ENTRETIEN AVEC HARTMUT ROSA, Publié le 27 août 2010
par Frédéric
Joignot
Hartmut Rosa
VITE ! VITE ! IL FAUT ACCELERER ! GRAND ENTRETIEN AVEC HARTMUT ROSA, AUTEUR DE
l’ESSAI « ACCÉLÉRATION, UNE CRITIQUE SOCIALE DU TEMPS
L’homme contemporain court
désespérément sur une pente qui s’éboule. Nous fonçons pour rester à la même
place, dans un présent qui fuit sans cesse. Car si nous arrêtons une seconde de
courir – après le travail, nos courriels, nos rendez-vous, nos obligations,
notre argent, après le temps qui file – nous tombons. Dans le chômage, la
pauvreté, l’oubli, la désocialisation. Voilà le portrait du moderne, selon le
sociologue allemand Hartmut Rosa, 45 ans, professeur à l’université Friedrich
Shiller de Iéna, développé dans sa magistrale étude, «Accélération. Une
critique sociale du temps » (La Découverte, mai 2010).
Après les études inquiètes de Paul Virilio sur la
vitesse, il nous interroge sur la dissolution de la démocratie, des valeurs, de
la réflexion, de notre identité, emportés par la vague de l’accélération.. Le
temps désormais s’accélère et nous dévore, comme hier Cronos ses enfants.
L’accélération technique, au travail, sur les écrans, dans les transports, la
consommation, a mené à l’accélération effrénée de notre rythme de vie. Puis à
précipité le changement social. Rien n’y résiste. Les métiers changent en
quelques années, les machines en quelques mois, aucun emploi n’est assuré, les
derniers logiciels sont déjà dépassés, les traditions et les savoir-faire
disparaissent, les couples ne durent pas, les familles se recomposent,
l’ascenseur social descend, le court-terme règne, les événements glissent, les
informations défilent en bas des écrans. L’impression de ne plus avoir de
temps, que tout va trop vite, que notre vie file, d’être impuissant à ralentir
nous angoisse et nous stresse.
Entretien de rentrée, alors que déjà, tous, congés derrière nous, on
blinde, on cavale, on se magne… (publié en partie dans Le Monde Magazine du 28
août. Cet entretien introduit désormais l’édition de poche de l’ouvrage)
ENTRETIEN AVEC HARTMUT ROSA
C’est la rentrée, on ressent déjà qu’à nouveau nos vies s’accélèrent. Même
les vacances, nous avons le sentiment qu’elles se sont passées très vite, ou
que nous avons visité des pays à toute allure. Comment expliquer ce sentiment
d’urgence permanent ?
Aujourd’hui, le temps
a anéanti l’espace. Avec l’accélération des transports, la consommation, la
communication, je veux dire «l’accélération technique», la planète semble se
rétrécir tant sur le plan spatial que matériel. Des études ont montré que la
planète nous apparaît soixante fois plus petite qu’avant la révolution des
transports. Le monde est à portée de main. Non seulement, on peut voyager dans
tous les coins, rapidement, à moindre frais et sans faire beaucoup d’efforts,
mais on peut aussi, avec l’accélération des communications, la simultanéité
qu’elle apporte, télécharger ou commander presque chaque musique, livre ou film
de n’importe quel pays, d’un simple clic, au moment même où il est produit.
Cette rapidité et cette proximité nous semble extraordinaire, mais au même
moment chaque décision prise dans le sens de l’accélération implique la
réduction des options permettant la jouissance du voyage et du pays traversé,
ou de ce que nous consommons. Ainsi la construction des autoroutes à voie
rapide fait que les automobilistes ne visitent plus le pays, celui-ci étant
réduit à quelques symboles abstraits et des restoroutes standardisés. Les
voyageurs en avion survolent le paysage à haute altitude, voient à peine la
grande ville où ils atterrissent, et sont bien souvent transportés dans des
camps de vacances qui n’ont plus grand-chose à voir avec le pays véritable, où
on leur proposera de multiples «visites guidées». En ce sens, l’accélération
technique s’accompagne très concrètement d’un anéantissement de l’espace en
même temps qu’une accélération du rythmes de vie. Car, même en vacances, nous
devons tout faire très vite, de la gymnastique, un régime, du sport, des
loisirs, que nous lisions un livre, écoutions un disque, ou visitions un site.
