mardi 14 avril 2020

FOCUS: Qui sont les cannibales ?


Qui sont les cannibales ? Par Jean-François Dortier  Mensuel Sciences Humaines N° 240 - août - septembre 2012Août - septembre 2012

 

Manger ses ancêtres, ses ennemis, ses amants, symboliquement son dieu ou tout simplement pour survivre, il existe plusieurs types de cannibalisme.

Tout a commencé par l’atroce fait divers survenu à Miami, fin mai 2012. Les policiers découvrent sur un parking un homme nu en train de dévorer le visage d’un SDF allongé auprès de lui. Les policiers font feu et tuent l’agresseur. Le cannibalisme survient tout à coup sous les feux de l’actualité, associé au cas de Luca Magnota, ce jeune Canadien qui a tué et démembré son compagnon : curieux amalgame puisque dans ce cas précis, il n’y a pas eu d’acte de cannibalisme. Mais la machine médiatique est en route. En fait, il faut distinguer plusieurs types de cannibalismes très différents.

• Manger ses ancêtres. L’« endocannibalisme » désigne en anthropologie, une pratique funéraire consistant à absorber les restes d’un parent défunt afin de s’approprier son âme. C’est une pratique observée dans plusieurs sociétés d’Amazonie comme les Yanomamis. Les proches ingèrent en fait des os pilés mélangés à une mixture. Le cas des Guayakis du Paraguay fait exception : eux mangent directement la chair de leurs ancêtres comme l’avait observé avec étonnement l’anthropologue Pierre Clastres (Chronique des Indiens Guayaki, 1972).

• Manger ses ennemis. Le cannibalisme guerrier était une pratique des Aztèques. Il a également été constaté en Nouvelle-Guinée, dans certaines sociétés d’Afrique ou encore dans des tribus amazoniennes. Mais contrairement aux récits fantasmatiques des colons, le cannibalisme guerrier ne fut jamais une pratique généralisée en Amérique ou en Afrique. Elle est toujours restée sporadique, souvent associée à d’autres pratiques de mutilation des ennemis telles que la décapitation et l’exhibition de trophées comme chez les chasseurs de tête. Georges Guille-Escuret vient de publier deux livres de référence sur le sujet. Il fait remarquer que cette pratique se révèle surtout dans des situations de crise et qu’il ne s’agit pas forcément d’un rite immémorial très institutionnalisé. En fait le cannibalisme guerrier n’est pas réservé aux tribus primitives. En 1937, durant la guerre sino-japonaise, lors du tristement célèbre massacre de Nankin, certains combattants se sont acharnés sur le corps de l’ennemi et ont cuisiné leur cœur.

• Manger pour survivre. Très différents sont les cas de cannibalisme de survie, où dans des circonstances exceptionnelles de famine, des gens ont été amenés à manger des cadavres. Un cas célèbre est celui survenu dans les Andes en 1972 suite à un accident d’avion. Certains rescapés, restés isolés en haute montagne durant plusieurs semaines, s’étaient résolus à manger des personnes décédées. Des cas de cannibalisme ont été rapportés durant nombre de grandes famines dans l’histoire. Mais il est difficile de faire la part des choses entre les fantasmes (des chroniques anciennes parlent de mères dévorant leurs enfants !) et la réalité. Au xxe siècle, il a été établi que les grandes famines russes des années 1920-1930 et celle du grand bond en avant chinois des années 1950 ont donné lieu a de nombreux cas de cannibalisme. Récemment, en 2012, des rapports officiels nord-coréens font état de quelques cas dans des régions qui souffrent de sous-alimentation.
Remarquons que dans aucune société du monde, le cannibalisme n’a été considéré comme une pratique alimentaire « normale », comme on l’a fait croire naguère à propos des Niam-Niams d’Afrique centrale, qui avaient acquis la réputation de convoiter avec gourmandise les touristes « blancs » avant de les faire bouillir dans de grandes marmites. C’était là un pur fantasme colonial.

