Boris Cyrulnik : "On est
dans la résistance, pas encore dans la résilience" Par Sophie Delpont France Culture 09/04/2020
Neuropsychiatre, conférencier, et auteur, notamment de La nuit,
j'écrirai des soleils, il a étudié les processus de création littéraire à
travers les épreuves de vie. Boris Cyrulnik s'inquiète d'une exacerbation des
inégalités de résistance psychologique aggravées par les inégalités sociales et
culturelles. Pour traverser le confinement, il prône l'entretien des liens avec
les proches devenant des "tuteurs de résilience".
Boris
Cyrulnik, qui définit le confinement actuel comme une "situation
d’agression psychologique", s'est plus que jamais plongé dans les livres
pour alimenter son isolement contraint. • Crédits : DRFP
Il consacre sa vie à réparer les blessures des personnes dévastées par les
épreuves. Enfant de parents morts en déportation, Boris Cyrulnik a forgé sa
propre résilience avant d’en développer les outils qu’il transmet à travers ses
conférences et ses ouvrages.
Confiné, il réfléchit donc aux états psychiques des personnes dans cette
situation, pour trouver les "facteurs de résilience" qui
seront utiles aux autres pour dépasser cette période inédite. Trouver des
outils pendant ces longues semaines d’enfermement contraint et d’angoisses
exacerbées par la crainte de la contamination.
Contempler, ne serait-ce qu'un instant, le bleu du ciel peut changer une
vie, aime raconter Boris Cyrulnik. Il décrit comment, au moment où Germaine
Tillion pensait mettre fin à ses jours dans le camp de Ravensbrück, elle a
soudain été sauvée par la beauté de cette simple contemplation. Face à la
beauté du ciel d'hiver, la grande résistante qui repose désormais au Panthéon
renonce à ses idées noires et écrit un opéra ridiculisant les SS pour faire
rire ses compagnes de baraquement. Elle décide alors de "fait rire du
désespoir" en choisissant la vie.
Le temps de "la résistance"
C’est en ce moment, en plein confinement, qu’il définit comme une "situation
d’agression psychologique" que nous forgeons beaucoup de nos propres
facteurs de résilience selon Boris Cyrulnik. D’autres facteurs proviennent de
la manière dont nous avons, ou non, dépassé les épreuves de nos vies jusqu’au
confinement. L’auteur de La nuit, j’écrirai des soleils s’est tout
naturellement plongé dans les livres pour alimenter son isolement contraint,
loin des réunions de travail, enchaînements incessants de conférences et très
nombreuses contributions professionnelles. "Je lis une dizaine de
livres en même temps, mais là je savoure davantage, je prends le temps. […] Je
réalise que le sprint d’avant n’était pas forcément nécessaire"
déclare Boris Cyrulnik qui attend de voir si les changements de son rythme de
vie s’inscriront ou non dans la durée et pourront, peut-être, inspirer une
évolution profonde.
Des inégalités sociales et psychologiques aggravées
par le confinement
Au cœur de sa réflexion, il y a l’accroissement du fossé social et culturel
déjà présent avant, mais qui serait amplifiée par cette situation d’enferment
imposé. "Les facteurs de protection" psychologique par
rapport au trauma sont inégalement répartis selon Boris Cyrulnik, ce qui
augmenterait l’ampleur des dégâts psychologiques pour les personnes déjà
fragilisées.
"Facteurs de protection" vs "facteurs de
vulnérabilité"
"Ceux qui avant le confinement avaient acquis des facteurs de
protection, (confort matériel, culturel, affectif et familial) vont faire un
effort mais ils vont pouvoir profiter du confinement pour écrire, se remettre à
la guitare, pour envoyer des messages à des copains qu’ils n’ont pas vu depuis
30 ans. Ils vont surmonter l’épreuve du confinement et ceux-là vont pouvoir
déclencher un processus de résilience facile." Pour Boris Cyrulnik,
en revanche : Ceux qui, avant le trauma avaient acquis des facteurs de
vulnérabilité : maltraitance familiale, précarité sociale, mauvaise école,
mauvais métier, petit logement, le tout étant associé… Ceux-là vont souffrir actuellement,
ils n’auront pas fait ressource interne des autres, ils vont ruminer. […] Et
quand le confinement sera terminé, ils seront plus traumatisés qu’avant. Donc
il y a une inégalité sociale qui existait avant le traumatisme et qui sera
aggravée.
Les tuteurs de résilience
« En échangeant quelques mots avec quelqu’un on lui donne le pouvoir
de devenir un tuteur de résilience » selon les mots de Boris Cyrulnik (La
nuit, j’écrirai des soleils). Les conversations échangées avec des
proches au téléphone ou par divers messages sont un support indispensable pour
préparer la future sortie de cet état "de résistance" pour atteindre
la résilience pour laisser le trauma derrière nous. Ces échanges, cette
manière d'écouter et de se raconter, en partageant des moments privilégiés même
de loin, permettent de préparer l'après-confinement. Selon Boris
Cyrulnik : "Donner un sens à une épreuve tragique c’est mettre dans
son âme une étoile du berger qui indique la direction."
