Barbara Stiegler : "Cette
crise oblige le néolibéralisme à se dédire de manière spectaculaire" Propos recueillis
par Nidal Taibi Publié
le 15/04/2020, Marianne
Professeur de
philosophie politique à l’université Bordeaux-Montaigne et auteure de l’essai Il
faut s’adapter, Barbara Stiegler décrypte pour Marianne les
mutations du discours de l'impératif d'adaptation du néolibéralisme pendant
cette crise sanitaire et politique.
Marianne : Depuis le début de la crise sanitaire, plusieurs responsables
politiques appellent la population à s’adapter à cette nouvelle
situation. Le ministre de l’économie Bruno Le Maire, par exemple, estime que
c’est "à chacun de faire preuve de sens des responsabilités pour
s’adapter à la situation actuelle" (voir ici,
à partir de 6 :20). Comment analysez-vous cela ?
Barbara Stiegler : Le discours de l’adaptation, qui vient de la biologie de l’évolution,
joue sur une corde sensible : celle de la vie, et en l’occurrence ici de la
survie. Avec sa forme verbale réfléchie – "il faut s’adapter" –, la
tournure française joue en même temps sur le registre moral de l’effort, qui
sort du cadre darwinien. Rappelons ici que Darwin a précisément rompu avec
Lamarck sur ce point : l’adaptation n’est pas le produit d’un effort du vivant
(la girafe ne fait aucun "effort" pour allonger son cou), mais le
résultat de la sélection naturelle, qui retient les petites variations
aléatoires utiles à l’organisme. Dans la bouche d’un ministre de
l’Economie, l’injonction à s’adapter signifie plutôt que, quelle que soit notre
situation, tous les agents économiques que nous sommes sont sommés de faire des
efforts et d’agir en sujets responsables plutôt qu’en victimes, d’être acteurs
de la situation plutôt que passifs ou assistés – ce qui, au passage, permet aux
pouvoirs publics et aux assureurs de ne pas prendre en charge les dommages sociaux
considérables créés par le confinement. Idéalement, il faudrait même
optimiser son confinement pour continuer à gagner des points dans la
compétition. Mon université nous a récemment envoyé un message sidérant,
qui témoigne bien du basculement de nos institutions d’enseignement et de
recherche dans une culture entrepreneuriale. Pendant cette période de crise, la
direction des ressources humaines nous invite en effet à nous connecter à des
plateformes de formation en ligne afin d’améliorer notre "adaptation"
bien sûr, mais aussi notre "agilité" et notre "résilience".
Alors que nous comptons chaque jour nos morts, on nous propose même de profiter
de la crise sanitaire pour apprendre à "devenir un meilleur leader".
Dans quelle mesure ce discours de l’adaptation, en particulier, et la
vision évolutionniste de la société, en général, sont incompatibles avec la
démocratie ? Si l’adaptation consiste à se soumettre sans résistance aux circonstances,
elle est en effet incompatible avec la démocratie. Pendant un demi-siècle, le
néolibéralisme nous a imposé la compétition mondialisée comme une direction
indiscutable, dont nos démocraties n’étaient pas autorisées à débattre. Il nous
demande aujourd’hui de nous adapter sans réfléchir, sur le mode de la
discipline, aux consignes inverses édictées par les experts. Et certains nous
annoncent même qu’il va falloir, "comme les Asiatiques", nous adapter
à un monde de pandémies, dans lequel nous vivrons tous masqués et tracés par
nos smartphones. Dans tous les cas, il s’agit toujours de s’adapter sans
discuter à la mondialisation, même si on constate qu’elle détruit nos vies. Or
cette crise impose au contraire, aujourd’hui plus que jamais, une démocratie
sanitaire. La gravité de la situation exige un diagnostic collectif sur les
causes de ce qui nous arrive : la destruction des écosystèmes et la
multiplication des zoonoses, le démantèlement des industries locales et l’explosion
des mobilités, la destruction des systèmes sanitaires et l’effondrement des
protections sociales. Elle exige aussi que tous les éléments soient rendus
publics pour que, au-delà du diagnostic, les hypothèses thérapeutiques soient
l’objet d’une délibération politique. C’est le modèle évolutionniste de John
Dewey, qui rappelle avec Darwin que la vie fonctionne comme un laboratoire
expérimental, et que chez les humains, seule l’intelligence collective peut
mener l’expérimentation, aujourd’hui confisquée par les dirigeants et leurs
experts officiels. Plutôt que chacun s’adapte sans réfléchir à un environnement
dévasté, il s’agit au contraire de réfléchir ensemble pour transformer le monde
et le réadapter aux besoins des vivants.
Dans votre livre, vous souteniez que les injonctions des néolibéraux à
s’adapter visent "à accélérer nos rythmes, à sortir de l’immobilisme et
à nous prémunir de tout ralentissement". Or aujourd’hui, les appels à
l’adaptation s’inscrivent dans une conjoncture de ralentissement général de la
vie économique et sociale, et semblent plutôt encourager à aller dans ce sens.
S’agit-il de deux injonctions à l’adaptation de nature différente, ou
sont-elles, au contraire, traversées par les mêmes axiomes idéologiques (ceux
du néolibéralisme en l’occurrence). En effet, cette crise sanitaire oblige le
néolibéralisme à se dédire de manière spectaculaire, au moins provisoirement.
