mercredi 15 avril 2020

FOCUS Vingt ans, le plus bel âge de la vie ?


« On ne fait pas des études pour soi, mais pour rendre fiers ses parents »

« J’avais 20 ans » : « Le Monde » interroge une personnalité sur ses années d’études et son passage à l’âge adulte. Aujourd’hui, l’avocat Bertrand Périer revient sur une période très compétitive, et la naissance de son goût pour la parole, plus tardive.

Propos recueillis par Léa Iribarnegaray Publié le 01 avril 2020 


L'avocat Bertrand Périer, le 5 septembre 2019 à Paris. Samuel Boivin

En plein confinement, il s’exclame : « Votre appel est une lueur dans ma journée ! » Orateur, hâbleur, on imagine mal Bertrand Périer, 47 ans, rester muet trop longtemps. Avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, il enseigne la prise de parole en public. Auteur de deux ouvrages – La parole est un sport de combat et Sur le bout de la langue (JC Lattès, 2017 et 2019) –, acteur dans les films A voix haute, de Stéphane de Freitas et Ladj Ly, et Banlieusards, de Leïla Sy et Kery James, il savoure aujourd’hui son succès, alors que ses 20 ans n’étaient en rien réjouissants.

Dans quel milieu avez-vous grandi ? J’ai été élevé en banlieue parisienne, à Clamart, dans le « 9-2 ». Mon père était entrepreneur dans le bâtiment, ma mère secrétaire médicale. Nous faisions partie de la petite bourgeoisie : nous n’avions pas de problème d’argent mais nous n’étions pas riches comme Crésus. Mes parents étant tous deux autodidactes, ils accordaient à mes études une importance toute particulière. Ils mettaient des moyens hors du commun pour que je réussisse à l’école, quitte à se sacrifier. Ma mère, initialement infirmière dans un bloc opératoire, a souhaité changer de métier pour se dégager du temps : elle m’a fait faire mes devoirs jusqu’à très tard !

Vous réussissiez à avoir de bons résultats ? Coup de bol, oui ! J’étais tête de classe au collège et au lycée, dans un environnement pas non plus hypercompétitif. En revanche, j’étais d’une nullité abyssale en mathématiques. Comme tant d’autres, on m’a emmené au forceps jusqu’au bac C [bac scientifique], à l’époque, filière incontournable pour les bons élèves dans l’imaginaire des enseignants.  J’aurais voulu poursuivre en classe prépa mais les résultats en maths y ont fait obstacle. Je ne pouvais entrer ni en prépa d’école d’ingénieurs ni en prépa de commerce. Quant à l’hypokhâgne, je ne savais même pas que ça existait.

Vous obtenez le bac à 16 ans : difficile de se connaître pour bien s’orienter à cet âge-là… Oui, fatalement. Comme beaucoup de bons élèves qui ne savent pas ce qu’ils vont faire dans la vie, j’ai choisi Sciences Po. Ce n’était pas un pis-aller, mais une façon de retarder les choix. Cela m’arrangeait de rester généraliste et de conserver un large panel de matières. Parallèlement, je me suis inscrit à Assas, à la faculté de droit. Il fallait tout de même que j’ajoute une corde à mon arc. En ce temps-là, on nous mettait dehors au bout de trois ans ! A 20 ans, je suis donc diplômé de Sciences Po.

Avec un projet pour la suite ? Faire l’ENA ! C’était le modèle de réussite que l’on nous présentait comme l’alpha et l’oméga d’absolument tout. A Sciences Po, on nous donnait à admirer le sémillant inspecteur des finances ou le fringant auditeur au Conseil d’Etat. J’ai donc passé le concours et j’ai échoué. Une fois à l’écrit, une fois à l’oral, en 1994 et 1995. En 1995, j’entre à HEC. Jamais l’idée de faire carrière dans la finance ou le marketing ne m’a effleuré, j’y suis allé en passager clandestin. A ce moment-là, je sais que je serai avocat. J’aimais la rigueur du raisonnement, ce côté implacable des règles d’organisation d’une société.

