La perception du temps en confinement Par Nathalie Mella,
Groupe de Recherche en Psychologie de la Santé (GREPS), Centre
Interfacultaire en Sciences Affectives (CISA),
Université de Genève, Faculté de Psychologie et des Sciences de
l'Education. Sciences humaines 09/04/2020
https://www.scienceshumaines.com/la-perception-du-temps-en-confinement_fr_42237.html
Le
confinement introduit une rupture dans notre temps social et individuel. Aux
inégalités sociales et spatiales se superpose aujourd’hui une inégalité
temporelle, entre ceux qui gagnent du temps pour eux-mêmes, et ceux qui voient
au contraire leurs rythmes s’accélérer sous double pression des enfants et du
travail. Pour la grande majorité des gens, le confinement imposé par la
pandémie du Covid-19 conduit à une distorsion temporelle : le temps semble
être suspendu, et le présent s’étire. Nous sommes dans une bulle temporelle qui
se dilate au fur et à mesure des jours. Le temps semble ainsi se dilater,
d’autant plus que la fin de cet épisode est floue, incertaine, à la fois proche
et lointaine. Placés dans une zone d’incertitude, nous avons tendance à nous
focaliser sur le présent, ce qui est somme toute assez inhabituel dans nos
sociétés, qui sont traditionnellement orientées vers le futur, en quête de
rentabilité, de prise de décision optimum et de planification (Stolarski et
al., 2018).
Les sources possibles de cette distorsion temporelle
Trois phénomènes peuvent expliquer l’impression que le temps semble suspendu
en cette période de confinement.
- 1/ Un confinement à durée indéterminée
Le premier phénomène est que nous sommes dans l’attente, dans l’attente
d’une fin à cet épisode qui a constitué une rupture temporelle dans nos vies.
Le peu de visibilité sur la fin du confinement, et plus généralement sur la fin
de la pandémie, accentue l’impression que le temps s’étire : nous ne
pouvons pas encore mesurer la temporalité de l’évènement dont nous sommes en
quelque sorte prisonniers. Prisonniers au sens spatial, car limités dans nos
déplacements, mais aussi temporel car nous nous retrouvons captifs du présent.
Il est difficile d’imaginer les formes et l’étendue des conséquences sociales,
économiques, mais aussi psychologiques, des contraintes imposées par le confinement
de la moitié de l’humanité mondiale. Se projeter dans le futur aussi bien
proche que lointain est devenu, pour la plupart, difficile.
- 2/ L’anxiété modifie la perception du temps
L’émotion qui accompagne cette période est également un facteur important à
la source de la distorsion temporelle (Droit-Volet & Meck, 2007). De
nombreuses recherches montrent effet que la perception du temps est intimement
liée aux émotions, et qu’une émotion intense génère un phénomène de dilation
temporelle (Mella et al., 2011). Un modèle théorique qui explique cet
effet est celui développé par Bud Craig, neuroscientifique américain, selon
lequel le temps subjectif émerge de la conscience de changement des signaux
interoceptifs, c’est-à-dire des signaux internes de notre corps (Craig, 2009).
Ainsi, plus l’attention est focalisée sur les signaux corporels, comme il
arrive en cas de forte émotion, plus le temps semblera long. En ce contexte de
pandémie, où le stress est relayé par les médias de manière pluriquotidienne,
l’émotion qui prime est l’anxiété. Cette émotion a la particularité d’être en
interaction constante avec les signaux corporels : elle est alimentée par
les manifestations somatiques et exacerbe les manifestations de notre corps. À
ce titre, l’anxiété a le potentiel d’augmenter ce phénomène de dilatation
temporelle. Certaines recherches montrent ainsi que les individus anxieux
perçoivent les situations menaçantes comme plus longues que les individus moins
anxieux (Bar-Heim et al., 2010). Il est donc très probable que l’anxiété
générée par la situation de pandémie participe à l’impression générale que le
temps ralentit en cette période de confinement. Il est ainsi probable que cette
distorsion du temps soit plus importante chez les individus les plus anxieux,
et qu’elle ait de plus grandes répercussions dans les moments de « temps
vide », comme par exemple à l’heure du coucher, où l’attention se porte
plus facilement sur les signaux internes du corps.
- 3/ Les matins se suivent et se ressemblent…
Enfin, un élément majeur qui permet également d’expliquer l’impression que
le temps est suspendu en cette période de confinement est l’absence
d’évènements notables dans notre quotidien. Les recherches en psychologie
montrent en effet que l’estimation du temps passé est dépendante du nombre
d’événements dont on se souvient (Friedman, 1993). Depuis le début du
confinement, les activités sociales sont suspendues, les journées se succèdent
et se ressemblent, les sujets de société traités par les médias sont principalement
liés au Covid-19, et les questions qui occupaient la scène médiatique il y a
quelques semaines à peine, comme celle des retraites, semblent dater d’une
autre époque. Autant de phénomènes qui renforcent l’impression que peu de
choses se passent, et que nous sommes, depuis le début du confinement, dans le
même instant, le même présent.
Les conséquences potentielles de cette distorsion
temporelle
Si le sentiment général partagé par la grande majorité du monde confiné est
celui d’un ralentissement du temps, il y a indubitablement une grande
variabilité dans la manière dont le confinement affecte la perception du temps
au quotidien, dans les familles.
Pour une grande majorité des gens, on récupère du temps pour soi, et cette
période se traduit par une baisse de la pression temporelle. Le temps, qui
était devenu si précieux dans nos sociétés qu’on en venait à l’acheter (Rudd,
2019), est redonné gratuitement à chacun. C’est là une conséquence positive qui
permet de se réapproprier son temps, de repenser ses priorités. Avoir soudain
du temps pour soi peut être source de bien-être, d’ennui, ou d’anxiété. Pour
tous ceux néanmoins qui vivent un relâchement de la pression temporelle, le
risque est grand de perdre ses repères temporels. Le fait de vivre en permanence
dans le présent, sans structure quotidienne, hebdomadaire, fait peu à peu
tomber les repères temporels d’avant le confinement, et s’estomper la
différence entre les jours. Le lundi matin n’a plus l’apparence d’un lundi
matin, et se confond avec les dimanches. L’absence de projection due à
l’incertitude de la durée du confinement renforce la perte de repères
temporels. Le temps de chacun se dissocie du temps traditionnellement imposé
par la société, heures de lever, de coucher, de repas, de loisirs, et se
recompose avec autant de variabilité que de styles de vie différents.
Loin de cette bulle temporelle suspendue, à l’autre extrémité de ce
continuum, il y a ceux qui voient leur pression temporelle augmenter. Ces
familles qui empilent les plannings de chacun, pour lesquelles à leur journée
de travail s’ajoute la classe à la maison d’un ou plusieurs enfants. Ces
familles peuvent ressentir une désynchronisation de leur rythme, soutenu, avec
celui du monde extérieur, qui semble s’être arrêté, accentuant ainsi la perte
de repères.
Notre rapport au temps se trouve donc considérablement affecté en cette
période particulière et ce, par l’isolement physique et social du confinement,
dont les limites temporelles sont floues, mais aussi par la charge émotionnelle
importante véhiculée par une situation sanitaire incertaine. Une grande
variabilité dans la possibilité et la capacité de se réapproprier le temps peut
accentuer le ressenti d’inégalité face au confinement. Ainsi, aux inégalités
d’espace imposées par l’immobilité s’ajoute une inégale redistribution du temps
individuel.
Sources
Maciej Stolarski, Nicolas Fieulaine et Philip
Zimbardo, « Putting time in a wider perspective. The past, the present, and the
future of time perspective theory », in Virgil Zeigler-Hill et Todd
Shakleford (dir.), Personality and Individual Differences, Sage, 2018. Sylvie
Droit-Volet, et Warren Meck, « How emotions colour our perception of
time », Trends in cognitive sciences, vol. XI, n° 12, décembre
2007. Nathalie Mella, Laurence Conty et Viviane Pouthas, « The role
of physiological arousal in time perception. Psychophysiological evidence from
an emotion regulation paradigm », Brain and Cognition, vol. LXXV,
n° 2, mars 2011. Arthur Craig « Emotional moments across time. A
possible neural basis for time perception in the anterior insula », Philosophical
Transactions of the Royal Society B. Biological Sciences, 12 juillet 2009. Yair
Bar-Haim, Aya Kerem, Dominic Lamy et Dan Zakay, « When time slows
down. The influence of threat on time perception in anxiety », Cognition
and Emotion, vol. XXIV, n° 2, 2010. William Friedman, « Memory
for the time of past events », Psychological Bulletin, vol. CXIII,
n° 1, 1993. Melanie Rudd, « Feeling short on time. Trends,
consequences, and possible remedies », Current Opinion in Psychology,
n° 26, avril 2019.
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