Voilà pourquoi on entend dire à la rentrée: «Cet été, j’ai fait la Thaïlande en
quatre jours». Cette accélération des rythmes de vie génère beaucoup de stress
et de frustration. Car, nous sommes malgré tout confrontés à l’incapacité de
trop accélérer la consommation elle-même. S’il est vrai qu’on peut visiter un
pays en quatre jours, acheter une bibliothèque entière d’un clic de souris, ou
télécharger des centaines de morceaux de musique en quelques minutes, il nous
faudra toujours beaucoup de temps pour rencontrer les habitants, lire ou
savourer un air aimé. Mais nous n’avons pas le temps. Il nous est toujours
compté, il faut se dépêcher. C’est là un des stress majeurs lié à
l’accélération des rythmes de vie : le monde entier nous est offert en une
seconde ou à quelques heures d’avion, et nous n’avons jamais le temps d’en
jouir.
Selon vous, l’accélération de notre rythme de vie se traduit par
l’augmentation de plus en plus rapide du nombre d’actions à faire par unité de
temps. C’est-à-dire ?
Ces jours-ci, les gens
rentrent de congés, et déjà tous, vous comme moi, se demandent comment ils vont
réussir à venir à bout de leur liste de choses «à faire». La boîte mail est
pleine, des factures nouvelles se présentent, les enfants réclament les dernières
fournitures scolaires, il faudrait s’inscrire à ce cursus professionnel, ce
cours de langue qui me donnerait un avantage professionnel, je dois m’occuper
de mon plan de retraite, d’une assurance santé offrant des garanties optimales,
utiliser pas le fournisseur d’énergie ou d’accès au réseau, je suis insatisfait
de mon opérateur téléphonique, et cet été j’ai constaté que je négligeais mon
corps, ne faisait pas assez d’exercice, risquait de perdre ma jeunesse
d’allure, si concurrentielle. Nous éprouvons un réel sentiment de culpabilité à
la fin de la journée, ressentant confusément que nous devrions trouver du temps
pour réorganiser tout cela. Mais nous ne l’avons pas. Car les ressources
temporelles se réduisent inexorablement. Nous éprouvons l’impression angoissante
que si nous perdons ces heures maintenant, cela serait un handicap en cette
rentrée sur les chapeaux de roue, alors que la concurrence entre les personnes
s’aiguise, le cœur de la machine à accélération. Et même si trouvions un peu de
temps, nous nous sentirions coupables parce qu’alors nous ne trouverions plus
un moment pour nous relaxer, passer un moment détendu avec notre conjoint et
nos enfants, ou encore aller au spectacle en famille, ou lire un livre, bref
profiter un peu de cette vie. Au bout du compte, vous voyez bien, c’est
l’augmentation du nombre d’actions par unité du temps, l’accélération du rythme
de leur vie qui nous bouscule tous.
En même temps, chaque
épisode de vie se réduit ?
En effet, la plupart
des épisodes de nos journées raccourcissent ou se densifient, au travail pour
commencer, où les rythmes s’accélèrent, se « rationalisent ». Mais
aussi en dehors. On assiste à une réduction de la durée des repas, du déjeuner,
des moments de pauses, du temps passé en famille, ou pour se rendre à un
anniversaire, un enterrement, à faire une promenade, jusqu’à dormir. Alors pour
tout faire, nous devons densifier ces moments. On mange plus vite, on prie plus
vite, on réduit les distances, accélère les déplacements, on s’essaie au
«multitasking», l’exécution simultanée de plusieurs activités. Hélas, comme nos
ressources temporelles se réduisent, cet accroissement et cette densification
du volume d’actions devient vite supérieur à la vitesse d’exécution des tâches.
Cela se traduit de façon subjective par une recrudescence du sentiment
d’urgence, de culpabilité, de stress, l’angoisse des horaires, la nécessité
d’accélérer encore, la peur de «ne plus pouvoir suivre». À cela s’ajoute le
sentiment que nous ne voyons pas passer nos vies, qu’elles nous échappent.
Nous assistons, dites-vous, à une «compression du présent», qui devient de
plus en plus fuyant. Pouvez-vous nous l’expliquer ?