Avez-vous souffert de cet échec à l’ENA ? Quand la porte se ferme, à 22 ans, c’est un renoncement 
difficile. Sans savoir ce que cela recouvrait comme métiers, j’étais persuadé que devenir haut fonctionnaire représentait l’unique forme d’accomplissement possible. Je savais simplement que cela désignait la réussite scolaire, puisqu’il s’agissait des concours les plus difficiles de la République. Cet échec fait partie des bagages avec lesquels on vit. Ce n’est pas non plus la fin du monde.

Devenir avocat, était-ce finalement un choix par défaut ? Je n’étais pas comme ces confrères qui ont été délégués de classe ou qui étaient révoltés par les injustices dès l’école maternelle. Je n’étais pas un avocat de vocation, je l’ai été objectivement par résignation. Aujourd’hui, je le suis par conviction : je me suis réconcilié avec ce métier que je n’ai pas choisi.  Souvent, je crois qu’on ne fait pas des études pour soi, mais pour rendre fiers ses parents. Eux m’ont donné la possibilité d’aller au bout de mes capacités. J’ai aimé aussi l’atmosphère de Sciences Po, cette vie associative, ce bouillonnement politique… Je me souviens que nous avions occupé l’école : quel moment marquant que de passer la nuit à jouer les révolutionnaires de pacotille ! Le directeur avait réduit les bourses et augmenté les droits d’inscription. Nous avions trouvé très fin de renommer notre amphithéâtre « l’amphi Farinelli », en référence à ce castrat italien à qui l’on avait coupé les bourses !

C’est à Sciences Po que vous avez découvert l’importance de la parole ? Non, c’est venu bien plus tard. Je n’avais rien du tribun d’estrade dans ces mouvements ! A Sciences Po, nous avions une oralité d’exposés, poussive, sans plaisir, qui ressemblait à un succédané de l’écrit. Cela n’avait rien à avoir avec l’expression d’une conviction personnelle. Je garde aussi un souvenir très pauvre de mon grand oral pour l’ENA : un moment assez banal, un exercice affreusement académique.

A 20 ans, qu’est-ce qui comptait pour vous, en dehors des études ? Rien. Absolument rien. D’ailleurs, j’habitais toujours chez mes parents. Aujourd’hui, je dis à mes étudiants à Sciences Po de ne pas reproduire l’erreur qui a été la mienne et de ne pas oublier de s’épanouir dans d’autres sphères que celle des études. Enfin si, j’avais une chose : la musique. Je resquillais aux concerts trois ou quatre fois par semaine. J’étais, et je suis encore, un monomaniaque du piano.

Vous avez des regrets quant à votre jeunesse ? Oui, je regrette de ne pas être parti vivre à l’étranger. Découvrir un pays, se déraciner de son milieu… cela m’aurait fait beaucoup de bien de me confronter à ce type d’expérience. Même à HEC, quand on nous a obligés à faire un stage à l’étranger, j’ai fait le très mauvais choix d’aller à Bruxelles. C’était stupide, il fallait évidemment partir à Rio ou à Tokyo !

Votre déclic a été tardif ? Ce que j’avais semé à 20 ans, je l’ai récolté à 30. C’est à cet âge que j’ai commencé à me réconcilier avec la parole. J’ai découvert cette oralité joyeuse et festive quand j’ai réussi le concours d’éloquence du barreau de Paris, en 2003. La parole est alors devenue nécessaire, j’ai commencé à l’enseigner parce que j’aimais ça. J’ai énormément travaillé, avec passion. Ensuite, j’ai été embarqué dans l’aventure de l’association Eloquentia, un programme éducatif de prise de parole en public. Puis dans le film A voix haute. Le hasard décide pour vous… Je trouve effroyable de voir ces jeunes de 19 ans, en fac de droit, qui connaissent déjà leur date de prestation de serment d’avocat. Moi, je suis en permanence perclus de doutes. Les gens qui ne doutent de rien, ça m’inquiète et ça me fascine. Ma vingtaine a été une période d’incertitude, de construction aussi, de tâtonnements. La grande leçon de toutes ces années, c’est que rien n’est écrit. Mon parcours ne ressemble ni à ce que j’avais prévu ni à ce que j’avais rêvé. Mais le travail finit par porter ses fruits. Ne vous dites pas que la vie s’arrête si vous échouez quelque part. La vie ne s’arrête pas.

