PHOTO 6 : Antonio Zambardino, Justin Jin,
Erica Canepa
Antonio Zambardino : "L’écart entre Mayra et sa
grand-mère"
© Antonio Zambardino
« J’ai commencé un travail sur les mutations et la croissance d’Erbil,
la capitale du Kurdistan irakien. C’est une ville en plein boom, de riches
businessmen commencent à y investir, les immeubles poussent comme des
champignons. Ce jour-là, je me promène dans les rues de la ville lorsque je
croise une famille très apprêtée. Elle quitte une célébration de mariage et se
rend chez le photographe pour les photos officielles. Je sympathise un peu avec
Mayra, la fille en violet. Elle a une attitude très séductrice envers moi,
prend constamment la pose… elle veut vraiment être photographiée. Ce qui n’est
pas du tout le cas de son amie derrière, qui ne se préoccupe pas trop de ma
présence. Ce que je préfère dans cette photo, c’est l’écart entre l’attitude de
Mayra, toute en paillettes et sourires, et celle de sa grand-mère voilée,
assise à l’arrière de la voiture. Elle est clairement agacée et m’ignore. Cette
photo révèle le fossé générationnel entre elles deux. » Propos recueillis par
Victoria Scoffier
Antonio Zambardino est un photographe italien. Il travaille
principalement sur le Moyen-Orient et est représenté par l’agence Contrasto. Voir
en ligne : http://www.antoniozambardino.com/
Justin Jin : "J’ai entendu une musique étrange"
© Justin Jin
"En 2006, j’arpentais le sud-est de la Chine de long en large pour
réaliser un reportage sur les conditions de travail des ouvriers du jean.
Depuis plusieurs mois, j’allais de villes en villages pour frapper aux portes
désespérément closes des usines textiles. Un soir, pour tromper ma frustration
et ma solitude, je suis allé me balader, une bière à la main, sur le marché de
Zhuhai, une ville au sud de Canton. Je me promenais entre les étals de
nourriture, de jouets et de livres quand j’ai entendu une musique étrange qui
s’échappait d’une petite tente. Je me suis glissé à l’intérieur et j’ai vu
cette jeune fille étendue sur un lit avec un serpent. Elle n’avait pas plus de
vingt ans. Dans la tente, il y avait des travailleurs immigrés pressés les uns
contre les autres qui la regardaient. Je suis resté une dizaine de minutes pour
la prendre en photo. Cette image me surprend encore aujourd’hui. Premièrement
parce qu’elle se trouve au beau milieu d’une série de clichés où on ne voit que
des ouvriers du jean. Elle n’a absolument rien à voir avec le reste de mon
travail. En même temps, je la trouve dérangeante. On se croirait au cirque à
l’époque des bêtes de foires. La jeune fille est allongée dans une position
suggestive et le serpent constitue un sous-entendu sexuel évident. C’est
peut-être pour ça que, pendant des années, j’ai oublié que j’avais pris cette
photo. Avec le recul, je trouve qu’elle personnifie une des qualités que doit
avoir tout photographe : la curiosité. J’aurais pu ne pas entrer, mais je
l’ai fait." Propos recueillis par Camille Drouet
Justin Jin parle le russe, le mandarin, le chinois de Canton, l’anglais et
le néerlandais. Né à Hong-Kong (en 1974), il en est vite parti pour un internat
en Angleterre. Il fait philo et sciences-po à Cambridge puis se fait embaucher
par Reuters comme correspondant à Pékin. C’est là, au cours de ses reportages,
que lui vient la passion de la photo : il se lance en autodidacte, devient
photoreporter indépendant. D’abord installé pendant sept ans à Amsterdam, il a
établi son camp de base à Moscou. Il a travaillé sur l’autoritarisme en Russie,
l’immigration illégale en Europe. Il aime les situations compliquées, il s’en
est même fait une spécialité. Rien de tel pour lui que les clandestins, les
exploités, les hommes et les femmes qui ont des vies impossibles. Il est
représenté par l’agence Cosmos : www.cosmosphoto.com
Erica Canepa : « Le pouvoir de l’image »
© Erica Canepa
« Je
savais que cette communauté qui vit en autarcie presque complète n’aimait pas
les journalistes. Je les comprends : ils sont toujours décrits comme
incultes, sauvages, sales… Moi j’y allais par curiosité, juste pour comprendre.
Pour les trouver, j’ai conduit des heures et des heures dans ce qu’ils
appellent « la vallée des elfes », en plein milieu de la Toscane.
Quand je suis enfin arrivée, on m’a regardée et on m’a dit : « Nous
vous laisserons prendre des photos si vous restez trois semaines avec nous. »
Je me suis décomposée : je n’avais que deux jours devant moi… Et puis, un enfant a trouvé cette sauterelle.
Il était si fier de l’avoir attrapée ! L’animal passe de main en main.
J’ai osé : « Oh, on devrait prendre une photo ! »
Ils ont accepté. L’appareil était sorti – j’ai l’habitude de dire qu’alors, la
moitié du travail est faite. J’ai montré l’image à chaque habitant pour engager
la conversation. Et le deuxième jour, certains ont accepté que je les prenne en
photo. Je me dis souvent que c’est grâce à cette image que j’ai pu rester
auprès d’eux. Je débute dans le métier, ce projet est trop court. Mais il
valait le coup, rien que pour cette photo. Elle m’a appris quelque chose
d’évident, mais que je n’avais pas réalisé jusque-là : le pouvoir de l’image.
Avant, je cherchais à convaincre les plus réticents avec des mots. J’essayais
de les rassurer, de les persuader de la justesse de ma démarche… Mais plutôt
que dire, il faut montrer. » Propos
recueillis par Marion Quillard
Erica Canepa : Après des études de restauration du patrimoine, Erica Canepa se lance dans la photo. Elle obtient en 2011 le diplôme de photojournalisme de l’université de Westminster, à Londres, et partage depuis sa vie entre sa bourgade italienne, La Spezia, et la capitale britannique.
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