lundi 27 avril 2020

FOCUS La navigatrice Isabelle Autissier: "Me voilà, retirée du monde, loin de mes frères humains, plus loin encore qu’un prisonnier ou un ermite."



Isabelle Autissier : "En 2050, il n'y aura plus de poissons à ...


Isabelle Autissier : « Plus l’abandon au présent aura été intense en mer, plus la transmission sera puissante par l’écriture » Par Isabelle Autissier Publié le 24 avril 2020

La navigatrice, devenue présidente du Fonds mondial pour la nature (WWF France), raconte comment l’isolement en mer nourrit d’abord son humanité, avant ses livres.
Seule sur le pont du bateau, ce qui prime avant tout est le sentiment océanique, ou plutôt le sentiment cosmique. Je suis tout sauf confinée, au sens d’être reléguée dans un volume restreint. Durant la journée, autour de moi, l’horizon est vide et paraît immense. La nuit, au-dessus de la tête, le ciel est sans borne et empli d’étoiles. Je ne suis qu’une passante négligeable, sur cette mer, et ma planète n’est qu’un grain de poussière dans le cosmos. Les premiers sentiments du marin sont donc moins celui du confinement que le sens de l’exception et de la fragilité.
Pour être une espèce douée de vie et en capacité d’y formuler une pensée, au sein de cet environnement quasi minéral, je suis une exception et la représentante d’une espèce exceptionnelle. Mais quand je considère les milliards d’êtres vivants sous ma coque, infiniment mieux adaptés que moi à la vie dans l’océan et que j’imagine que la planète Terre pourrait redevenir un caillou chauve sans déranger le moins du monde la marche de l’univers, alors je mesure ma faiblesse et mon insignifiance.

L’autre, inaccessible

Ce qui me caractérise le mieux, dans cette navigation, est plutôt le retirement. Me voilà, retirée du monde, loin de mes frères humains, plus loin encore qu’un prisonnier ou un ermite. La plupart du temps, l’homme le plus proche de moi est l’habitant d’une station orbitale au-dessus de ma tête, à quelque 200 km, une broutille comparée aux distances océaniques. Ce qui est restreint est ma capacité à aller vers l’autre. Il me devient totalement inaccessible au sens premier du terme. Même dans la crise actuelle due au coronavirus, j’ai encore la possibilité d’aller une heure dans la rue croiser des gens. En mer, non.
Voilà donc le meilleur moment pour tester mon humanité, cette disposition, héréditaire et indispensable, à fréquenter d’autres humains. Car c’est bien l’autre qui me fait ce que je suis. Ma solitude actuelle s’inscrit bien dans une pensée collective, celle d’une société qui valorise les compétitions, avec des organisations qui s’impliquent financièrement pour rendre l’aventure possible, des scientifiques et des techniciens qui produisent les savoirs et les objets idoines et des millions d’individus qui se passionnent pour le déroulement de ma navigation. Je ne vis donc pas dans la solitude, mais dans l’isolement.
Il en résulte une importance accrue de la communication, dans son vrai sens, celui de l’échange, et pas celui, galvaudé, du message convenu, à sens unique et plus ou moins publicitaire.
D’une part, je suis une sorte d’envoyée de la communauté humaine dans des degrés peu fréquentés de la planète. La configuration solitaire la rend plus singulière encore et la transforme en une épreuve psychique jugée exemplaire. D’autre part, il y a une dimension intime à cet isolement qui me questionne dans mon rapport à mes proches, ceux auprès de qui je bâtis ma vie, en temps normal.