Enseigner, en Seine-Saint-Denis notamment, continue de vous nourrir ? C’était un défi de confronter ma vision de la parole à un autre milieu. Celle avec laquelle j’ai été élevé en préparant le concours du barreau n’a pas tenu quinze secondes en Seine-Saint-Denis ! Cette expérience permet des allers-retours, désormais j’enseigne aussi différemment à Sciences Po : une parole moins formatée, moins sophiste, plus spontanée ; dans l’expression d’une conviction réelle plus que dans l’exercice de style. Initier à l’exorde et la péroraison n’est qu’un prétexte pour rencontrer des gens et encourager des parcours.

Avec le recul, pensez-vous que 20 ans était le plus bel âge ? Pas une seule seconde ! J’ai 47 ans et ces cinq dernières années ont été extraordinaires, avec les films, les livres, le petit peu de notoriété… 20 ans, c’était l’âge des concours, l’âge du jugement, l’âge d’une forme de pression. Mais c’est aussi parce que je ne m’en suis pas fait le plus bel âge : cela ne tient qu’à vous.

PARCOURS
1972 Naissance à Neuilly-sur-Seine
1999 Avocat au barreau de Paris
2003 Secrétaire de la Conférence du barreau de Paris
2012 Première participation au programme Eloquentia
2016 Avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation
2017 Parution du livre La parole est un sport de combat (JC Lattès)


Laélia Véron, linguiste : « La prépa était un univers clos où régnait une forme de confort et de violence »

J’avais 20 ans : « Le Monde » interroge une personnalité sur ses années d’études et son passage à l’âge adulte. Cette semaine, Laélia Véron, enseignante-chercheuse en stylistique et langue française.
Propos recueillis par Marine Miller Publié le 06 février 2020 


Si Laélia Véron s’intéresse aux mots qui libèrent, c’est aussi parce qu’elle a connu ceux qui emprisonnent et humilient. Pour Le Monde, cette maîtresse de conférences en stylistique à l’université d’Orléans, spécialiste de Balzac, raconte ses 20 ans : une année qui coïncide avec la fin de sa prépa au lycée du Parc, son entrée à l’Ecole normale supérieure de Lyon et le début de son engagement féministe et politique. Grande utilisatrice de Twitter, un réseau sur lequel elle analyse les mots et la langue utilisée notamment dans les médias, Laélia Véron, 32 ans, est aussi l’auteure depuis cette année d’un podcast sur la langue, « Parler comme jamais », sur Binge Audio, et avec Maria Candea du livre Le Français est à nous ! - Petit manuel d’émancipation linguistique (La Découverte, 2019).

D’où vient votre goût pour la langue, les mots, la littérature ? De l’enfance. J’ai grandi comme hors du monde dans un lieu-dit appelé Les Planeaux, peuplé d’une trentaine d’habitants dans la montagne drômoise. J’étais une sorte d’enfant sauvage et solitaire. Je promenais mon âne Lucius, je vivais perchée dans les arbres en lisant des livres, nous en avions beaucoup à la maison. Vers 10 ans j’ai commencé à lire Les Rougon-Macquart d’Emile Zola, les sœurs Brontë aussi pour la description des paysages, de la lande mi-terrifiante mi-fantastique qui me fascinait. Et puis Hugo, Balzac et tous les Molière. Je vivais beaucoup à l’extérieur, je connaissais les arbres dans lesquels se cacher, les recoins de la montagne, les animaux… Etre dehors, c’était une manière de me recréer des espaces à moi, d’être libre. Avec mes Playmobil, j’avais recréé mon petit monde de Zola, il y avait le grand magasin, l’usine, avec un système d’impôts… et même une maison de passe. J’écrivais un journal intime quasi quotidiennement, des histoires romanesques, de faux horoscopes et un petit journal local. Quand on demandait ce que je voulais faire plus tard, je répondais « Victor Hugo » !

Etiez-vous une bonne élève ? Je me souviens de m’être beaucoup ennuyée à l’école. J’avais des bonnes notes mais je me sentais écrasée par les études brillantes de mes deux sœurs aînées. J’étais plus dissipée et plus bavarde qu’elles. La réussite scolaire était un enjeu très important dans la famille et mon comportement était un motif de remontrance. Mon père avait peur que je tourne mal… Le bac a été ma revanche.

