Penser à partir de l’Actu avec
le philosophe
Emanuele Coccia : « nous sommes enfin libérés de cette illusion de
toute-puissance »
« La Terre peut se
débarrasser de nous avec la plus petite de ses créatures »
Le philosophe Emanuele Coccia explique, dans un entretien au Monde,
pourquoi la pandémie actuelle réinscrit l’homme dans la nature et comment
l’écologie doit être repensée, loin de toute idéologie patriarcale fondée sur
la « maison ».
https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/03/emanuele-coccia-la-terre-peut-se-debarrasser-de-nous-avec-la-plus-petite-de-ses-creatures_6035354_3232.html
Propos recueillis par Nicolas Truong 03/04/2020
« Saint Jérôme
dans le désert », huile sur toile d’Artus Wolffort (1581-1641), école
flamande (collection des Beaux-Arts de Lille).
Philosophe, Emanuele Coccia est maître de conférences à l’Ecole des hautes
études en sciences sociales (EHESS) et l’un des intellectuels les plus
iconoclastes de son époque. Auteur, aux éditions Payot et Rivages, des
ouvrages La Vie sensible (2010), Le Bien dans les choses (2013), La
Vie des plantes. Une métaphysique du mélange (2016), il vient de publier Métamorphoses
(Payot et Rivages, 236 pages, 18 euros), ouvrage qui rappelle comment
les espèces vivantes – notamment les virus et les hommes – sont reliées entre
elles, car « nous sommes le papillon de cette énorme chenille qu’est
notre Terre », écrit-il. Il analyse ici les ressorts de cette crise
sanitaire mondiale et explique pourquoi, même si elle nécessaire, « l’injonction
à rester à la maison est paradoxale et dangereuse ».
Des mesures importantes sont déployées afin que
l’économie ne s’effondre pas. Faudrait-il faire de même pour la vie
sociale ? Face à la pandémie, la majorité des gouvernements ont pris des mesures
fortes et courageuses : non seulement la vie économique a été en grande
partie arrêtée ou fortement ralentie, mais la vie sociale publique a
été largement interrompue. La population a été invitée à rester chez
elle : les rencontres, les repas partagés, les rites de l’amitié et de la
discussion publique, le sexe entre non-concubins, mais aussi les rites
religieux, politiques, sportifs ont été interdits. C’est tout
d’un coup la ville qui a disparu ou, pour mieux dire, elle a été retirée,
soustraite à l’usage : elle gît face à nous comme si elle était dans
une vitrine. Plus d’espace public, plus de terrains de libre circulation,
ouverts à toutes et à tous et aux activités les plus disparates vouées à la
production d’une félicité à la fois individuelle et partagée. La population s’est retrouvée seule face
à cet énorme vide, elle pleure la ville disparue, la communauté suspendue, la
société fermée avec les magasins, les universités, les stades : les
directs Instagram, les applaudissements ou les chants collectifs au balcon, la
multiplication arbitraire et joyeuse du jogging hebdomadaire sont surtout des
rites d’élaboration du deuil, des tentatives désespérées de la reproduire en
miniature. Cette réaction est normale et physiologique. L’interruption
de la vie économique –dont nous faisons l’expérience chaque dimanche – a été
l’objet d’un nombre infini de réflexions et de mesures d’anticipation et de
reconstruction. Le geste de suspension de la vie commune, beaucoup plus inédit
et violent, a été abrupt et radical : aucune préparation, aucun suivi. La
nécessité de ces mesures est hors discussion : c’est seulement de cette
manière qu’on pourra défendre la communauté. Mais ce sont des mesures
gravissimes : elles assignent à domicile la totalité de la
population. Et pourtant, il n’y a eu aucun débat, aucun échange, aucun autre
discours que celui de mort et de la peur pour soi et pour les autres.
