Penser l'enfermement avec 5 grands philosophes 09/04/2020 Par Pauline Petit
https://www.franceculture.fr/philosophie/penser-lenfermement-avec-5-grands-philosophes
Du sentiment d'ennui de l'homme cloîtré décrit par Pascal à la joie de
l'isolement retrouvé de Schopenhauer, en passant par la quarantaine vécue par
Rousseau ou le "rêve politique de la peste" et le "grand
renfermement" étudiés par Foucault, la philosophie est traversée
d'expériences de confinement. L'expérience de l'enfermement a pu être traitée
de bien des manières par les philosophes. De l'insupportable sensation d'ennui
de l'homme cloîtré dans sa chambre à l'heureux isolement retrouvé, en passant
par l'instrumentation politique de l'enfermement et l'analyse des effets de la
détention sur l'âme et le corps, la philosophie peut nous aider à penser le
confinement. Tour d'horizon non exhaustif.
Du malheur de ne pas savoir rester chez soi, avec
Blaise Pascal
"Tout le malheur des hommes, écrit Blaise Pascal, vient
d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une
chambre". Il est parfois en effet bien difficile de rester cloîtré
sans rien faire, et de voir alors surgir des pensées qui ne nous auraient
sûrement pas traversé l'esprit si nous avions pu nous affairer dehors, dans le
monde… Pour éviter cela, nous tentons de nous divertir : toute
distraction, futile ou sérieuse, est bienvenue. Lorsque Pascal parle de
divertissement, il ne s'agit pas de simples loisirs de temps libre, mais d'une
forme d'esquive : se divertir, conformément à son étymologie latine divertere,
signifie "se détourner". Le divertissement désigne ces occupations
qui nous permettent d'ignorer ce qui nous afflige, de détourner le
regard des problèmes de l'existence. "Les hommes n'ayant pu guérir la
mort, la misère, l'ignorance, écrit Pascal, ils se sont avisés pour se
rendre heureux de n'y point penser" ! En s'agitant ainsi, on
s'expose à des tourments qu'on pourrait éviter si l'on était capable
de "demeurer au repos dans une chambre"... Mais le
confinement entre quatre murs n'est d'aucun secours, "on ne peut
demeurer chez soi avec plaisir", souligne Pascal. L'inaction, loin de
nous apaiser, nous révèle notre insuffisance : "rien n'est si
insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans passions, sans
affaires, sans divertissement, sans application". Car telle est la
véritable condition de l'homme : à la fois "faible",
"misérable" et "mortelle" écrit
Pascal, si bien que "rien ne peut nous consoler lorsque nous y
pensons de près". En cela, le divertissement n'est qu'un moyen pour
nous de fuir notre condition. Cette attitude est-elle condamnable ? Pas
forcément, car elle a la vertu de nous protéger du désespoir : "L’homme
quelque plein de tristesse qu’il soit, si on peut gagner sur lui de le faire
entrer en quelque divertissement le voilà heureux pendant ce temps-là".
En revanche, il faut se garder de penser que le bonheur viendra du seul
divertissement, car en le poursuivant inlassablement, nous oublions de vivre le
temps présent. Tout cela est bien ironique : le divertissement a pour
origine l'incapacité de l'homme de remédier à la mort, mais le remède pour
éviter d'y penser est aussi le meilleur moyen d'y arriver sans nous en rendre
compte ! C'est tout le paradoxe du divertissement pascalien qui nous enferme
doublement : "La seule chose qui nous console de nos misères est
le divertissement, et cependant c'est la plus grande de nos misères. Car
c'est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait
perdre insensiblement" écrit encore le philosophe.
Divertissement. Quand je m'y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations
des hommes et les périls et les peines où ils s'exposent, dans la cour, dans la
guerre, d'où naissent tant de querelles, de passions, d'entreprises hardies et
souvent mauvaises, j'ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d'une
seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un
homme qui a assez de bien pour vivre, s'il savait demeurer chez soi avec
plaisir, n'en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d'une place,
(...) et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que
parce qu'on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. Mais (...) après avoir
trouvé la cause de tous nos malheurs, j'ai voulu en découvrir les raisons, j'ai
trouvé qu'il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de
notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous
consoler lorsque nous y pensons de près. Sans cela nous serions dans l’ennui,
et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir, mais
le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort."