Si nous définissons
notre présent, c’est-à-dire le réel proche, comme une période présentant une
certaine stabilité, un caractère assez durable pour que nous y menions des
expériences permettant de construire l’aujourd’hui et l’avenir proche, un temps
assez conséquent pour que nos apprentissages nous servent et sois transmis et
que nous puissions en attendre des résultats à peu près fiables, alors on
constate une formidable compression du présent. À l’âge de l’accélération, le
présent tout entier devient instable, se raccourcit, nous assistons à l’usure
et l’obsolescence rapide des métiers, des technologies, des objets courants, des
mariages, des familles, des programmes politiques, des personnes, de
l’expérience, des savoir-faire, de la consommation. Dans la société
pré-moderne, avant la grande industrie, le présent reliait au moins trois
générations ensemble car le monde ne changeait guère entre celui du grand-père
et du petit-fils, et le premier pouvait encore transmettre son savoir-vivre et
ses valeurs au second.
Dans la haute
modernité, la première moitié du XXe siècle, il s’est contracté à une seule
génération : le grand-père savait que le présent de ses petits-enfants serait
différent du sien, il n’avait plus grand chose à leur apprendre, les nouvelles
générations devenaient les vecteurs de l’innovation, c’était leur tâche de
créer un nouveau monde, comme en Mai 68 par exemple. Cependant, dans notre
modernité tardive, aujourd’hui, le monde change plusieurs fois en une seule
génération. D’abord, le père n’a plus grand-chose à apprendre à ses enfants sur
la vie familiale qui se recompose sans cesse, sur les métiers d’avenir, les nouvelles
technologies, mais vous pouvez entendre des jeunes gens de 18 ans parler
d’«avant» quand ils avaient 10 ans, un jeune spécialiste en remontrer à un
expert à peine plus âgé que lui sur le « up to date ». Le présent
raccourcit, s’enfuit, et notre sentiment de réalité, d’identité s’amenuise en
même temps…
C’est septembre, nous reprenons le travail… Au début de l’été, le directeur
général de France Télécom reconnaissait que le suicide d’un de ses employés
était un accident du travail. Il y a eu au 48 suicides dans l’entreprise depuis
2007. Comment en sommes-nous arrivés là, l’accélération au travail est-elle en
est-elle la cause ?
Evidemment, pour
l’économie capitaliste, que nous le voulions ou non, l’équation simple selon
laquelle «le temps c’est de l’argent» se vérifie partout. Pour les employeurs,
gagner du temps revient à améliorer leurs bénéfices, et ils y réussissent en
accélérant la production et la circulation des biens, c’est-à-dire en faisant
travailler ouvriers et employés plus vite, avec toutes les techniques de
«gestion par le stress» qui vont avec. Aujourd’hui, lorsqu’une entreprise ou
une administration licencie des gens, cela ne signifie pas qu’il y a moins de
travail à faire, mais que ceux qui restent en auront plus à réaliser. Tout cela
conduit à une polarisation malsaine, bien montrée par les études de sociologie,
entre ceux qui sont surchargés de travail et ceux qui sont exclus du système
d’accélération par le chômage. Car le chômage est aujourd’hui une forme de
décélération forcée, et mal vécue.
Cependant, ce n’est
pas simplement parce que les gens ont beaucoup de tâches à faire et doivent
travailler plus vite qu’ils tombent malades ou sont victimes de dépression. Ce
qui fait aller vraiment mal, jusqu’au «burn-out» et au suicide, c’est le
sentiment général de courir de plus en plus vite sans jamais aller nulle part
et que la valeur de leur travail se déprécie rapidement. Un être humain peut
encaisser de grands efforts dans le but d’atteindre un objectif, ou de se
construire une carrière où il déploiera un talent. Mais l’impression dominante des
salariés d’aujourd’hui, au moins dans nos sociétés occidentales, c’est qu’ils
doivent courir de plus en plus vite simplement pour faire du surplace, juste
pour ne pas tomber du monde du travail, pour survivre…
C’est votre image du travailleur d’aujourd’hui, un homme courant sur un
tapis roulant, s’épuisant pour rester immobile…
Aujourd’hui, même en
Allemagne les entreprises ont commencer è imposer la «flexibilité» au détriment
des emploi stables. Des études récentes ont révélé une érosion constante des
emplois durables depuis les années 1990, une réduction sensible de la durée
d’emploi au sein d’une même entreprise, une augmentation des déplacements d’une
entreprise à l’autre, une recrudescence des contrats à court et moyen terme.
