être agréable ou au contraire menaçante. C’est ce que signifie la phrase d’Adorno, à mon sens : oublie toutes tes préoccupations ordinaires, écoute le vent, tu comprendras ce qu’il en est vraiment de ta présence au monde.

 On arrive ici à la dimension la moins rationnelle, la moins cartésienne, de votre démonstration. Quand je suis en résonance, écrivez-vous, je m’adresse au monde, et il me répond. Vous trouvez ça bizarre, parce que, selon vous, le monde ne parle pas ?

 « Pourquoi aimez-vous la terre collée sur une tomate bio ? Parce qu’à travers elle, vous cherchez une connexion à la nature dont la condition urbaine vous prive » en quelque sorte ? Je crois qu’il importe de distinguer nos conceptions du monde et nos relations au monde. Selon nos conceptions du monde, à nous Occidentaux du XXIe siècle, il est clair que seuls les êtres humains parlent vraiment. Le monde physique est constitué d’une matière morte, sans voix. Je ne discuterai pas cela, mais nos relations au monde sont bien différentes. Du point de vue scientifique, la neige est composée de cristaux de glace ; mais quand je découvre un manteau de neige en ouvrant les volets le matin je fais une expérience d’un autre ordre. Si je me promène en forêt, je peux dire que les feuillages murmurent. Cette métaphore renvoie à une certaine qualité de ma relation aux arbres. De nombreux intellectuels et membres de la classe moyenne supérieure mangent bio. Je suis certain que vous en fréquentez ! Sur le plan de la connaissance scientifique, il n’est pas prouvé que les aliments bio soient meilleurs pour la santé, car ils transportent des bactéries et sont plus vite avariés. Mais pourquoi aimez-vous la terre collée sur la tomate ? Parce qu’à travers l’aliment bio, vous cherchez une connexion à la nature dont la condition urbaine vous prive. Même dans une civilisation matérialiste, rationaliste, cartésienne si vous voulez, les liens affectifs avec le monde sont avidement recherchés. C’est pourquoi la phénoménologie de Merleau-Ponty est si éclairante : dans mon expérience subjective, le monde et le moi ne sont pas séparables. Je perçois le monde, il est donc en moi, mais je suis également en lui. C’est au niveau de ce nœud originel du Moi et du Monde que se joue la possibilité d’une conversation, d’un jeu de questions et de réponses, de la résonance. Alors oui, quand je résonne, je parle au monde et il me répond. Le vent a quelque chose à m’apprendre sur moi. 

Vous êtes tout de même allé chercher une confirmation de vos hypothèses du côté des sciences dures, en évoquant la découverte des neurones miroir. C’est une découverte faite par les équipes de Giacomo Rizzolatti, de l’université de Parme, dans les années 1990. En travaillant sur des macaques rhésus, ces chercheurs se sont aperçus que, si l’un de ces singes se livraient à une activité, par exemple casser des noix, les neurones liés à cette action s’activaient dans le cerveau d’un autre individu de la même espèce observant la scène. La découverte des neurones miroir a été un événement intellectuel. Certains y ont vu la base neuronale de l’apprentissage, de l’imitation mais aussi de l’empathie, tandis que d’autres ont souligné que le terme était sans doute mal choisi. Ce ne sont pas les neurones eux-mêmes qui reflètent l’activité observée à l’extérieur, et il serait moins impropre, semble-t-il, de dire que les processus se déroulent en miroir dans les deux cerveaux. Mais cela ne change pas grand-chose pour moi…

 Vous diriez donc que la théorie des neurones miroir valide l’hypothèse de la résonance ? Non, je n’irai pas jusque-là. En tant que sociologue, je m’intéresse à des comportements sociaux et suis plutôt sceptique face aux neurosciences. Leur niveau d’analyse ne rend pas compte de la complexité du social. Mais j’estime que la résonance est malgré cela un phénomène objectif. Si je m’approche de l’être aimé, mon cœur bat plus vite. Si une musique me bouleverse, j’ai des frissons qui courent sur ma peau. En tant que la résonance est une relation entre le sujet et le monde, elle n’est pas simplement subjective, mais objective – c’est ce que je défendrais.