Comme l’eau-forte

Plus que des subtilités de compétition, souvent absconses, c’est bien ce témoignage qui m’est requis. Qu’en est-il de la planète ? De la vie océanique ? Du passage du temps ? Du manger, dormir et travailler au rythme du grand large ? Qu’est-ce qu’une tempête ou un calme plat, un ciel sans lumière artificielle, le vol d’un albatros ? Qu’éprouve-t-on de la terreur, de l’enthousiasme, de l’émerveillement, de l’émotion dans ces circonstances ? Cette obligation morale au témoignage est bien ce qui me relie aux autres et donne sa valeur à l’expérience que je vis. Je suis vos oreilles, vos yeux dans cet ailleurs, qui vous donne à comprendre et à ressentir à votre tour.
Plus intimement, la privation de ceux qui me sont chers, du son de leur voix, de la profondeur de leur regard, de la chaleur de leur épaule, permet paradoxalement à la relation de grandir. Ce n’est pas tant l’indigence des moyens de communication qui me limite, que l’autocensure de ce qui pourrait inquiéter ou être mal compris. Mais si la raison me restreint, le cœur, lui, me porte vers l’autre dans une relation plus profonde, plus sereine et plus authentique. Loin de la contrainte sociale et des convenances, l’isolement agit comme l’eau-forte révèle la gravure… ce qui est inscrit au plus profond de mon être.
Je n’écris pas en mer. Ce n’est pas le temps. Et le temps est la seule chose qui nous est vraiment comptée. Son attribution pour les gens, les lieux, les activités que j’ai choisis est le seul vrai cadeau que je puisse faire. Dans ce passage, finalement assez court, de la navigation, mon temps est dédié à la mer et à mon bateau, qui m’emplissent dans leur totalité. C’est en vivant intensément et pleinement chaque minute que je leur donne ce pouvoir sur moi de m’émouvoir ou de me faire réfléchir, donc de me transformer. Parce que je passe des heures à regarder la lumière qui change avec les grains ou à écouter le chant de la mer contre la coque, j’ai l’impression de mieux pénétrer dans ce territoire nouveau et d’y faire vraiment corps.

Deux sortes de solitude

Puis, un jour, vient l’escale. Et me revoilà parmi mes frères humains. Je me sens si semblable et si différente, comparée à mon départ. Dans ma boîte à trésors, rayonnent ces éclats d’ailleurs, ces découvertes. Vient alors le temps de l’écriture, le temps de repuiser au fond de moi ces joyaux, de les considérer un à un, de les polir, de leur construire un écrin pour les offrir. A l’isolement de la mer succède la solitude de l’écrivaine, à l’imprégnation des observations du dehors, succède la restitution des réminiscences du dedans. L’un féconde l’autre. Plus l’abandon au présent aura été intense en mer, plus la transmission sera puissante par l’écriture.
Dans les deux cas, je trouve dans cette solitude des ingrédients essentiels ; liberté et vérité. Parce que je suis seule en charge de guider mon action, que ce soit la route à prendre avec mon bateau ou le cours d’un roman, j’ai cette forme de choix qui ne s’appuie que sur moi-même, mes compétences, mes rêves, mes intuitions, mon histoire. Je n’ai pas, à ce stade, à négocier avec quiconque ou avec quelques idées reçues. C’est un confort mais c’est surtout l’assurance que mon action, mon écriture sont bien portées par ce que je suis profondément, et que je peux l’assumer en toute tranquillité.
Mais, dans tous les cas, ces deux sortes de solitudes qui se répondent ne se conçoivent que dans leur rapport aux autres. Je ne navigue ni n’écris comme un fait en soi mais bien parce que j’y trouve ma place et ma contribution à un collectif, celui des amoureux de la mer ou celui des lecteurs. Mon action se replace bien du « un », individuel, au « tout », social. Je me sens marcher sur mes deux jambes. C’est de la construction solitaire que naît le lien reliant une rive d’un océan à l’autre, un mot à des yeux attentifs.
Si le confinement que nous vivons aujourd’hui n’est pas personnellement une expérience nouvelle, j’ai bien conscience de ce qu’elle a de bouleversant pour des gens habitués à une surabondance de liens, d’injonctions et d’interpellations. Je ne peux que former les vœux qu’il y ait dans ce moment singulier une expérience féconde de liberté intérieure. Que ce soit le moment de s’adonner à des activités que des sollicitations permanentes avaient reléguées, de passer/donner du temps à nos proches, de penser en toute liberté aux indispensables évolutions de notre société pour qu’elle cesse de courir avec application à sa perte ! Je vous souhaite que confinement ne rime pas avec restriction, mais avec exploration. Qu’il ne soit pas une parenthèse à oublier, mais une période où s’expriment d’autres possibles, qu’il faut paradoxalement savourer heure par heure, pour que chacun de nous prochainement rentre au port différent et enrichi.

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