Vous quittez votre hameau à 17 ans pour entrer en hypokhâgne au lycée du Parc, à Lyon. Quels souvenirs gardez-vous de votre arrivée « en ville » ? Un vrai choc ! C’était un univers que je ne connaissais pas du tout, j’étais comme Mimi-Siku dans Un Indien dans la ville ! Je me souviens d’avoir été étonnée que le métro ne m’attende pas avant de partir… et choquée par mon premier harcèlement de rue par un homme en pleine journée. J’ai atterri dans une chambre de l’internat du lycée et ces trois années de prépa ont façonné mon entrée dans l’âge adulte. D’une certaine façon, cela a été une libération. J’ai compris, avec la distance et l’éloignement, à quel point ma famille était dysfonctionnelle. Nous vivions dans un certain dénuement, avec pour seul revenu le salaire de ma mère qui était professeure de français certifiée – mon père ne travaillait pas. Notre maison était spacieuse mais elle n’avait pas été terminée pour des raisons financières. Il n’y avait pas de murs à nos chambres, de simples rideaux les séparaient. Pendant un temps, nous n’avions pas de salle de bains, pas de frigo et pas de voiture. C’était pourtant mon père qui gérait le budget de la famille et prenait toutes les décisions comme si ce salaire était le sien. Toutes les fins de mois étaient dures, mais la violence économique s’accompagnait aussi d’une violence morale et même physique. Je n’oublierai pas le jour où j’ai vu ma mère partir au travail avec un œil au beurre noir. Il m’a fallu partir pour me rendre compte que nous vivions dans un climat d’angoisse permanent. Je sais ce que veut dire « être sous emprise », et aussi être privée de mots. Mon père, c’était l’homme des discours, il monopolisait la parole, il était au centre de tout. Ma mère, à l’inverse, n’avait pas de discours. L’éloignement m’a permis de faire un travail de déconstruction de ce qu’a été mon enfance.

C’est aussi en prépa que vous commencez à comprendre la force des mots et leur usage… La prépa est un univers clos où régnaient à la fois un certain confort et une certaine violence. On nous répétait que nous étions « l’élite » et les enseignants « misaient » sur les meilleurs d’entre nous pour le concours d’entrée à l’ENS, comme on mise sur des chevaux de course. C’était à la fois un espace de plaisir, car nous avions le privilège de nous consacrer entièrement à la littérature, et un espace très dur de compétition. A la fin de la première année, les dix moins bons élèves étaient virés. Dans ce monde très hiérarchique, certains enseignants étaient formidables, mais d’autres agissaient comme des gourous. Et c’était aussi un lieu de domination masculine. Je me souviens d’un professeur de philosophie, qui, tout en citant Platon, tenait un discours très bête et sexiste, ce qui m’a poussée à m’interroger sur l’usage des mots et des références culturelles non pas à des fins de savoir mais d’humiliation et d’asservissement.  En prépa, maîtriser l’art de parler de choses qu’on n’a pas lues, analysées ou étudiées, était valorisé. Avec le recul, je me rends compte que c’était une formation extrêmement abstraite, qui portait une vision complètement décontextualisée de la littérature. Par exemple, nous pouvions disserter des heures sur ce qu’était une grande œuvre littéraire sans jamais prendre en compte les conditions socio-économiques de la canonisation d’un écrit comme « œuvre », sans rien savoir du système des prix littéraires ni même simplement des processus d’édition.

Vous êtes-vous sentie en décalage avec vos camarades ? J’ai perçu le caractère socialement élitiste de la prépa très rapidement. Moi je n’avais pas de capital économique, j’étais boursière, et de la campagne, mais j’avais le « bon » capital culturel. Je pouvais réciter du Molière et des poèmes de Rimbaud et c’était cela qui était le plus valorisé dans l’univers de la prépa littéraire.