 Même si je suis le seul à pouvoir affirmer que je suis en résonance. Oui, j’admets que c’est un problème. C’est un phénomène objectif dont le sujet seul constate l’existence. Mais pour éviter les malentendus, et pour sortir d’un certain vague, laissez-moi vous donner une définition plus précise du concept de résonance. Selon moi, il y a résonance si et seulement si quatre critères sont satisfaits. Premièrement, l’affection. Je dois être affecté par quelque chose d’extérieur. Un paysage, une musique, une personne, un événement. Deuxièmement, la résonance s’accompagne d’autoefficacité : le sujet affecté se sent en mesure de répondre, il va réagir. Prenons cet entretien : j’ai peut-être préparé des réponses à vos questions et je pourrais les débiter. Mais si vous et moi entrons en résonance, je dirai des choses qui n’étaient pas prévues à l’avance. Je deviens actif dans notre relation. Troisièmement, et cela découle de ce qui précède, il y a transformation : la résonance apporte du neuf. Un professeur qui fait cours, s’il entre en résonance avec sa classe, oublie le manuel et se lance dans des digressions, son discours est transformé. Quatrièmement, la résonance est indisponible, elle n’est pas planifiable. J’achète des billets pour un concert avec un excellent orchestre, mais la musique me laissera peut-être indifférent, la résonance ne s’obtient pas sur commande.

 « Modernité tardive », « accélération », « résonance »… Armé de vos concepts, vous portez un regard très acéré sur nos sociétés. Ainsi, vous remarquez que dans tous les centres-ville les magasins qui vendent des objets (jouets pour enfants, meubles, antiquités, outils de bricolage) tendent à disparaître, tandis que ceux qui proposent des soins corporels (salons de tatouage, de massage, d’épilation laser, clubs de fitness, parfumeries) se multiplient. D’où vient cette évolution ? En écrivant mon chapitre sur le corps, il m’a semblé que j’abordais un thème essentiel, auquel je consacrerai peut-être un prochain livre. Je me rappelle encore du jour où j’ai acheté mon premier ordinateur. Cet objet m’importait tant que je lui ai donné un nom. Mais aujourd’hui, regardez votre portable ou votre iPhone : ils pourraient être volés ou cassés dans les semaines qui viennent, sans que cela ne change rien pour vous. Peut-être allez-vous acheter un nouveau modèle. Vous vendrez vos meubles sur un site Internet si vous déménagez. Vos amis peuvent changer. Et votre situation sentimentale. Telle est la loi de l’accélération ! La seule chose qu’on ne saurait vous retirer, c’est votre corps. Vous l’avez compris, aussi vous investissez pour entretenir votre capital corporel. D’ailleurs, les dominants veulent rester en forme longtemps et le paraître. Regardez Emmanuel Macron, c’est un jeune président qui a pile-poil le corps exigé par sa fonction.

 En diriez-vous autant d’Angela Merkel ? Du point de vue de l’apparence, je ne sais pas. Mais elle ne dort que quatre heures par nuit. Beaucoup de collaborateurs témoignent qu’elle ne fatigue jamais lors des négociations, ce qui lui permet souvent d’obtenir de très bons accords, par épuisement des partenaires. Elle a donc un physique extraordinaire.

Vis-à-vis du corps, vous opposez deux attitudes. Certains considèrent leur corps comme un objet, une mécanique – ils prennent des somnifères, pratiquent la musculation. D’autres, au contraire, voient leur corps comme un sujet – ils préféreront les médecines douces, le yoga, la méditation… Mais vous affirmez, et c’est paradoxal, que les seconds sont plus aliénés que les premiers ! Comment ? J’ai écrit ça ?

 Bien sûr ! Vous dites que ceux qui s’intéressent au corps-sujet veulent mobiliser des ressources très profondes dans leur effort productif, et que c’est le summum de l’aliénation. Ah oui ! ça me revient… Prenez l’insomnie, le jet lag ou la grippe. Certains prendront pour les surmonter des somnifères, de la mélatonine ou des antibiotiques. Cette attitude est plus fréquente dans les classes populaires. De même que la consommation de nourritures grasses et sucrées est plus répandue dans les milieux défavorisés. On cherche à faire vite le plein d’énergie. Mais du côté des classes dominantes, des cadres supérieurs, l’autonomie du sujet est érigée en idéal. C’est pourquoi il faut affronter l’insomnie en se fatiguant par le sport, le décalage horaire en pratiquant de courtes siestes ou en méditant, la grippe en prenant des huiles essentielles. La solution doit venir de vous-même, de votre autodiscipline. De même, les dominants cherchent à avoir un corps énergique en ingérant peu de calories. Ce sont leurs ressources les plus intimes, les plus profondes qu’ils engagent dans la compétition sociale.