Ajoutez la dérégulation des conditions de travail, les nouvelles formes
d’emploi intérimaire, à temps partiel, à la maison, etc., qui renforcent cette
impression d’insécurité professionnelle et de course vers nulle part. Si on ne
court pas, nous en sommes persuadés, on décline, on perd en qualification, le
chômage nous guette, la dépression, la misère. À l’accélération technique, à
celle des rythmes de vie, il faut ajouter une accélération sociale.
Aujourd’hui, aucune situation n’est assurée, la transmission n’est pas
garantie, le précaire règne. Il est symptomatique de constater que les parents
ne croient plus que leurs enfants auront des vies meilleures que les leurs. Ils
se contentent d’espérer qu’elles ne seront pas pires. Il existe une autre
raison pour laquelle les gens se sentent si mal, déprimés, voire suicidaires au
travail. Régulièrement, les dirigeants des entreprises présentent de nouveaux
projets, des stratégies pour gagner du temps et de l’argent, rentabiliser la
production, dégraisser les effectifs. Ou encore, ils mettent en place de
nouveaux logiciels et outils informatiques plus performants, ou des concepts
marketing présentés comme innovants, ou réorganisent leurs chaîne de travail,
et ainsi de suite. Les marchés financiers saluent ces mouvements comme autant
de signes positifs d’activité. Mais très souvent, ces formes frénétiques
d’accélération et de réorganisation ne procèdent pas d’un processus
d’apprentissage à l’intérieur de l’entreprise, ou d’une meilleure utilisation
des talents, il s’agit presque toujours de changements aléatoires, erratiques,
caractériels, des changements pour le changement, dépourvus de sens. Et comme
la plupart du temps, ils ne débouchent sur aucune amélioration réelle, ils
accroissent le sentiment de dévalorisation et d’anxiété chez les travailleurs
concernés.
Dans le même temps,
les directions d’entreprises entendent conserver leurs «normes de qualité»,
ajoutent toujours de nouvelles formes de classement, d’évaluation et de
notation des employés, créant une tension supplémentaire qui finit par
rattraper les dirigeants eux-mêmes. Le résultat peut être observé dans presque
toutes les sphères du travail contemporain, à tous les niveaux des entreprises.
Les employés se sentent non seulement stressés et menacés, mais encore sous
pression, désarmés, incapables de montrer leur talent, bientôt découragés.
Voyez comme partout les enseignants se plaignent de ne plus avoir de temps pour
apprendre à leurs étudiants, les médecins et infirmières de s’occuper
humainement de leurs patients, les chercheurs de se concentrer sans être soumis
à des évaluations permanentes. D’où ce sentiment de courir sur un tapis
roulant, ou des pentes qui s’éboulent. Au final, nous éprouvons tous ce que le
sociologue Alain Ehrenberg nomme la «Fatigue d’être soi», tandis que,
constate-t-il, la dépression devient la pathologie psychique la plus répandue
de la modernité avancée.
Vous parlez de la «nervosité permanente» de l’individu
contemporain…
Jusqu’à aujourd’hui,
la modernité, comme l’idée de Progrès nous promettaient que les gens finiraient
par être libérés de l’oppression politique et la nécessité matérielle et
pourraient vivre une existence choisie et autodéterminée. Cette idée repose sur
la supposition que nous portons tous quelque chose qui ressemble à un «projet
d’existence », notre propre rêve de ce qu’on pourrait appeler la «bonne vie».
C’est pourquoi, dans les sociétés modernes, les individus développaient de
véritables «identités narratives» qui leur permettaient de relater l’histoire
de leur parcours comme autant d’histoires de conquête, certes semées
d’embûches, mais allant vers la «bonne vie»» dont ils rêvaient. Mais
aujourd’hui, il devient impossible de développer ne serait-ce qu’un début de
projet de vie. Le contexte économique, professionnel, social, géographique ,
concurrentiel est devenu bien trop fluctuant et rapide pour qu’il soit
plausible de prédire à quoi notre monde, nos vies, la plupart des métiers, et
nous-même, ressemblerons dans quelques années.