A quoi correspond l’année de vos 20 ans ? A un tournant : la fin de la troisième année de prépa et mon entrée à l’ENS. Pendant cette année charnière, je suis passée de l’adaptation et du savoir-faire scolaire aux prémices de la pensée intellectuelle. Pour la première fois, je ne me suis plus contentée d’apprendre et de redire ce que les professeurs avaient déjà formulé, j’ai commencé à nourrir ma propre réflexion. Je me suis politisée, j’ai lu des essais, ce qui m’a aidée à déconstruire une fois de plus mon éducation, notamment politique. Mon père est passé de Sarkozy aux théories du « grand remplacement » de Renaud Camus… Mais comme dit Annie Ernaux, « avoir reçu les clefs pour com­prendre la honte ne donne pas le pou­voir de l’effacer ».

A l’ENS à Lyon, vous êtes le témoin indirecte de violence que vous avez récemment racontée sur Twitter… Il s’agissait d’un étudiant en doctorat avec lequel nous vivions en colocation. Une nuit, j’ai entendu des éclats de voix alors que sa petite amie du moment dormait dans sa chambre. Le lendemain, il m’a dit qu’il l’avait virée parce qu’elle n’avait pas voulu répondre à ses demandes sexuelles. Dans la journée, je l’ai croisée, elle m’a dit qu’elle avait été agressée, et elle m’a montré des marques de coups. Mon autre colocataire l’a accompagnée à l’hôpital. Nous avons lancé des actions, mais maladroitement, sans savoir comment nous organiser. Cet homme a bénéficié de beaucoup d’indulgence, il correspondait à l’image du poète torturé, on le comparait à Verlaine qui a tiré sur Rimbaud. J’ai été rattrapée par cette histoire plus de dix ans après, quand de nouvelles victimes, cette fois à Tunis, ont intenté des actions contre lui et quand j’ai décidé de les soutenir en publicisant cette affaire. Révéler cette histoire sur les réseaux sociaux, c’est aussi une façon de me réconcilier avec mes 20 ans. J’ai eu cette impression de n’avoir pas fait assez pour cette jeune fille et contre cet homme. Plus de dix ans après, je sais comment agir pour mieux soutenir les victimes, j’ai appris à lutter.

Après l’ENS, vous dites avoir ressenti une sorte d’enfermement dans une « bulle intellectuelle » : comment vous en êtes-vous sortie ? J’ai passé l’agrégation, et dès l’année suivante, j’ai préparé à mon tour des étudiants à l’agrégation mais je me suis vite sentie enfermée dans une bulle. Pour en sortir, j’ai passé une année en Angleterre. En revenant, j’ai décidé d’enseigner à des prisonniers. En prison, le mutisme, l’absence de parole, est ce qui m’a le plus frappée. C’est notamment la conséquence de ce qu’on appelle le choc carcéral. De plus, beaucoup de détenus sont illettrés, voire analphabètes. J’essaie de rétablir la parole dans cet univers-là. Il y a aussi une démarche de résilience plus personnelle : j’ai reconnu dans cet univers une violence qui m’était familière.

Avec le recul, diriez-vous que 20 ans c’était le plus bel âge ? Non, je dirais que je préfère avoir 32 ans que 20 ans. Mes 20 ans ont été le début de ma « transformation ». J’ai découvert l’engagement politique, la lutte féministe. Mes 20 ans, c’était une année d’entre-deux : celle d’une prise de conscience, laborieuse, quelquefois douloureuse, mais pleine de promesses.

« Pendant longtemps, j’ai eu peur que cela me desserve » : le défi de la valorisation des langues d’origine Par Iris Derœux Publié le 05 avril 2020

