Qui sont les cannibales ?
Par Jean-François Dortier Mensuel Sciences Humaines N° 240 - août -
septembre 2012Août - septembre 2012
Manger ses
ancêtres, ses ennemis, ses amants, symboliquement son dieu ou tout simplement
pour survivre, il existe plusieurs types de cannibalisme.
Tout a commencé par l’atroce fait divers survenu à Miami, fin
mai 2012. Les policiers découvrent sur un parking un homme nu en train de
dévorer le visage d’un SDF allongé auprès de lui. Les policiers font feu et
tuent l’agresseur. Le cannibalisme survient tout à coup sous les feux de
l’actualité, associé au cas de Luca Magnota, ce jeune Canadien qui a tué et
démembré son compagnon : curieux amalgame puisque dans ce cas précis, il n’y a
pas eu d’acte de cannibalisme. Mais la machine médiatique est en route. En
fait, il faut distinguer plusieurs types de
cannibalismes très différents.
• Manger ses ancêtres. L’« endocannibalisme » désigne en anthropologie, une
pratique funéraire consistant à absorber les restes d’un parent défunt afin de
s’approprier son âme. C’est une pratique observée dans plusieurs sociétés
d’Amazonie comme les Yanomamis. Les proches ingèrent en fait des os pilés
mélangés à une mixture. Le cas des Guayakis du Paraguay fait exception : eux
mangent directement la chair de leurs ancêtres comme l’avait observé avec
étonnement l’anthropologue Pierre Clastres (Chronique des Indiens Guayaki,
1972).
• Manger ses ennemis. Le cannibalisme guerrier était une pratique des
Aztèques. Il a également été constaté en Nouvelle-Guinée, dans certaines
sociétés d’Afrique ou encore dans des tribus amazoniennes. Mais contrairement
aux récits fantasmatiques des colons, le cannibalisme guerrier ne fut jamais
une pratique généralisée en Amérique ou en Afrique. Elle est toujours restée
sporadique, souvent associée à d’autres pratiques de mutilation des ennemis
telles que la décapitation et l’exhibition de trophées comme chez les chasseurs
de tête. Georges Guille-Escuret vient de publier deux livres de référence sur
le sujet. Il fait remarquer que cette pratique se révèle surtout dans des
situations de crise et qu’il ne s’agit pas forcément d’un rite immémorial très
institutionnalisé. En fait le cannibalisme guerrier n’est pas réservé aux
tribus primitives. En 1937, durant la guerre sino-japonaise, lors du tristement
célèbre massacre de Nankin, certains combattants se sont acharnés sur le corps
de l’ennemi et ont cuisiné leur cœur.
• Manger pour survivre. Très différents sont les cas de cannibalisme de survie,
où dans des circonstances exceptionnelles de famine, des gens ont été amenés à
manger des cadavres. Un cas célèbre est celui survenu dans les Andes en 1972
suite à un accident d’avion. Certains rescapés, restés isolés en haute montagne
durant plusieurs semaines, s’étaient résolus à manger des personnes décédées.
Des cas de cannibalisme ont été rapportés durant nombre de grandes famines dans
l’histoire. Mais il est difficile de faire la part des choses entre les
fantasmes (des chroniques anciennes parlent de mères dévorant leurs enfants !)
et la réalité. Au xxe siècle, il a été établi que les grandes famines
russes des années 1920-1930 et celle du grand bond en avant chinois des
années 1950 ont donné lieu a de nombreux cas de cannibalisme. Récemment,
en 2012, des rapports officiels nord-coréens font état de quelques cas dans des
régions qui souffrent de sous-alimentation.
Remarquons que dans aucune société du monde, le cannibalisme n’a été
considéré comme une pratique alimentaire « normale », comme on l’a fait croire
naguère à propos des Niam-Niams d’Afrique centrale, qui avaient acquis la
réputation de convoiter avec gourmandise les touristes « blancs » avant de les
faire bouillir dans de grandes marmites. C’était là un pur fantasme colonial.