 En tant qu’héritier de l’École de Francfort, vous êtes un penseur de gauche : vous ne pouvez pas être trop tendre envers les dominants. C’est juste !
 Et pas trop critique non plus envers les dominés, tant pis s’ils boivent du Coca-Cola et avalent des pilules pour maigrir. D’accord, d’accord, vous pouvez vous moquer, mais je suis avant tout un chercheur ! Je suis en quête de vérité. Ce qui me paraît problématique, c’est que les dominants cherchent à optimiser tous les aspects de la vie, même les plus intimes, ils ne sortent jamais de la logique du profit. C’est pourquoi ils surveillent tous les paramètres de leur métabolisme : il s’agit bel et bien d’une aliénation.

 Pour échapper à l’aliénation, liée à l’accélération et à la course au profit, vous nous invitez à explorer les voies de la résonance. Vous en distinguez trois sortes. Il y a d’abord les axes de résonance horizontaux.  Ils nous relient aux autres êtres humains. Le nouveau-né est en résonance horizontale avec sa mère. La famille est un lieu de résonance, du moins quand les relations ne sont pas détériorées. Quelle est la différence entre une simple connaissance et un véritable ami ? Vous avez des moments de résonance avec le second. Vous pouvez dire à un partenaire de travail : « Voyons-nous aujourd’hui de 18 heures à 18 h 30. » Mais ce serait presque faire injure à un ami que de lui donner ce genre de rendez-vous trop cadré, où il ne peut rien se produire d’imprévu.

 La résonance horizontale a également à vos yeux une dimension politique. La démocratie est en effet un régime qui promet à chacun de faire entendre sa voix, à travers le vote ou la liberté d’expression. Disons que la résonance horizontale est une promesse de la démocratie. En pratique, les débats parlementaires ont un grand défaut : lorsque vous êtes député d’un parti, votre rôle est de ne jamais reconnaître la validité des arguments de l’adversaire. Si vous êtes dans l’opposition, vous partez du principe que le gouvernement a tort. Vous privez ainsi la délibération de sa substance, vous bloquez toute résonance transformatrice. Cependant, la crise actuelle des démocraties va au-delà de cette faiblesse. De façon symptomatique, on entend partout les partis populistes s’exclamer à propos des gouvernants : « Ils ne nous entendent pas ! » C’est aussi le sentiment des peuples vis-à-vis de leurs élites. « Ils sont sourds, ils ne nous comprennent pas, ils sont dans leur bulle. » Ce qui veut dire : ça ne résonne plus pour nous. De façon habile et perverse, Donald Trump a prononcé cette phrase extraordinaire lors de la cérémonie d’investiture : « I am your voice », « je suis votre voix ». Il signifie par là qu’il a bien compris le problème : de nombreux électeurs ont l’impression de ne pas être écoutés. Mais aussi qu’il va prendre désormais la parole à leur place !

 Ne pourrait-on pas vous objecter que les nazis ont été les meilleurs créateurs de résonance horizontale, avec leurs défilés, avec les discours de Hitler qui transportaient les foules ? Question redoutable ! Je pourrais m’en sortir en disant que la résonance n’est pas forcément dirigée vers le bien. Mais ce serait trahir le fond de ma pensée, car je suis convaincu que la résonance est bonne per se.

 Alors ? Voici ma réponse à cette critique, qui m’a déjà été faite en Allemagne. D’abord, la résonance suppose la rencontre avec une altérité. Vous entendez une voix différente de la vôtre. Ces défilés nazis affirmaient la seule identité aryenne. Exclure les Juifs, les gays, les Tsiganes, les Noirs, ce n’est plus résonner au sein de la communauté humaine. La démocratie repose sur l’expression d’une pluralité de voix ; les régimes totalitaires ont au contraire pour objectif de réduire au silence tout discours autre que celui du Parti. Ensuite, si vous prêtez attention à la rhétorique nazie, à des discours célèbres comme celui de Joseph Goebbels au Sportpalast de Berlin en 1943, il est très frappant que ceux-ci exhortent le peuple allemand à être froid, sans compassion, implacable. Leur logique est : nous devons tuer nos ennemis ou ils nous tueront. C’est l’anti-résonance à l’état pur, cette manière d’éteindre en soi-même tout sentiment humain.