Quelle est la responsabilité des gouvernements dans
cet oubli social du confinement ? C’est assez enfantin d’imaginer qu’on peut tenir des
millions des vies assignées à domicile seulement à travers des menaces ou en
répandant la peur de la mort. C’est très irresponsable de la part de ces mêmes
gouvernements d’obtenir la renonciation d’une communauté à elle-même en la
culpabilisant ou en l’infantilisant. Le coût psychique de cette manière de
faire sera immense. Il n’y a eu aucune considération, par exemple, de la
différence liée à la taille des appartements, à leur site, à la quantité
d’individus de différents âges qui y résident : c’est à peu près
comme si on ignorait les différences de taille de chiffre d’affaires ou du
nombre d’employés lorsqu’on prend des mesures sur la vie économique. Il
n’y a eu aucune considération de la solitude, des angoisses et surtout de la
violence que tout espace domestique souvent couve et amplifie. Inviter à
coïncider avec son propre chez-soi signifie produire les conditions d’une
future guerre civile. Elle risque d’exploser, d’ici à quelques semaines. D’ailleurs, si, pour la vie économique, on a
essayé de trouver un compromis entre la nécessité de garder en vie la société
et celle de la protéger, pour la vie sociale, culturelle, psychique on a été
beaucoup moins fin. Par exemple, on a laissé ouvert les tabacs, mais pas les
librairies : le choix des « biens de première nécessité »
renvoie à une image assez caricaturale de l’humanité. Il y a un sujet
iconographique qui a traversé la peinture européenne : celui de
« saint Jérôme dans le désert », représenté avec un crâne et un
livre, la Bible qu’il traduisait. Les mesures font de chacune et chacun de nous
des « Jérôme » qui contemplent la mort et sa peur, mais auxquels on
ne reconnaît même pas le droit d’avoir avec soi un livre ou un vinyle.
« Restez chez vous ! » dit le
président. Or, dans « Métamorphoses », vous faites une critique du
« tous à la maison » et de cette obsession d’assigner la vie à
résidence. Pour quelles raisons ? Cette expérience inouïe d’assignation à domicile
indéterminée et collective qui s’étend tout d’un coup à des milliards de
personnes nous apprend plusieurs choses. Tout d’abord nous faisons
l’expérience du fait que la maison ne nous protège pas, elle n’est pas
forcément un refuge, au contraire elle peut nous tuer. On peut mourir de trop
de maison. Et la ville, la distance que toute société implique, nous protège
normalement des excès d’intimité et de proximité que toute maison nous impose.
Le malaise de ces jours n’a donc rien d’étrange. L’idée que le chez-soi, la
maison soit le lieu de la proximité à la « nature » est un mythe
d’origine patriarcale. La maison est l’espace à l’intérieur duquel un
ensemble d’objets et d’individus sans liberté vivent dans l’ordre voué à la
production d’une utilité. La seule différence entre maisons et entreprises est
le lien généalogique qui relie les membres de l’une mais pas de l’autre. Pour
cela aussi, toute maison est l’exact opposé du politique : c’est pour cela
que l’injonction à rester à la maison est paradoxale et dangereuse.
En quoi l’analyse écologique de la crise sanitaire
vous semble-t-elle inappropriée, au mieux romantique et au pire
réactionnaire ? L’expérience de ces jours devrait donc nous apprendre que l’écologie, la
science qui devrait nous aider à réparer la planète doit être entièrement
reformée, à partir de son nom, qui abrite encore l’image de la maison (oikos
en grec veut dire chez-soi, maison). L’écologie n’est pas seulement romantique,
elle reste une science profondément patriarcale qui, malgré tous les efforts de
l’écoféminisme, n’est pas arrivée à se libérer de son passé.
De fait, en continuant à penser que la Terre est la maison du
vivant, et que toute espèce vivante a la même relation privilégiée à un
territoire qu’un individu humain avec son appartement, non seulement nous nous
efforçons d’assigner à domicile la totalité des espèces vivantes, mais nous
projetons un modèle économique sur la nature. Ecologie et économie marchandes
sont nées au même moment, elles sont deux jumelles siamoises qui partagent les
mêmes concepts et le même cadre épistémologique, et il est naïf de penser que
l’écologie, telle qu’elle est structurée aujourd’hui, pourra jamais combattre
le capitalisme. Non, il n’y a pas de
maisons ontologiques, ni pour nous, les humains, ni pour les non-humains, il
n’y a que des migrants sur Terre, car la Terre est une planète, un corps qui
est constamment à la dérive dans le cosmos. En tant qu’être planétaire, tout
être vivant est à la dérive, change de lieu, de corps, de vie, tout le temps.