• Dévorer son amant. Le cannibalisme des psychopathes est une tout autre pratique que les précédentes. Mais là encore des précisions s’imposent. Dans le cas de Miami cité au début de l’article, rien ne prouve qu’il y a vraiment eu cannibalisme : la police a découvert la personne en train de mutiler le visage à coup de morsures, ce qui n’est pas la même chose que le manger. Cet accès de démence semble lié à la consommation d’une drogue : une variante de l’ecstasy nommée « septième ciel », qui semble avoir provoqué des comportements similaires chez quelques individus. Cet acte de démence est donc très différent des rituels organisés consciemment par des psychopathes cannibales comme Armin Meiwes, cet informaticien allemand qui, en 2001, avait mangé le sexe d’un homme volontaire (?) recruté sur Internet, avant de le tuer. De tels actes nous plongent évidemment dans des abîmes insondables de la psychologie humaine. Il n’y a pas à proprement parler d’explication psychiatrique du cannibalisme pathologique, si ce n’est qu’on peut le rapprocher de phénomènes sadomasochistes similaires ou comprenant des fantasmes de mutilation ou de dévoration à connotation sexuelle.

• Et manger son dieu? Quelle qu’en soit la forme, le cannibalisme nous laisse perplexe tant il semble horrible, inexplicable, étranger. À ceci près que le rite chrétien de l’eucharistie a une étrange connotation cannibale. Jésus, on s’en souvient, déclame lors de la Cène : « Prenez, mangez, ceci est mon corps. Prenez, buvez, ceci est mon sang. » Et chaque dimanche, à la messe, la cérémonie de l’eucharistie est censée reproduire une forme particulière d’anthropophagie où l’on mange symboliquement le corps du Christ.

 Georges Guille-Escuret, Les Mangeurs d’autres. Civilisation et cannibalisme, EHESS, 2012, et Sociologie comparée du cannibalisme, 2 t., Puf, 2010-2012.


Comment nous sommes redevenus cannibales Par Philippe Douroux, Libération, 23 mai 2018

L’anthropophagie a longtemps permis de dessiner la frontière symbolique entre «sauvage» et «civilisé». Mais, à voir les images de la mise à mort des animaux dans les abattoirs, existe-t-il encore une limite entre carnivores et cannibales à l’ère de la filière viande industrielle ?

Il faut se rendre au musée de l’Homme, à Paris, et suivre l’anthropologue suisse, Mondher Kilani, auteur du Goût de l’autre (Seuil), dans l’exposition consacrée à la femme et à l’homme de Néandertal pour comprendre qu’il y a quelque chose de cassé dans notre chaîne alimentaire et découvrir que nous sommes tous des Néandertaliens, donc d’ex-cannibales qui se demandent aujourd’hui s’ils peuvent rester carnivores. L’auteur démonte dans cet ouvrage la notion même de cannibalisme en partant de ces hommes primitifs, qui mangeaient leurs semblables, pour arriver à ses contemporains plantés devant leur assiette de viande en se demandant : « Que faire ?»

BUSTES SIMIESQUES

En parcourant rapidement l’histoire de l’humanité, la femme et l’homme de Néandertal vivaient il y a 400 000 ans en Europe, au Moyen-Orient ou en Asie, et pratiquaient le cannibalisme, pense-t-on. Longtemps, il a fallu, pour cette raison, les éloigner de l’Homo sapiens, c’est-à-dire de nous, en les faisant ressembler à de grands singes pas très intelligents avec des orbites enfoncées et une mâchoire proéminente. La génétique avançant, nous avons dû admettre que nous avions des gènes en commun, entre 1 % et 3 % pour chacun d’entre nous. Il faut donc les réintégrer dans la famille des Homo sapiens et les laver des accusations mal fondées voire diffamatoires.

« Néandertal l’Expo » (1) retrace ce parcours en partant «du» crâne, pas une reproduction, mais «le» crâne de cet homme de Néandertal, en poursuivant avec des portraits et des bustes simiesques du XIXe siècle quand l’imagination des chercheurs les guidait, pour finalement, dans la dernière salle de l’exposition, se retrouver face à une femme habillée d’un blue-jean et cardigan bleu Agnès b., qui passerait inaperçue place du Trocadéro, où se trouve le musée de l’Homme. Si «elle» n’avait pas disparu il y a 35 000 ans.