Arabe, turc, wolof, portugais… Difficile, pour certains jeunes, de se sentir autorisés à valoriser certaines compétences culturelles et linguistiques dans un CV ou lors d’un entretien. Pourtant, les recruteurs sont demandeurs.  Samir, 24 ans, étudiant en communication, avait du mal à « assumer » ses origines culturelles et son bagage linguistique. « Ma mère est d’origine algérienne, mon père d’origine tchèque. Ils ont tout donné pour que l’ascenseur social fonctionne et ils ont fait passer leur culture au second plan. J’appartiens à cette génération issue de l’immigration à qui les parents ont inculqué en priorité l’importance du français », raconte ce Rémois, qui ne parle pas tchèque, et affirme avoir une connaissance « orale » de l’arabe oranais. « Pendant longtemps, j’ai eu peur que cela me desserve. C’est un voyage aux Etats-Unis, en terminale, qui m’a libéré : j’ai réalisé la force du multiculturalisme, surtout à l’ère de la mondialisation. J’ai compris que mon identité plurielle était un plus, qu’elle me rendait plus ouvert d’esprit, et plus flexible », explique-t-il. Sur son CV, l’arabe figure aux côtés de l’anglais et de l’allemand, et cette compétence donne lieu, comme d’autres, à des discussions en entretien d’embauche et avec ses potentiels recruteurs. « Lors de mon stage précédent, où j’étais assistant dans une agence qui travaillait avec le Moyen-Orient, ce fut clairement utile », poursuit Samir, avant d’inviter les jeunes dans son cas « à ne surtout pas s’autocensurer ».

Discriminations à l’embauche

S’autocensurer ? Ils et elles sont nombreux à nous avoir confié des histoires similaires : ne pas savoir « quoi faire » de leur connaissance des langues familiales originelles, surtout quand celles-ci sont liées aux vagues migratoires postcoloniales. Si la France compte de 3 à 4 millions d’arabophones, selon le ministère de la culture, beaucoup ont l’impression que ces langues ne servent « à rien », socialement et professionnellement. Et qu’elles les desservent, dans un contexte où persistent les discriminations à l’embauche des candidats ayant un nom à consonance maghrébine, comme en témoignent les opérations de « testing » menées sous la direction de Jean-François Amadieu, cofondateur de l’Observatoire des discriminations. Pourtant, les cabinets de recrutement, chercheurs, conseillers en orientation ou enseignants que nous avons interrogés sont unanimes : le plurilinguisme est une force, que les langues en question soient partiellement ou parfaitement maîtrisées. Autrement dit, ils recommandent de cultiver et de valoriser ces connaissances linguistiques et culturelles, dans sa vie comme sur son CV, dans les cursus d’excellence comme sur Parcoursup (dans la rubrique « ouverture au monde », située dans les « centres d’intérêt »).

Rapports ambigus

Certains prennent conscience tardivement de cette richesse. Naît alors le regret de ne pas les avoir assez pratiquées. Ilyass, 26 ans, confie ainsi avoir renoué tardivement avec l’arabe marocain de ses parents, après des années à entretenir des rapports ambigus avec leur culture. « A 10 ans, je rejetais l’arabe, insistant sur ma bonne maîtrise du français. Puis, une fois arrivé dans un lycée parisien entouré de gens n’ayant grandi qu’avec le français, je me suis mis à revendiquer cette langue qui m’était pourtant devenue de plus en plus étrangère. » Il multiplie désormais les sessions de rattrapage avec ses parents, en regardant la télé marocaine ou avec des amis.
« Les langues les plus valorisées pour trouver un travail, bien sûr, restent le trio de tête anglais-espagnol-allemand, avec une domination incontestée de l’anglais. Mais d’autres, telles que le chinois, le russe, l’arabe, le portugais ou, dans une moindre mesure, l’hindi sont de plus en plus utiles professionnellement », résume Delphine Hervé, consultante en recrutement chez Mozaïk RH, cabinet spécialisé dans l’inclusion économique et la lutte contre les discriminations à l’embauche. Elle souligne la valeur de ces langues dans les secteurs divers pour lesquels son cabinet est sollicité : la vente de détail, l’immobilier de luxe, le secteur associatif et les ONG où il s’agit d’être au plus près des bénéficiaires, le génie civil, les affaires internationales… « Il y a un décalage entre l’offre et la demande, puisque ces langues ne se retrouvent pas assez dans les cursus scolaires les plus empruntés. C’est dommage, car la France dispose de cette richesse linguistique, notamment dans les quartiers, sur laquelle il serait possible de capitaliser », analyse-t-elle.