 Soit, mais qu’en est-il des premiers moments d’enthousiasme et d’adhésion autour de Mussolini ou de Hitler, n’y a-t-il pas eu résonance d’un discours chez les militants ? Je me suis fait une objection encore bien pire : imaginons qu’un SS allemand rencontre un membre du Ku Klux Klan. Ces deux-là, qui représentent une altérité l’un pour l’autre, peuvent-ils résonner ensemble, échanger, en sortir transformés ? La réponse semble être oui, et je dois encore réfléchir à ce problème !

 Venons-en au deuxième axe : la résonance verticale. De quoi s’agit-il ? C’est l’expérience d’une rencontre avec une grandeur et une beauté qui vous dépassent, avec le monde lui-même. Ce ciel étoilé, ce soleil couchant, cette symphonie sont tellement saisissants… ils vous transportent au-delà de vous-même.

 « Le besoin de résonner m’apparaît comme antérieur à la foi et à la religion, il en est la source à mon sens, et c’est ce qui dérange les religieux. » Quand vous dites que cette résonance est verticale, c’est qu’elle implique une sorte de transcendance ? Oui, et d’ailleurs les religieux se sont beaucoup intéressés à mon concept de résonance. Mais il les dérange un peu. À mon sens, les grandes religions monothéistes proposent à leurs fidèles des expériences de résonance verticale : c’est le rôle de la messe, de l’eucharistie, des architectures grandioses des cathédrales, de la musique sacrée, de la prière. L’attrait de la religion est largement fondé sur une promesse de résonance adressée aux fidèles. Mais le besoin de résonner m’apparaît comme antérieur à la foi et à la religion, il en est la source à mon sens, et c’est ce qui dérange les religieux dans ma manière d’aborder la question.

 Viennent enfin les axes de résonance diagonaux. Ils impliquent la présence d’un matériau, sur lequel je peux agir. Mon père était boulanger, il pouvait parler longtemps du comportement de la pâte, lorsqu’il la pétrissait. Les métiers artisanaux ou artistiques offrent souvent ce sentiment de façonner le monde et d’être en retour façonné par lui.

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 La résonance se veut un remède à l’aliénation. Mais il semble qu’on l’expérimente surtout dans un cadre extraprofessionnel – dans l’amitié, dans la nature, à l’église ou face à des œuvres d’art. Cela signifie-t-il qu’on reste aliénés du lundi au vendredi et qu’on doit chercher la résonance le week-end ? Hors du cas de l’artisan ou de l’artiste, un ouvrier chez BMW, un directeur des ventes chez H&M peuvent-ils résonner durant leur temps de travail ? Je vous répondrai en deux temps. En premier lieu, mon concept de résonance serait peu utile s’il ne s’appliquait pas aussi à la vie professionnelle. Et là, j’ai tendance à penser que les ouvriers de l’industrie automobile, les chefs de produit dans les multinationales connaissent des moments de résonance, dans la mesure du moins où ils ont une sorte d’amour du travail bien fait. Pour la plupart, ils ne tirent satisfaction de leur travail que si on leur donne le temps et les moyens de le faire bien. Il y a trop d’organisations où la recherche du profit et de l’optimisation détruisent la possibilité de bien faire. Toutes les études en sociologie du travail montrent que c’est à ce moment-là que les salariés décrochent, qu’ils perdent toute motivation ou vont vers un burn-out. Dans la sphère professionnelle, il y a donc une friction entre ce que, moi, j’estime nécessaire pour faire du bon travail et les objectifs de rentabilité qu’on m’impose. Cette friction est inévitable au sein du paradigme actuel. C’est pourquoi, et c’est mon second point, je pense nécessaire une transformation plus profonde. J’aspire à une organisation sociopolitique où la croissance et l’accumulation des richesses ne seraient pas les seules fins proposées à l’activité humaine. Injecter un petit peu de résonance dans un système mauvais ne suffit pas ! Mon rêve serait que nous allions bien plus loin, ce qui appelle des réformes politiques ambitieuses, et même un changement d’ère. 

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