La réintégration des Néandertaliens dans la famille de l’homme moderne suppose que l’on porte un autre regard sur le cannibalisme. L’incertitude prévaut aujourd’hui quand il s’agit de l’évoquer. La lecture du cartelde l’exposition présentant des os entaillés et brûlés, retrouvés dans la grotte de Krapina (Croatie), montre que le sujet est désormais traité avec d’énormes pincettes : «La présence sur plusieurs ossements de stries faites par un couteau en pierre et de traces de calcinations […] suscite la controverse. Ces traces résulteraient d’un traitement complet des corps, désarticulés et décharnés intentionnellement dans le but d’en prélever la chair», est-il écrit.

Longtemps le cannibalisme a permis de tracer une frontière entre l’autre et nous, «le sauvage» et «le civilisé», «le primitif» et «l’être évolué», ou entre celui qui ne sait pas que manger son prochain «c’est pas bien», et celui qui a intégré le tabou.

«FÉTICHISME»

Le combat en réhabilitation, mené depuis des années par Marylène Patou-Mathis, directrice de recherches au CNRS et co-commissaire de l’exposition, est terminé : la femme et l’homme de Néandertal font partie de la famille des humains (2).

Pour Kilani, ces frontières n’ont pas grand sens puisqu’il s’agit avant tout de projections de celui qui construit un discours scientifique. Il a lui même franchi la borne qui sépare le sauvage, supposé anthropophage, de l’homme civilisé. Un jour, en 1984, le jeune docteur en anthropologie, il a alors 36 ans, se trouve dans la région de Sepik, en Papouasie-Nouvelle-Guinée en compagnie d’un «ancien», un sage nommé Laplap. Alors qu’ils cheminent, ce dernier lui demande si ses ancêtres venus de l’autre côté de la planète n’avaient pas ingéré les siens. Berbère, originaire de Tunisie, il a les yeux un peu bridés et pourrait être, pour son interlocuteur, un descendant des soldats japonais qui auraient pratiqué l’anthropophagie dans l’île pendant la Seconde Guerre mondiale. «La question était d’autant plus surprenante que je m’étais justement attelé à l’examen des catégories de l’anthropologie comme la magie, le fétichisme, le mythe ou la rationalité à travers lesquelles la discipline appréhendait alors les sociétés dites primitives. C’était un travail qui accompagnait le tournant critique et réflexif de l’anthropologie en France et dans le monde francophone», s’amuse aujourd’hui encore Kilani qui voit alors la perspective s’inverser. L’intéressant n’est plus de regarder le sauvage, mais le civilisé avec les yeux du sauvage. Toute l’anthropologie de l’époque, et notre chercheur avec, opérait ce retournement du questionnement.

Avec méthode le Goût de l’autre reprend cette construction du sauvage, de l’homme cannibale à la femme de Néandertal plantée fièrement au bout de l’exposition, qui, bras ballant, pourrait être devant une boucherie se demandant si elle doit entrer ou s’abstenir.

En 2018, l’homme n’est plus cannibale ou de manière très marginale, mais la question posée est de savoir s’il va cesser d’être carnivore. Mondher Kilani s’interdit d’avancer une réponse toute faite dans un domaine trop éloigné de ses sujets de prédilection. Mais, il ne s’interdit pas de baliser le terrain. «Dans les sociétés traditionnelles, le lien était sacré, les interdits religieux et les tabous alimentaires imposaient de n’abattre un animal que selon un rituel strict, de ne pas consommer certains animaux ou certaines parties des animaux, de modérer la chasse, etc. Dans notre société moderne non seulement ce lien sacré a disparu mais toute dimension symbolique également, ne laissant place qu’à une appréhension purement utilitariste et objectiviste de notre rapport à la nourriture et à l’animal, par exemple, avec la crise de la vache folle. A cause du régime alimentaire "carnivore" que nous avons imposé à un herbivore, nous redécouvrons le lien secret, donc symbolique, qui lie le mangeur à ce qu’il mange. Dans le cas particulier de la vache rendue carnivore et cannibale quand elle mange ses semblables, nous nous imaginons aussi cannibales. Et, au lieu d’assumer d’emblée notre dimension cannibale, nous mangeons des êtres sensibles, qui nous ressemblent, nous vivons cet état honteusement.»

Il faudrait donc d’urgence reconstruire la dimension symbolique ou imaginaire qui nous relie à la nourriture que nous ingurgitons. «Le malaise conceptuel attaché à la consommation de la viande d’animaux, poussait les populations amazoniennes, et l es sociétés paysannes traditionnelles, à sacraliser l’objet de leur appétit et à modérer leur consommation. Nous nous sommes libérés d’un tel lien et nous pensons nous en sortir par des calculs purement utilitaristes. Or, quand l’animal devient un semblable, la limite entre carnivore et cannibale s’estompe. Dès lors on ne peut s’en tirer avec des considérations purement utilitaires.»

Entre Néandertal et nous, Homère avait déjà posé la question de la modération de la consommation de viande. Quand les compagnons d’Ulysse trouvent refuge sur une île, ils ont interdiction de manger les bœufs d’Elios, le dieu qui éclaire les vivants. Ces derniers, profitant de l’absence d’Ulysse, ne résistent pas à la tentation déclenchant la colère des dieux : «Ils ont tué audacieusement les bœufs dont je me réjouissais quand je montais à travers l’Ouranos étoilé, et quand je descendais de l’Ouranos sur la Terre. Si vous ne me donnez pas une juste compensation je descendrai dans la demeure d’Hadès, et j’éclairerai les morts.» Pour éviter ce cataclysme les compagnons d’Ulysse vont périr.

DE MONTAIGNE À L214

Ce qui se redessine, quand L214 diffuse des images insoutenables de la manière dont les animaux sont tués dans les abattoirs industriels, est sans doute cette frontière entre barbare et homme civilisé. Comme le rappelle Kilani dans son ouvrage, cette limite n’a cessé de bouger. Quand il faut conquérir les contrées habitées d’Amérique du Sud ou d’ailleurs, il suffit de déclarer que les autochtones sont des cannibales pour les disqualifier. L’anthropologue se met lui dans les pas de Jean de Léry (1534-1613) et de Hans Staden (1525-1579), les premiers qui ont adopté un discours bienveillant à propos des populations du Brésil. Il suit aussi Sade (1740-1814), Claude Lévi-Strauss, le père de l’anthropologie moderne, Bataille ou Vázquez Montalbán.

Mais le premier arpenteur de l’humain qui a, de son propre aveu, influencé Kilani est Montaigne (1533-1592) quand il appelle l’homme «moderne» à la prudence dans son texte Des cannibales : «Il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ; comme de vrai, il semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usages du pays où nous sommes.» Et de conclure : «Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie.»

EUCHARISTIE

Pour achever d’appeler à la reconstruction d’une frontière symbolique entre ce que l’on peut manger et ce que l’on ne peut pas, Kilani s’amuse à rappeler que la pratique de l’eucharistie revient à faire du catholique un cannibale du dimanche. Quand les protestants ne voient qu’un symbole dans le pain et le vin, c’est-à-dire l’évocation du dernier repas du Christ, l’Eglise de Rome, elle, en appelle régulièrement aux paroles de Jean (6, 53-56) : «En vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et ne buvez son sang vous n’aurez pas la vie en vous. Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle […] qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui.»
On peut avoir bon appétit et manger le fils de Dieu à condition que ce soit sacré. Mondher Kilani n’invite pas au sacré, il est resté marxiste : mais il propose de reconstruire la limite symbolique qui nous sépare du sauvage alors que nous ne regardons plus que le bilan économique de la filière viande.

(1) «Néandertal l’Expo» jusqu’au 7 janvier 2019, musée de l’Homme, Paris.
(2) Néandertal de A à Z, Marylène Patou-Mathis, Allary Editions.

Mondher Kilani, Du Goût de l’autre Seuil 384 pp., 25 €.

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