Il est impossible de se protéger des autres, et cette pandémie le démontre. On
peut juste éviter quelques conséquences de la contagion, mais nous, nous le
pourrons jamais, en tant qu’êtres vivants. A la différence de ce que nous
voudrions imaginer, cette pandémie est la conséquence de nos péchés
écologiques : ce n’est pas un fléau divin que la Terre nous envoie. Elle
est juste la conséquence du fait que toute vie est exposée à la vie des autres,
que tout corps héberge la vie des autres espèces, est susceptible d’être privé
de la vie qui l’anime. Personne, parmi les vivants, n’est chez soi : la
vie qui est au fond de nous et qui nous anime est beaucoup plus ancienne que
notre corps, et elle est aussi plus jeune, car elle continuera à vivre
lorsque notre corps se décomposera.
Le virus est perçu comme quelque chose d’inquiétant,
certes, mais aussi de radicalement différent de nous. Or vous montrez dans
votre livre qu’il fait partie de nous. En quel sens est-il l’un des visages de
la métamorphose du vivant ? Tous les êtres vivants, peu importe leur espèce, leur
règne, leur stade évolutif, partage une seule et même vie : c’est la seule
et même vie que chaque vivant transmet à sa progéniture, la seule et même vie
qu’une espèce transmet à une autre espèce dans l’évolution. La relation
entre vivants, peu importe s’ils appartiennent à des espèces différentes, est
celle qui existe entre la chenille et le papillon. Toute vie est à la fois la
répétition et la métamorphose de la vie qui l’a précédé. Chacun de nous
(et chaque espèce) est à la fois le papillon d’une chenille qui s’est formée
dans un cocon et la chenille de mille papillons futurs. C’est seulement à cause
du fait que nous partageons la même vie que nous sommes mortels. Car la mort
n’est pas la fin de la vie, elle est juste le passage de cette même vie d’un
corps à d’autres. Ce virus, même si c’est difficile à voir, est aussi une vie
future qui se prépare. Pas forcément identique à celle que nous connaissons, ni
d’un point de vue biologique ni d’un point de vue culturel. Le virus et
sa diffusion pandémique ont aussi une signification capitale d’un autre point
de vue. Nous avons passé des siècles à nous dire que nous sommes au sommet de
la création ou de la destruction : très souvent le débat autour de
l’anthropocène est devenu l’effort de moralistes pervers de penser la
magnificence de l’homme dans la ruine – nous sommes les seuls capables de
détruire la planète, nous sommes exceptionnels dans notre puissance nocive car
aucun autre être possède une telle puissance.
Avec le Covid-19, faisons-nous l’expérience de notre
extrême vulnérabilité ? Pour la première fois depuis très longtemps – et à une
échelle planétaire, globale –, nous rencontrons quelque chose
dont la puissance est bien supérieure à la nôtre et qui parvient à nous
mettre à l’arrêt pendant des mois. D’autant plus qu’il s’agit du virus,
c’est-à-dire du plus ambigu des êtres sur Terre, celui pour lequel on a du mal
même à parler de « vivant » : il habite le seuil entre la vie
« chimique » qui caractérise la matière et la vie biologique, sans
qu’on puisse définir s’il appartient à l’une ou à l’autre. Il est trop animé
pour l’une, trop indéterminé pour l’autre. C’est dans son corps même
qu’il trouble l’opposition nette entre la vie et la mort. Et pourtant cet
agrégat de matériel génétique en liberté a fait s’agenouiller la civilisation
humaine techniquement la plus développée de l’histoire de la planète. Nous
avons rêvé d’être les seuls responsables de la destruction. Nous faisons
l’expérience que la Terre peut se débarrasser de nous avec la plus petite
de ses créatures. C’est très libérateur : nous sommes enfin libérés de
cette illusion de toute-puissance qui nous oblige à nous imaginer comme le
début et la fin de tout événement planétaire, dans le bien comme dans le mal,
à nier que la réalité en face de nous soit autonome par rapport à nous.
Même une minuscule portion de matière organisée est capable de nous
menacer. La Terre et sa vie n’ont pas besoin de nous pour imposer des ordres, inventer
des formes, changer de direction.
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