"C’est quand on est enfermé qu’on aspire à la liberté."
Boris Cyrulnik a étudié avec passion les liens entre trauma, liens
affectifs et création littéraire. Selon ses écrits, l'enfermement peut
constituer un facteur puissant de créativité. Mais il rappelle que si Jean
Genet, Rimbaud, ou Baudelaire se faisaient mettre en prison pour créer en
évitant ainsi les distractions de la vie, ce n'était pas le cas de Simone de
Beauvoir "qui ne pouvait écrire que dans un café avec la vie autour
d’elle […] Au contraire, je pense qu’elle aurait été très malheureuse en prison
et que sa créativité se serait éteinte" souligne Boris Cyrulnik.
"Ce n’est pas tellement le fait qui abîme, c’est la signification
qu’on attribue au fait."
Boris Cyrulnik prend l'exemple de la famille Charpak, arrivée en
France à la fin des années 30. Fuyant les pogroms, ils vivent à six dans un
tout petit appartement mais se contentent de cette vie confinée parce qu'ils y
ont trouvé du sens : la liberté loin des persécutions. Le père se lève à
4h du matin, se lave au robinet de la cuisine. La mère coud à la machine
jusqu’à 1 ou 2h du matin. Les quatre enfants dorment sur un matelas. Les deux
parents dorment à tour de rôle sur un autre matelas. Et dans ce confinement
extrême ce n’est pas du tout pour eux une agression. [...] Georges Charpak finit
par recevoir le prix Nobel de physique. Pour le neuropsychiatre cette histoire
tend à prouver que "le confinement est moins important que la
signification qu’on attribue au confinement".
De nouveaux héros : les soignants "pour se
sentir moins désespérés"
L’émergence symbolique de ces figures héroïques obéit, selon lui, à un
impératif pour la société en crise car "en temps de paix on n’a pas
besoin de héros [...] On a besoin de héros pour se sentir moins
désespérés." Le soignant remplit en cette période très difficile, un
double rôle essentiel selon lui : tout d’abord "un rôle de soins
dans la réalité" mais aussi "de nous donner de
nous-mêmes une image un peu plus glorieuse." Quand le confinement sera
terminé et qu'il sera le temps de refaire société, il y aura de grands débats
prédit Boris Cyrulnik qui interpelle l’ensemble des gouvernements
successifs : Est-ce qu’on a le droit, est-ce qu’on a bien fait de
massacrer l’hôpital pour gagner un peu de sous, pour faire un peu
d’économies ? […] Je pense que ces économies de ces trente dernières
années vont nous coûter extrêmement cher dans les trente prochaines années.
Un changement profond après l’épidémie ?
Le conférencier s’appuie sur l’exemple de l’épidémie de peste de 1348 à
Marseille. Fléau qui entraîna la mort d'un Européen sur deux en seulement deux
ans. Une des conséquences majeures de la peste, est un changement radical
pour ce qui était l'un des fondements de l'économie médiévale. "Il y a
eu tellement de morts parmi les serfs qu’on ne pouvait plus cultiver la terre.
Pour cultiver la terre il fallait payer ces hommes et le servage a disparu en
deux ans." Un autre changement majeur survient, dans l'intimité de la
vie de l'époque. Les gens qui vivaient dans la peur ont alors redécouvert "l’art
du foyer". "La peinture montrait du gibier, montrait des fruits, des
légumes, de l’eau, du vin sur la table." Pendant cette période inédite
du confinement d'aujourd'hui, chacun va "métaboliser son trauma",
selon le neuropsychiatre et il émergera, peut-être, une nouvelle manière de
vivre ensemble.
Un nouveau regard sur les réseaux sociaux
"Je critiquais les réseaux sociaux en disant que c’était une boîte
à ordures qui transportait toutes les fausses nouvelles, les rumeurs les plus
moches… Et je dis aujourd’hui heureusement qu’il y a les réseaux sociaux. [...]
Il y a des gens qui ont un talent d’humour extraordinaire qui permettent de
nous détendre, des musiciens extraordinaires. Dans ce contexte-là je dis
heureusement qu’il y a des réseaux sociaux." Il fait référence notamment
à la vidéo d’un homme qui trinquait avec lui-même face à plusieurs miroirs de
sa salle de bain. Il sourit aussi en regardant la vidéo de gens qui mimaient de
se croiser dans un couloir étroit en se frottant aux murs pour rester à
distance, « on aurait dit Charlie Chaplin !" s’exclame
Boris Cyrulnik. La beauté aussi est largement partagée sur la toile dans ces
temps confinés. Il évoque un homme qui lisait une poésie pour les soignants,
avec une justesse et une pudeur particulièrement touchantes. Avec ravissement,
il raconte enfin comme l'orchestre National de France a joué ensemble, chaque
musicien depuis chez lui, le Boléro de Ravel. Un orchestre confiné mais faisant
résonner ensemble comme une marche sublime vers un espace de liberté.
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