L’identité ne repose
plus sur des affirmations du genre : «Je suis boulanger, socialiste, marié avec
Christine et je vis à Paris». Aujourd’hui, nous disons: «Pour le moment, j’ai
un emploi de boulanger, j’ai voté pour les socialistes aux dernières élections
mais changerai la prochaine fois, je suis avec marié avec Christine depuis cinq
ans, qui veut divorcer, et si je vis à Paris depuis huit ans, je vais partir à
Lyon cette année, pour le travail». Cette perte d’une identité stable n’est pas
sans conséquence. D’abord, les jeunes gens ne démarrent plus dans la vie avec
la supposition qu’ils pourront se construire l’existence qui leur plaira, ni
même une identité issue d’eux-mêmes. Les étudiants choisissent des filières
susceptibles de leur fournir des «opportunités» au cœur de l’accélération, et
ils savent qu’ils doivent se tenir prêts à changer complètement de direction et
de métier si de nouvelles occasions se présentent. «Laissez ouvertes toutes les
options» est devenu l’impératif catégorique de la modernité tardive. Il nous
faut apprendre à devenir des surfeurs hasardeux, chevauchant la vague de
l’accélération sans but et sans direction, en se tenant prêt à saisir celle qui
vient, et à en sauter et chaque fois que les vents tournent.
Le mois de septembre sera difficile en France comme en
Europe, avec tous les plans d’austérité annoncés. Selon vous, la plupart des
crises actuelles, écologiques ou économiques, sont liés à la désynchronisation
induite par l’accélération générale…
La grave crise
écologique actuelle est sans conteste une crise de désynchronisation. On épuise
les ressources matérielles à un rythme bien plus élevé que la reproduction des
écosystèmes tandis qu’on déverse nos déchets et nos poisons, on l’a vu cet été
dans le golfe du Mexique, à une vitesse bien trop élevée pour que la nature
s’en débarrasse. D’ailleurs, le réchauffement de la Terre signifie
littéralement qu’on accélère l’atmosphère, parce qu’une augmentation de la
température équivaut à une augmentation de l’agitation des molécules. Mais il
existe d’autres formes de désynchronisation, tout aussi graves. Je prendrais la
désynchronisation entre la démocratie politique d’une part, et l’économie
mondialisée d’autre part. Le débat politique prend du temps, il ne peut en être
autrement pour qu’il reste démocratique. Il faut beaucoup de discussions,
d’arguments, de réflexions, de délibérations pour construire un consensus
politique dans une société pluraliste et organiser la volonté démocratique. Par
contraste, avec la mondialisation et l’accélération technologique, la vitesse
de la transaction économique et financière s’accroît sans cesse. Le résultat
immédiat est la désynchronisation des sphères politiques et
économico-technologiques, que le gouvernement de Barack Obama a dénoncé à
plusieurs reprises. Depuis les années 1980, les néolibéraux ont tout fait pour
réduire le contrôle politique et étatique du monde financier afin d’augmenter
la vitesse des transactions économiques et des flux du capital.
Nous connaissons le
résultat, la désynchronisation radicale entre le monde des bénéfices
instantanés de la finance assistée par la haute technologie, et celui de
l’économie réelle, du logement, la consommation, beaucoup plus lent. Il a fallu
que la bulle éclate pour parvenir à un ralentissement – en anglais, une
récession économique est un « slowdown », un ralentissement – non
seulement des flux de la finance, ce qui a failli aboutir à un effondrement du
système bancaire, mais aussi de l’économie. Aujourd’hui, suite aux risques
d’effondrement consécutifs à la crise mondiale de 2007-2008, les politiciens se
mobilisent. Nous sommes dans la phase de re-synchronisation, et cela coûte une
fortune aux Etats et aux populations qui doivent désormais subir un plan de
rigueur sans précédent. Mais si on regarde de près, on constate que les
politiciens n’arrivent à proposer qu’à éteindre les feux ou à tenter
d’installer des garde-fous à l’accélération financière comme à Wall Street.
L’accélération affecte
aussi les actualités, les événements, et même, dites-vous, la mémoire. En
effet, nous avons déjà oublié la coupe du monde de football de cet été, ou les
grandes manifestations qui ont secoué la Grèce ?