Blaise Pascal, Pensées, B 139, (1670).
De l'ennui à l'oisiveté, avec Sénèque
Avant Pascal, les stoïciens avaient développé cette notion de
divertissement en un sens proche. Selon Sénèque, le divertissement renvoie aussi
bien à l'agitation inutile qu'à la diversion thérapeutique qui permet de se
défaire, pour un temps, des maux de l'existence. Dans le traité intitulé De
la tranquillité de l'âme, le philosophe romain décrit les effets de cette
privation du divertissement que constitue ce qu'on appellerait aujourd'hui
"la vie active" :
C'est ainsi qu'une fois privé des divertissements que les gens affairés
trouvent au cœur même de leurs occupations, on ne supporte plus d'être chez
soi, seul, entre les murs de sa chambre, et que l'on a du mal à se voir
abandonné à soi-même. De là cet ennui, ce dégoût de soi, ce tourbillon d'une
âme qui ne se fixe jamais nulle part, cette sombre incapacité à supporter son
propre loisir, surtout lorsqu'on rougit d'avouer le causes de cette insatisfaction
(...) de là cet état d'esprit qui conduit les hommes à détester le loisir et à
se plaindre de n'avoir rien à faire. Sénèque, _La Tranquillité de l'âme_,
(entre 47 et 62).
Le confinement a pu aussi être associé dans la pensée stoïcienne à l'idée
d'une expérience expiatoire et ascétique, à l'image de la vie monastique. Tenir
son corps prisonnier pourrait aider l'âme à reconquérir sa liberté et pourquoi
pas, en se laissant aller à l'oisiveté, à un exil intérieur propice à
l'activité méditative : "Dans l'oisif, le vulgaire voit un homme
retiré de tout, libre de crainte, qui se suffit et vit pour lui-même, tous
privilèges qui ne sont réservés qu'au sage.(...) C'est une si belle chose
d'être constant et ferme dans ses résolutions, que même la persévérance dans le
rien faire nous impose." Sénèque, Lettres à Lucilius_,
(63 - 64).
La quarantaine en "nouveau Robinson", avec
Rousseau
Avant de rêver à des promenades solitaires, Jean-Jacques Rousseau a connu,
lui aussi, une période de quarantaine. En août 1743, le philosophe embarque à
bord d'une felouque qui doit le mener à Venise où il était appelé à devenir le
secrétaire du comte de Montaigu, récemment nommé ambassadeur de la Cité des
Doges. Mais arrivé à Gênes, son bateau doit rester au port : une période
de quarantaine a été décrétée pour endiguer la peste de Messine. On lui propose
de rester à bord ou de résider dans un lazaret, un établissement dans lequel on
confine les personnes ou marchandises susceptibles d'avoir été contaminées par
la maladie. Le lieu est vétuste ("On nous prévint que nous ne
trouverions que les quatre murs parce qu’on n’avait pas encore eu le temps de
le meubler", rapporte-t-il dans les Confessions) mais,
contrairement à la majorité de l'équipage qui préférait rester à flots, Rousseau
choisit de s'y installer quand même. Autant vivre cette quarantaine dans les
règles de l'art !
Dans le lazaret sans fenêtres ni meubles, le philosophe fait l'expérience
d'un confinement strict : "On ferma sur moi de grosses portes à
grosses serrures, et je restai là, maître de me promener à mon aise de chambre
en chambre et d’étage en étage, trouvant partout la même solitude et la même
nudité". Il consacre à cette épreuve quelques lignes dans ses Confessions
(livre II, chapitre 7). Une aventure plutôt qu'une épreuve devrait-on dire,
tant le philosophe semble avoir vécu ce moment avec amusement. Entre la chasse
aux poux, la confection d'un matelas de fortune à l'aide de chemises et les
promenades dans le cimetière, Rousseau s'est presque senti aussi à l'aise
"dans ce lazaret absolument nu qu’à [son] jeu de paume de la rue
Verdelet." D'ailleurs, le philosophe affirme ne pas craindre la
solitude : "Seul je n’ai jamais connu l’ennui, même dans le
plus parfait désœuvrement : mon imagination, remplissant tous les vides,
suffit seule pour m’occuper". (Les Confessions, livre II,
chapitre 12)
Si endosser le rôle de Robinson pour quelques jours a pu lui plaire, c'est
sûrement parce que cela n'a duré que le temps d'un jeu (et que, contrairement
au héros de Daniel Defoe, on lui servait son repas quotidien !) Au bout de
quatorze jours, le citoyen de Genève fut sorti de cet établissement par M. de
Joinville, ambassadeur de France à Gênes, qui l'invita à séjourner chez
lui : "Je me trouvai mieux, je l’avoue, du gîte de sa maison que
de celui du lazaret" reconnaissait-il dans ses Confessions...
C’était le temps de la peste de Messine. La flotte anglaise y avait
mouillé, et visita la felouque sur laquelle j’étais. Cela nous assujettit en
arrivant à Gênes, après une longue et pénible traversée, à une quarantaine de
vingt-un jours. (...) Je fus conduit dans un grand bâtiment à deux étages
absolument nu, où je ne trouvai ni fenêtre, ni table, ni lit, ni chaise, pas
même un escabeau pour m’asseoir, ni une botte de paille pour me coucher. (...)
Comme un nouveau Robinson, je me mis à m’arranger pour mes vingt-un jours comme
j’aurais fait pour toute ma vie. J’eus d’abord l’amusement d’aller à la chasse
aux poux que j’avais gagnés dans la felouque. (...) Je procédai à l’ameublement
de la chambre que je m’étais choisie. Je me fis un bon matelas de mes vestes et
de mes chemises (...) j’arrangeai en manière de bibliothèque une douzaine de
livres que j’avais. Bref, je m’accommodai si bien, qu’à l’exception des rideaux
et des fenêtres j’étais presque aussi commodément à ce lazaret absolument nu
qu’à mon jeu de paume de la rue Verdelet. (...) Entre mes repas, quand je ne
lisais ni n’écrivais, ou que je ne travaillais pas à mon ameublement, j’allais
me promener dans le cimetière des protestants, qui me servait de cour, ou je
montais dans une lanterne qui donnait sur le port, et d’où je pouvais voir
entrer et sortir les navires. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions,
livre II, chapitre 7, (1782).
Garder ses distances, avec Schopenhauer
Dans une fable animalière relatée dans Parerga et Paralipomena
(1851), Arthur Schopenhauer raconte le dilemme des porcs-épics l'hiver. Lorsqu'ils
sont isolés, éloignés les uns des autres, ces mammifères ont froid ; mais
quand ils se rapprochent pour profiter de la chaleur de leurs congénères, ils
se blessent mutuellement avec leurs piquants. L'existence des porcs-épics
oscille ainsi entre la froide solitude et la chaleureuse - mais dangereuse -
promiscuité. Pour Schopenhauer, le sort des porcs-épics exemplifie notre
paradoxal "besoin de société" : qui s'y frotte s'y pique ! Si
nous voulons sortir de chez nous pour rejoindre les autres, c'est à cause
"du vide et de la monotonie de [notre] vie intérieure". Et si
nous voulons finalement retrouver notre cocon et notre isolement, c'est à cause
de "leurs nombreuses manières d’être antipathiques et leurs
insupportables défauts". Pour ne pas être contaminé par l'agacement
certain que peut susciter la vie en société, le philosophe allemand recommande
de garder ses distances, dont le meilleur outil reste "la politesse et
les belles manières" : "Par ce moyen, écrit-il, le
besoin de se réchauffer n’est, à la vérité, satisfait qu’à moitié, mais, en
revanche, on ne ressent pas la blessure des piquants" ! Notre instinct
social, lié à notre dépendance originelle (un enfant ne subvient pas seul à ses
besoins), nous pousse à nous regrouper, mais les difficultés du vivre-ensemble
qui mettent en péril notre tranquillité nous séparent. Aussi pour Schopenhauer
l'homme n'est-il pas plus fait pour vivre en société que pour supporter la
solitude. Reclus et isolés (avec néanmoins de quoi subvenir à nos besoins
vitaux), nous nous ennuyons : l'existence "oscille, comme un
pendule, (...) de la souffrance à l'ennui", constate le philosophe
dans Le Monde comme volonté et comme représentation (1819).
Pourquoi ? Parce que nous ne nous suffisons pas nous-mêmes, parfois même
nous ne supportons pas notre propre compagnie ! "Tout le monde sait
qu'on allège les maux en les supportant en commun : parmi ces maux, les
hommes semblent compter l'ennui, et c'est pourquoi ils se groupent, afin de
s'ennuyer en commun" commente Schopenhauer. Dans cet apologue, on
peut lire aussi une sorte de plaidoyer en faveur de l'isolement. Encore faut-il
pour en profiter savoir éprouver du plaisir à vivre en compagnie… de soi-même.
Pour cela, il faut apprendre à cultiver sa "richesse intérieure" par
des divertissements tels que l'étude des grands esprits ou les contemplations
esthétiques (au rang
desquelles Schopenhauer place la musique en première place), qui
sauront combler notre "vide intérieur" et nous faire supporter
l'isolement. Cet éloge de la solitude chez Schopenhauer va de pair avec son
amour de la liberté comprise ici comme une vie autonome : "Se suffire
à soi-même, être tout en tout pour soi, (...) voilà certainement pour notre
bonheur la condition la plus favorable", écrit-il dans ses Aphorismes
sur la sagesse dans la vie (1880).
Par une froide journée d’hiver, un troupeau de porcs-épics s’était mis en
groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre
chaleur. Mais aussitôt, ils ressentirent les atteintes de leurs piquants ;
ce qui les fit s’écarter les uns des autres. Quand le besoin de se réchauffer
les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de sorte
qu’ils étaient ballottés de ça et de là, entre les deux maux, jusqu’à ce qu’ils
eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendît la situation
supportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur
vie intérieure, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs
nombreuses manières d’être antipathiques et leurs insupportables défauts les
dispersent de nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir et à
laquelle la vie en commun devient possible, c’est la politesse et les belles
manières. Par ce moyen, le besoin de se réchauffer n’est, à la vérité,
satisfait qu’à moitié, mais, en revanche, on ne ressent pas la blessure des
piquants. Arthur Schopenhauer, Parerga et Paralipomena,
(1851).
Le "grand renfermement" et
le "rêve politique de la peste", avec Michel Foucault
La séparation et l'immobilisation des corps en des lieux déterminés,
qu'elles soient vécues comme une souffrance ou au contraire avec une certaine
docilité, se joue aussi à un niveau politique. C'est que Michel Foucault avait
bien compris quand il expliquait qu'"il y aurait à écrire toute une
histoire des espaces qui serait en même temps une histoire des pouvoirs"
("L’Œil du pouvoir", Dits et écrits II). A plusieurs reprises,
l'auteur de Surveiller et punir a traité de l'enfermement au sens propre :
l'action de placer des individus dans un lieu clos afin de les maintenir en
état de "sûreté" ou de surveillance. En 1975, au micro de
Jacques Chancel dans l'émission Radioscopie (extrait rediffusé dans Les Chemins
de la philosophie), Michel Foucault expliquait comment cet
espace d'enfermement qu'est l'asile a guidé sa réflexion sur le lien entre
espace et pouvoir : "C'est à partir de l'asile que m'est apparu
une espèce de problème qui n'a pas cessé de me hanter qui est le problème du
pouvoir". Dans sa thèse Folie et déraison : histoire de la
folie à l'âge classique, Foucault montre comment, au XVIIe siècle en
Occident, on s'est mis à considérer la folie comme une maladie en la traitant
par l'internement. Alors qu'au Moyen Âge et jusqu'à la Renaissance, le fou se
balade encore dans les farces populaires ou dans la littérature humaniste d'un
Érasme, la création de l'Hôpital général de Paris en 1656 marque le début de
l'ère du "grand renfermement" : les fous, les vagabonds et les
délinquants sont internés et mis au travail. A la fin du XVIIIe siècle,
le psychiatre Philippe Pinel libère les enchaînés de l'hôpital Bicêtre ;
ils sont désormais enfermés à part. Foucault montre que derrière le mythe du
médecin libérateur, c'est le début de l'asile comme lieu d'uniformisation
morale et sociale où les fous, considérés comme asociaux, sont rééduqués par
des moyens coercitifs : "l'asile de l'âge positiviste, tel qu'on
fait gloire à Pinel de l'avoir fondé, n'est pas un lieu d’observation, de
diagnostic et de thérapeutique ; c’est un espace judiciaire où on est
accusé, jugé et condamné". Ce confinement des
"déviants" dans des lieux dédiés et éloignés des centre-villes
témoigne d'un changement de paradigme : "En examinant les
différents projets architecturaux qui ont suivi le second incendie de
l'Hôtel-Dieu, écrit Michel Foucault, je me suis aperçu à quel point le
problème de l'entière visibilité des corps, des individus, des choses sous un
regard centralisé, avait été l'un des principes directeurs les plus constants."
("L’Œil du pouvoir", entretien avec J.-P. Barou et M. Perrot, Dits
et Écrits II, 1994). Dans Surveiller et punir (1975), il étudie
l'adoption de certains types d'architecture dont l'objectif est d'enfermer tout
en rendant visible, afin d'y rendre possible l'exercice d'une surveillance.
Pour décrire cette "architecture carcérale", Foucault s'appuie
sur le concept de panoptisme développé par le philosophe britannique Jeremy
Bentham (1785) : enfermés dans des espaces clos, les prisonniers sont
assujettis au regard omnipotent d'un gardien qu'ils ne peuvent pas voir.
Les sociétés enfermantes (...) [ont] commencé à pratiquer un système
d'exclusion et d'inclusion - l'internement ou l'emprisonnement - contre tout
individu qui ne correspondait pas à ces normes. Dès lors, des hommes ont été
exclus du circuit de la population et en même temps inclus dans les prisons
(...). L'internement avait pour but non seulement de punir, mais aussi
d'imposer par la contrainte un certain modèle de comportement ainsi que des
acceptations : les valeurs et les acceptations de la société. Michel Foucault,
"Je perçois l'intolérable" (entretien avec G. Armleder), Dits et
écrits (1994).
Le cas de la crise sanitaire intervient aussi dans cette description de la
société de surveillance. Foucault expose en effet la corrélation entre la
gestion politique d’une épidémie comme la peste et la mise en place d’un
dispositif disciplinaire qui passe notamment par la reconfiguration de l'espace
urbain. Pour cela, il s'appuie sur les mesures sanitaires et sécuritaires
prises au XVIIe siècle en cas d'apparition de la peste dans les villes. En même
temps que l'interdiction faite aux habitants de quitter leur maison se met en
place un enfermement général qui fige l'espace et permet une surveillance
généralisée : seuls circulent les rapports indiquant "le nom,
l'âge, le sexe de chacun, sans exception de condition". Selon
Foucault, il a existé un "rêve politique de la peste"
permettant "la pénétration du règlement jusque dans les plus fins
détails de l’existence et par l’intermédiaire d’une hiérarchie complète qui
assure le fonctionnement capillaire du pouvoir" : La ville
pestiférée, toute traversée de hiérarchie, de surveillance, de regard,
d’écriture, la ville immobilisée dans le fonctionnement d’un pouvoir extensif
qui porte de façon distincte sur tous les corps individuels – c’est l’utopie de
la cité parfaitement gouvernée. La peste, c’est l’épreuve au cours de laquelle
on peut définir idéalement l’exercice du pouvoir disciplinaire. Pour faire
fonctionner selon la pure théorie les droits et les lois, les juristes se
mettent imaginairement dans l’état de nature. Pour voir fonctionner les
disciplines parfaites, les gouvernants rêvent de l’état de peste. Michel
Foucault, _Surveiller et punir_, (1975).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire