Penser à partir de l’Actu : la peur ou l’angoisse ?
« La
peur ramène au réel, en revanche on ne se délivre pas de l’angoisse » Roger-Pol Droit 3 avril 2020
https://www.lemonde.fr/livres/article/2020/04/03/roger-pol-droit-la-peur-ramene-au-reel-en-revanche-on-ne-se-delivre-pas-de-l-angoisse_6035380_3260.html
Chronique d’un huis-clos.
LA PEUR N’EST PAS L’ANGOISSE
La peur, nous l’avions oubliée. Chacun, bien sûr, conservait ses craintes.
Certains cultivaient même de singulières phobies. Mais les grandes terreurs,
collectives, profondes, terribles étaient devenues histoires anciennes. Même
nos fantasmes d’effondrement, nos récentes paniques collapsologiques avaient
des airs de train fantôme pour fêtes foraines. En peu de jours, tout a changé.
Tous, nous apprenons la frayeur. Elle prend divers visages : peur
d’attraper le virus, d’en être gravement atteint, de voir l’un de ses proches
disparaître. Mais aussi : crainte de perdre son emploi, de voir son budget
amputé, de ne plus discerner l’avenir. Ou simplement, heure par heure, se
demander si l’on n’aurait pas touché la mauvaise poignée, croisé une personne
contaminante, si l’on ne serait pas, déjà, sans symptôme, porteur, vecteur.
Alors, nous disons que l’angoisse nous submerge. Nous ne voyons plus d’issue. Pourtant,
peur et angoisse ne sont pas synonymes, et leur différence offre peut-être une
issue praticable. En relisant les Modernes, on constatera combien les deux se
distinguent – si fortement qu’il deviendra difficile de les confondre, comme on
le fait trop souvent. S’il fallait tout expliquer, ce serait fort long, en
cheminant de Kierkegaard (Le Concept de l’angoisse, 1841) à Sartre (L’Etre
et le Néant, 1943), en passant également par les deux élaborations
successives de l’angoisse chez Freud et par de nombreuses pages d’Heidegger (Etre
et Temps, 1927, notamment § 40).
L’angoisse sourd du dedans
Sans entrer dans ces méandres, les traits distinctifs peuvent se
schématiser ainsi : la peur a un objet, l’angoisse n’en a pas. La peur
naît du dehors, l’angoisse sourd du dedans. Si la peur est bien un sentiment,
elle demeure « objective », du fait de sa relation à des situations
extérieures. Au contraire, c’est de nous seuls que parle l’angoisse, et non du
monde qui nous entoure. Elle est liée à nos désirs et nos pulsions (Freud), à
notre désarroi d’existant jeté dans le monde (Heidegger), à notre liberté
absolue (Sartre). A quoi pareille distinction peut-elle nous servir, dans la
panique présente ? Une indication lumineuse se trouve chez Kierkegaard, à
la toute fin du Concept de l’angoisse, essai superbe mais pas réellement
facile. L’hypocondriaque, celui qui tremble toujours d’être malade, « a
peur du moindre rien, écrit-il, mais quand c’est le tour des vrais
événements, il commence alors à respirer, et pourquoi ? Parce que cette
réalité grave n’est cependant pas si terrible que le possible qu’il avait formé
de lui-même et dont la formation employait toute sa force, tandis qu’à présent
il peut l’employer toute contre la réalité ».
La leçon n’est pas mince. Elle enseigne combien la peur ramène au réel, et
permet d’agir. Parce qu’elle se surmonte. Socrate l’expliquait déjà au général
Lachès : le courage n’est pas l’absence de peur, mais la capacité de se
battre malgré la trouille. En revanche, on ne se délivre pas de l’angoisse. Il
arrive évidemment d’en être plus ou moins transi. Mais personne ne peut s’en
dire tout à fait exempt, à jamais délivré, puisque l’angoisse est métaphysique,
religieuse, existentielle, indépassablement humaine. Il ne faut donc pas
craindre d’avoir peur. Et se fier comme toujours aux ressources du langage
commun. Il nous apprend que l’angoisse est sans couleur, alors que la peur est
bleue. Comme une orange, ajouterait Eluard. C’est ce qui la rend terrestre,
praticable. Et même préférable, ces temps-ci.
A lire
« Miettes philosophiques. Le Concept de l’angoisse. Traité du
désespoir », de Sören Kierkegaard, traduit du danois par Knud Ferlov et
Jean-Jacques Gateau, Gallimard, « Tel », 1990.
« L’Etre et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique », de Jean-Paul Sartre, Gallimard, « Tel », 1976.
« Etre et Temps », de Martin Heidegger, traduit de l’allemand par François Vezin, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1986.
« Lachès », de Platon, traduit du grec ancien par Louis-André Dorion, GF, 1997.
« L’Etre et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique », de Jean-Paul Sartre, Gallimard, « Tel », 1976.
« Etre et Temps », de Martin Heidegger, traduit de l’allemand par François Vezin, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1986.
« Lachès », de Platon, traduit du grec ancien par Louis-André Dorion, GF, 1997.
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