Il est frappant
combien des successions d’événements apparus le mois précédent, ou quelques
jours auparavant, parfois même quelques heures, auxquels nous donnions tant
d’importance, qui nous semblaient chargés de signification, disparaissent de
notre mémoire. Parfois, ils ne semblent même pas laisser de trace. Ainsi, oui,
que reste-t-il de la Coupe du monde de football, ou de la crise européenne
lorsque la Grèce s’est retrouvée au bord du défaut de paiement ? Tous ces
événements nous apparaissent déjà comme voilés par la brume de l’histoire
accélérée. Ces épisodes ne semblent plus faire partie de nos vies, ils ne sont
plus reliés à notre présent, encore moins à notre présence au monde. Ils
ne nous disent plus rien sur ce que nous sommes, ils ne nous concernent plus ou
si peu. Notre époque se montre extrêmement riche en événements éphémères et
très pauvre en expériences collectives porteuses de sens. Des épisodes aussi
importants que la chute du Mur de Berlin ou la première guerre d’Irak
appartiennent déjà à un passé lointain. L’Histoire depuis s’est encore
accélérée. Si les premiers journaux quotidiens s’étaient donnés pour objectif
de nous offrir les «nouvelles du jour», ils ne suffisent plus aujourd’hui. Les
médias d’information en continu comme CNN sont apparus, les «JT» sont
réactualisés tout au long de la journée, nourris en permanence par un texte
défilant donnant, minute par minute, les toutes dernières news. L’actualité du
monde est devenue flux constant de nouvelles offert 24 heures sur 24. Ici encore,
l’accélération technique contribue à celle du changement social. En effet, la
diffusion de plus en plus rapide des informations induit de réactions de plus
en plus rapides, que ce soit en Bourse dans les marchés financiers, ou encore
dans les médias. La connaissance de l’état du monde à midi est déjà dépassée à
16 heures, la durée de vie d’une actualité raccourcit jusqu’à tendre vers zéro,
les journalistes ont à peine le temps de la décrire, les gens de la comprendre.
Au final, nous avons tous l’impression de vivre, ici encore, dans une
instabilité permanente, un présent court où des faits rapportés en début de
journée semblent avoir perdu toute leur valeur le soir même, et dont nous ne
savons plus quoi penser…
L’accélération touche donc aussi la pensée. Ne perdons-nous notre capacité
de comprendre notre époque en profondeur ? N’est-ce pas désormais la doxa,
l’opinion, la réaction immédiate, l’opportunisme qui dirigent le monde ?
Oui, nous perdons
notre emprise théorique sur le monde, la réflexion de fond régresse, nous
n’arrivons plus à appréhender le sens et les conséquences de nos actions. Nous
n’avons plus le temps de délibérer, de réfléchir, de formuler, de tester et
construire des arguments. C’est pourquoi en politique, le parti victorieux
n’est plus celui qui présente les meilleurs arguments ou le meilleur programme,
mais celui qui sera doté des images les plus frappantes. Car les images vont
vite, les arguments lentement. Ainsi, nous assistons en effet au règne de la
doxa, de l’opinion rapide, des décisions politiques réactives. Mais encore au
règne de l’aléatoire et de la contingence. Un seul aspect d’un problème
important se voit retenu par les médias, souvent par hasard, ou parce qu’il
fait réagir et donne des images, puis il devient peu à peu le sujet unique du
débat. Prenez la question de l’Islam en Europe, en France on ne parle plus que
du voile, en Allemagne des minarets, un thème devient très vite le point
central des analyses menées par les commentateurs, puis par les hommes
politiques. Ainsi, le point de vue illusoire et réactif, la doxa, n’est
elle-même que la conséquence aléatoire d’une constellation d’événements
eux-mêmes aléatoires. C’est pourquoi, j’en arrive à comparer l’accélération
sociale à une forme inédite de totalitarisme. Elle affecte toutes les sphères
de l’existence, tous les segments de la société, jusqu’à affecter gravement
notre Soi et notre réflexion. Personne n’y échappe, il est impossible d’y
résister, tout en génèrant un sentiment d’impuissance. Si l’Eglise catholique a
été accusée de produire délibérément des sujets enclins à la culpabilité, au
moins proposait-elle du réconfort : Jésus est mort pour porter vos péchés, vous
pouviez en être absous par la confession et l’absolution. Rien de tel n’existe
dans la société contemporaine. Nous n’échappons pas à l’accélération.
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