Alors que son agenda est de transformer l’espèce humaine pour l’adapter à un
monde ouvert, dans lequel les flux sont censés s’accélérer sans cesse, il se
trouve soudain contraint d’imposer aux populations le décret inverse, celui de
s’adapter à un monde fermé, ralenti et figé, à un monde de stase et de clôture.
C’est précisément parce que cette décision oblige le néolibéralisme à se nier
lui-même que le pouvoir en place a eu tant de mal à s’y résoudre et qu’il l’a
accompagnée de toute une série d’injonctions contradictoires, comme il l’avait
fait avec les gilets jaunes : "soyez mobiles, mais ne prenez pas votre
voiture" (novembre 2018), "restez chez vous, mais allez voter
puis allez travailler" (mars 2020). C’est justement pour se sortir de
cette situation délicate et rependre la main qu’il impose à toute force aux
populations ses "plans de continuité d’activité" (business
continuity plan). Comme dans l’exemple que je citais plus haut, l’idée est
de rester dans la course, même si l’on est enfermé chez soi. Le numérique offre
ici des possibilités vertigineuses. Il permet d’assigner à résidence toute la
population tout en maintenant une pression maximale à l’évaluation, à
l’optimisation et à la compétition qui maintienne le rythme et le cap. Or, cela
déborde très largement le monde du travail et de l’entreprise. Dès le premier
jour de fermeture des établissements scolaires, les fameux "plans de
continuité pédagogique" ont mis sous pression des millions d’élèves,
d’étudiants et de famille, contribuant sans vergogne à faire exploser les
inégalités, les violences conjugales et toutes les formes de maltraitance
familiale. Il faut souhaiter que tous les dégâts produits par ces
"plans" délétères, qui s’affichent eux-mêmes "en mode
dégradé", soient l’objet d’une analyse collective et d’une discussion
politique. Les plans que nous devrons penser ensemble pour nous reconstruire
devront revendiquer au contraire de penser la discontinuité et de l’affronter.
Avec ces plans, le néolibéralisme cherche au fond à nier la rupture et à
retomber sur ses pieds.
Cette injonction à l’adaptation semble moins de mise dans certains pays,
comme les Pays-Bas et la Suède, qui ont opté pour l’"immunité
collective". Comment expliquez-vous cela ? Y voyez-vous une sorte de
"laisser-faire" de la nature assimilable au "laisser-faire"
du marché ? Il est clair que dans l’esprit de certains libéraux, cette stratégie a été
jugée comme la meilleure parce qu’elle permettait de préserver le marché et de
rester dans une posture de laisser-faire. Mais la question de l’immunité
collective semble beaucoup plus complexe. Les pays qui, dans la panique, ont dû
choisir le confinement nous disent aujourd’hui qu’il faut bien que le virus
circule pour qu’il y ait une immunité de groupe. Cette question montre que nous
sommes en face de difficultés majeures, pour l’instant insolubles, qui
dépassent les capacités épistémiques des dirigeants et des groupes d’experts
qu’ils ont désignés. Cette situation me conforte dans ma conviction que la
santé doit devenir, comme les questions économiques et sociales, une question
politique de premier plan, dont nous devons débattre démocratiquement. Cette
exigence se heurte malheureusement toujours à la même objection : les
populations ne sont pas compétentes pour juger de ces questions, qui doivent
être réservées aux spécialistes. Le problème, c’est que cet argument de la
complexité conduit à délégitimer la démocratie en général, non seulement
dans le domaine sanitaire, mais aussi dans le champ économique et social, qui
est évidemment en première ligne dans cette crise.
Certains estiment que la stratégie de ces pays est régie par une logique de
"survie des plus aptes" ou de la "sélection naturelle".
Cette lecture est-elle pertinente selon vous ? C’est un jugement un
peu simpliste, qui pourrait nous laisser croire que nous sommes indemnes de ce
type de logique. En réalité, le darwinisme social prévaut également dans les
politiques publiques de notre pays, même s’il se drape aujourd’hui dans un
discours moral de dévouement aux plus vulnérables. Les gouvernements
néolibéraux qui se sont succédé au pouvoir depuis des années n’ont pas cessé de
généraliser la rareté malthusienne des ressources (baisse des moyens en santé,
éducation, recherche) et la valorisation de la compétition dans tous ces
secteurs. Leur projet de société a toujours été de rendre les patients, les
soignants, les élèves, les étudiants et les chercheurs plus performants et
compétitifs, au fond "plus aptes" à un monde désormais livré à une
compétition mondialisée, détruisant sans égard les plus fragiles. La crise que
nous traversons actuellement est évidemment le reflet de ces choix délétères.
Et le discours du ministre de l’Economie sur lequel vous m’interpeliez au
départ reflète parfaitement cette vision. A chacun des acteurs de s’adapter au
nouveau contexte et à se montrer résilients. Toute situation nouvelle
reconduit toujours au fond le même cadre : celui de la compétition.
* Barbara Stiegler prolonge ses réflexions dans un ouvrage à paraitre aux
Editions Verdier : Du cap aux grèves. Récit d’une mobilisation. 17 novembre
2018 - 17 mars 2020.
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