Carte à jouer

Delphine Hervé conseille donc de bien indiquer son niveau de langue sur son CV, ainsi que le contexte d’utilisation, et de ne pas hésiter à faire certifier ces connaissances. D’autant qu’a été créé en 2019 le certificat international de maîtrise en arabe moderne standard (CIMA), délivré par l’Institut du monde arabe, afin d’évaluer les niveaux sur le même modèle que le TOEFL en anglais ou le DELE en espagnol. Un certificat utile pour celles et ceux qui ne passent pas par des cursus diplômant en langue, telles les licences de langues à l’université, ou par l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco). Du côté des grandes écoles, il y a là aussi une carte à jouer puisque celles-ci insistent de plus en plus sur la connaissance d’une deuxième langue étrangère après l’anglais – la seule maîtrise de l’anglais pouvant paraître insuffisante sur un marché du travail tendu et compétitif. Pour Jörg Eschenauer, président du département langue et culture de l’Ecole des ponts et chaussées, à la tête du groupe de travail « langues » de la Conférence des grandes écoles, la maîtrise d’autres langues est stratégique pour des entreprises qui mènent des affaires à l’international : « On sait parfaitement que, dans une négociation avec des partenaires étrangers, l’essentiel se trame par exemple au café, ou après la réunion de travail qui s’est tenue dans un anglais souvent lamentable. Lors de ces moments, avec ces quelques mots échangés en portugais ou en arabe, la connivence est créée, et fait la différence. »

Inégalités territoriales

Selon Jörg Eschenauer, la question de l’utilité du plurilinguisme ne devrait donc même pas se poser. Simplement, pour parvenir à des cursus d’excellence en misant sur une deuxième langue, encore faut-il que celle-ci soit maîtrisée et donc qu’un apprentissage continu de qualité ait eu lieu. C’est là que le bât blesse. L’enseignement de ces langues au primaire et au secondaire souffre d’inégalités territoriales et de fortes tensions politiques.
En témoignent les polémiques à répétition autour des enseignements langue et culture d’origine (ELCO), dispositifs censés permettre aux élèves, du CE1 jusqu’au lycée, d’apprendre l’arabe, le portugais, l’italien, le turc ou encore le serbe, qui déchaînent les passions à chaque tentative de réforme. « L’apprentissage est rendu compliqué par le stigmate associé à la culture arabe en France, mais aussi par la linguistique elle-même, puisque la langue commune n’est finalement la langue de personne, les dialectes sont la norme », note Nabil Wakim, journaliste au Monde et auteur de l’ouvrage à paraître aux éditions du Seuil L’Arabe pour tous. Pourquoi ma langue est taboue en France. Résultat : la qualité laisse à désirer.
« Il est important de mieux outiller les jeunes, qu’il y ait une logique d’apprentissage permettant de dépasser la dichotomie entre les dialectes et l’arabe littéral. Après tout, ça ne pose pas de problème en espagnol : le fait d’avoir appris le castillan n’empêche pas de communiquer avec un Argentin », note-t-il. Il lui paraît en outre essentiel de travailler autour de la réputation de la langue. « Le portugais, lui aussi langue d’immigration, a longtemps souffert de stéréotypes et de caricatures, mais la communauté portugaise a su le maintenir vivace. L’image positive du Brésil joue également un rôle : elle a donné envie à des Français sans lien avec la culture lusophone d’apprendre la langue », analyse le journaliste et auteur, estimant qu’il y a là une source d’inspiration pour redonner à l’arabe ses lettres de noblesse.

« Biographies langagières »

En attendant un hypothétique apaisement autour de ces questions, Sandrine Eschenauer, chercheuse en sciences du langage à l’université d’Aix-Marseille, invite à l’optimisme. Formatrice d’enseignants en langues du premier et du second degré, elle constate une attention de plus en plus poussée des jeunes professeurs « aux biographies langagières » de leurs élèves. Autrement dit, de nouvelles générations d’enseignants souhaitent donner une plus grande place aux connaissances linguistiques et culturelles transmises par les familles mais aussi par les films, la musique et les récits qui nourrissent les élèves. « L’enjeu est qu’ils comprennent par exemple que leurs mots en wolof ont autant de valeur que l’anglais, qu’ils se sentent plus en confiance, que ce bagage serve de socle d’apprentissage à d’autres compétences. Et que l’on crée ainsi des ponts entre la culture de l’école et les cultures des élèves », explique-t-elle. Pour que, une fois jeune adulte, ceux-ci se sentent autorisés à les valoriser.

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