• Dévorer son amant. Le cannibalisme des psychopathes est une tout autre
pratique que les précédentes. Mais là encore des précisions s’imposent. Dans le
cas de Miami cité au début de l’article, rien ne prouve qu’il y a vraiment eu
cannibalisme : la police a découvert la personne en train de mutiler le visage
à coup de morsures, ce qui n’est pas la même chose que le manger. Cet accès de
démence semble lié à la consommation d’une drogue : une variante de l’ecstasy
nommée « septième ciel », qui semble avoir provoqué des comportements
similaires chez quelques individus. Cet acte de démence est donc très différent
des rituels organisés consciemment par des psychopathes cannibales comme Armin
Meiwes, cet informaticien allemand qui, en 2001, avait mangé le sexe d’un homme
volontaire (?) recruté sur Internet, avant de le tuer. De tels actes nous
plongent évidemment dans des abîmes insondables de la psychologie humaine. Il
n’y a pas à proprement parler d’explication psychiatrique du cannibalisme
pathologique, si ce n’est qu’on peut le rapprocher de phénomènes
sadomasochistes similaires ou comprenant des fantasmes de mutilation ou de
dévoration à connotation sexuelle.
• Et manger son dieu ? Quelle qu’en soit la forme, le cannibalisme nous laisse perplexe tant il
semble horrible, inexplicable, étranger. À ceci près que le rite chrétien de
l’eucharistie a une étrange connotation cannibale. Jésus, on s’en souvient,
déclame lors de la Cène : « Prenez, mangez, ceci est mon corps. Prenez,
buvez, ceci est mon sang. » Et chaque dimanche, à la messe, la cérémonie de
l’eucharistie est censée reproduire une forme particulière d’anthropophagie où
l’on mange symboliquement le corps du Christ.
Georges Guille-Escuret, Les Mangeurs d’autres. Civilisation
et cannibalisme, EHESS, 2012, et Sociologie comparée du cannibalisme,
2 t., Puf, 2010-2012.
Comment nous sommes redevenus
cannibales Par Philippe
Douroux, Libération, 23 mai 2018
L’anthropophagie a longtemps permis de dessiner
la frontière symbolique entre «sauvage» et «civilisé». Mais, à voir
les images de la mise à mort des animaux dans les abattoirs,
existe-t-il encore une limite entre carnivores et cannibales à l’ère de la
filière viande industrielle ?
Il faut se rendre au musée de l’Homme, à Paris, et suivre l’anthropologue
suisse, Mondher Kilani, auteur du Goût de l’autre (Seuil), dans l’exposition
consacrée à la femme et à l’homme de Néandertal pour comprendre
qu’il y a quelque chose de cassé dans notre chaîne alimentaire et
découvrir que nous sommes tous des Néandertaliens, donc d’ex-cannibales qui se
demandent aujourd’hui s’ils peuvent rester carnivores. L’auteur démonte dans
cet ouvrage la notion même de cannibalisme en partant de ces hommes primitifs,
qui mangeaient leurs semblables, pour arriver à ses contemporains plantés
devant leur assiette de viande en se demandant : « Que faire ?»
BUSTES SIMIESQUES
En parcourant rapidement l’histoire de l’humanité, la femme et l’homme de
Néandertal vivaient il y a 400 000 ans en Europe, au
Moyen-Orient ou en Asie, et pratiquaient le cannibalisme, pense-t-on.
Longtemps, il a fallu, pour cette raison, les éloigner de l’Homo sapiens,
c’est-à-dire de nous, en les faisant ressembler à de grands singes pas très
intelligents avec des orbites enfoncées et une mâchoire proéminente. La
génétique avançant, nous avons dû admettre que nous avions des gènes en commun,
entre 1 % et 3 % pour chacun d’entre nous. Il faut donc les réintégrer dans la
famille des Homo sapiens et les laver des accusations mal fondées voire
diffamatoires.
« Néandertal l’Expo » (1) retrace ce parcours en partant «du» crâne, pas
une reproduction, mais «le» crâne de cet homme de Néandertal, en poursuivant
avec des portraits et des bustes simiesques du XIXe siècle
quand l’imagination des chercheurs les guidait, pour finalement, dans la
dernière salle de l’exposition, se retrouver face à une femme habillée d’un
blue-jean et cardigan bleu Agnès b., qui passerait inaperçue place du
Trocadéro, où se trouve le musée de l’Homme. Si «elle» n’avait pas disparu
il y a 35 000 ans.
La réintégration des Néandertaliens dans la famille de l’homme moderne
suppose que l’on porte un autre regard sur le cannibalisme. L’incertitude
prévaut aujourd’hui quand il s’agit de l’évoquer. La lecture du cartelde
l’exposition présentant des os entaillés et brûlés, retrouvés dans la grotte de
Krapina (Croatie), montre que le sujet est désormais traité avec d’énormes
pincettes : «La présence sur plusieurs ossements de stries faites par un
couteau en pierre et de traces de calcinations […] suscite la controverse. Ces
traces résulteraient d’un traitement complet des corps, désarticulés et
décharnés intentionnellement dans le but d’en prélever la chair», est-il
écrit.
Longtemps le cannibalisme a permis de tracer une frontière entre l’autre et
nous, «le sauvage» et «le civilisé», «le primitif» et «l’être évolué», ou entre
celui qui ne sait pas que manger son prochain «c’est pas bien», et celui qui a
intégré le tabou.
«FÉTICHISME»
Le combat en réhabilitation, mené depuis des années par Marylène
Patou-Mathis, directrice de recherches au CNRS et co-commissaire de
l’exposition, est terminé : la femme et l’homme de Néandertal font partie de la
famille des humains (2).
Pour Kilani, ces frontières n’ont pas grand sens puisqu’il s’agit avant
tout de projections de celui qui construit un discours scientifique. Il a lui
même franchi la borne qui sépare le sauvage, supposé anthropophage, de l’homme
civilisé. Un jour, en 1984, le jeune docteur en anthropologie, il a alors
36 ans, se trouve dans la région de Sepik, en Papouasie-Nouvelle-Guinée en
compagnie d’un «ancien», un sage nommé Laplap. Alors qu’ils cheminent, ce
dernier lui demande si ses ancêtres venus de l’autre côté de la planète n’avaient
pas ingéré les siens. Berbère, originaire de Tunisie, il a les yeux un peu
bridés et pourrait être, pour son interlocuteur, un descendant des soldats
japonais qui auraient pratiqué l’anthropophagie dans l’île pendant la Seconde
Guerre mondiale. «La question était d’autant plus surprenante que je m’étais
justement attelé à l’examen des catégories de l’anthropologie comme la magie,
le fétichisme, le mythe ou la rationalité à travers lesquelles la discipline
appréhendait alors les sociétés dites primitives. C’était un travail qui
accompagnait le tournant critique et réflexif de l’anthropologie en France et
dans le monde francophone», s’amuse aujourd’hui encore Kilani qui voit
alors la perspective s’inverser. L’intéressant n’est plus de regarder le sauvage,
mais le civilisé avec les yeux du sauvage. Toute l’anthropologie de l’époque,
et notre chercheur avec, opérait ce retournement du questionnement.
Avec méthode le Goût de l’autre reprend cette construction du
sauvage, de l’homme cannibale à la femme de Néandertal plantée fièrement au
bout de l’exposition, qui, bras ballant, pourrait être devant une boucherie se
demandant si elle doit entrer ou s’abstenir.
En 2018, l’homme n’est plus cannibale ou de manière très marginale, mais la
question posée est de savoir s’il va cesser d’être carnivore. Mondher Kilani
s’interdit d’avancer une réponse toute faite dans un domaine trop éloigné de
ses sujets de prédilection. Mais, il ne s’interdit pas de baliser le terrain. «Dans
les sociétés traditionnelles, le lien était sacré, les interdits religieux et
les tabous alimentaires imposaient de n’abattre un animal que selon un rituel
strict, de ne pas consommer certains animaux ou certaines parties des animaux,
de modérer la chasse, etc. Dans notre société moderne non seulement ce
lien sacré a disparu mais toute dimension symbolique également, ne laissant
place qu’à une appréhension purement utilitariste et objectiviste de notre
rapport à la nourriture et à l’animal, par exemple, avec la crise de la vache
folle. A cause du régime alimentaire "carnivore" que nous avons
imposé à un herbivore, nous redécouvrons le lien secret, donc symbolique, qui
lie le mangeur à ce qu’il mange. Dans le cas particulier de la vache rendue
carnivore et cannibale quand elle mange ses semblables, nous nous imaginons
aussi cannibales. Et, au lieu d’assumer d’emblée notre dimension cannibale,
nous mangeons des êtres sensibles, qui nous ressemblent, nous vivons cet état
honteusement.»
Il faudrait donc d’urgence reconstruire la dimension symbolique ou
imaginaire qui nous relie à la nourriture que nous ingurgitons. «Le malaise
conceptuel attaché à la consommation de la viande d’animaux, poussait les
populations amazoniennes, et l es sociétés paysannes traditionnelles, à
sacraliser l’objet de leur appétit et à modérer leur consommation. Nous nous
sommes libérés d’un tel lien et nous pensons nous en sortir par des calculs
purement utilitaristes. Or, quand l’animal devient un semblable, la limite
entre carnivore et cannibale s’estompe. Dès lors on ne peut s’en tirer avec des
considérations purement utilitaires.»
Entre Néandertal et nous, Homère avait déjà posé la question de la
modération de la consommation de viande. Quand les compagnons d’Ulysse trouvent
refuge sur une île, ils ont interdiction de manger les bœufs d’Elios, le dieu
qui éclaire les vivants. Ces derniers, profitant de l’absence d’Ulysse, ne
résistent pas à la tentation déclenchant la colère des dieux : «Ils ont tué
audacieusement les bœufs dont je me réjouissais quand je montais à travers l’Ouranos
étoilé, et quand je descendais de l’Ouranos sur la Terre. Si vous ne me donnez
pas une juste compensation je descendrai dans la demeure d’Hadès, et
j’éclairerai les morts.» Pour éviter ce cataclysme les compagnons d’Ulysse
vont périr.
DE MONTAIGNE À L214
Ce qui se redessine, quand L214 diffuse des images insoutenables de la
manière dont les animaux sont tués dans les abattoirs industriels, est sans
doute cette frontière entre barbare et homme civilisé. Comme le rappelle Kilani
dans son ouvrage, cette limite n’a cessé de bouger. Quand il faut
conquérir les contrées habitées d’Amérique du Sud ou d’ailleurs, il
suffit de déclarer que les autochtones sont des cannibales pour les
disqualifier. L’anthropologue se met lui dans les pas de Jean de Léry
(1534-1613) et de Hans Staden (1525-1579), les premiers qui ont adopté un
discours bienveillant à propos des populations du Brésil. Il suit aussi Sade (1740-1814),
Claude Lévi-Strauss, le père de l’anthropologie moderne, Bataille ou Vázquez
Montalbán.
Mais le premier arpenteur de l’humain qui a, de son propre aveu, influencé
Kilani est Montaigne (1533-1592) quand il appelle l’homme «moderne» à la
prudence dans son texte Des cannibales : «Il n’y a rien
de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que
chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ; comme de vrai, il
semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple
et idée des opinions et usages du pays où nous sommes.» Et de conclure
: «Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la
raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de
barbarie.»
EUCHARISTIE
Pour achever d’appeler à la reconstruction d’une frontière symbolique entre
ce que l’on peut manger et ce que l’on ne peut pas, Kilani s’amuse à rappeler
que la pratique de l’eucharistie revient à faire du catholique un cannibale du
dimanche. Quand les protestants ne voient qu’un symbole dans le pain et le vin,
c’est-à-dire l’évocation du dernier repas du Christ, l’Eglise de Rome, elle, en
appelle régulièrement aux paroles de Jean (6, 53-56) : «En vérité, je
vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et ne buvez son sang
vous n’aurez pas la vie en vous. Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie
éternelle […] qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en
lui.»
On peut avoir bon appétit et manger le fils de Dieu à condition que ce soit
sacré. Mondher Kilani n’invite pas au sacré, il est resté marxiste : mais
il propose de reconstruire la limite symbolique qui nous sépare du
sauvage alors que nous ne regardons plus que le bilan économique de la
filière viande.
(1) «Néandertal l’Expo» jusqu’au 7 janvier 2019, musée
de l’Homme, Paris.
(2) Néandertal de A à Z, Marylène Patou-Mathis, Allary Editions.
(2) Néandertal de A à Z, Marylène Patou-Mathis, Allary Editions.
Mondher
Kilani, Du Goût de l’autre Seuil 384 pp., 25 €.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire