Covid-19 ou le degré zéro de l’empirisme Par Lorraine Daston, Historienne des
sciences, co-directrice de l'Institut Max-Planck, AOC
Lorraine
Daston
Max Planck
Les chiffres de contaminations et de morts du Covid-19 sont martelés chaque
jour mais il est très difficile d’établir des moyennes stables. Nous voilà
catapultés au XVIIe siècle : nous vivons un moment d’empirisme zéro, un moment
où presque tout est à inventer, à trouver, comme c’était le cas pour les
membres des premières sociétés scientifiques – et tous les autres – vers 1660.
Et l’observation, parent pauvre des statistiques et de l’expérience, redevient
notre premier outil scientifique.
J’ai l’habitude de me réveiller au XVIIe siècle. En tant qu’historienne des
débuts de la science moderne, c’est là que je passe une grande partie de mon de
temps. Mais je trouve cela étrange que tout le monde, soudain, m’y tienne
compagnie. Non, je ne parle pas de la peste. Heureusement pour nous, le
Covid-19 est loin d’être aussi mortel que les maladies causées par la bactérie Yersinia
pestis. De son arrivée à Pise en 1348, jusqu’à la dernière grande épidémie
à Marseille en 1720, la bactérie a tué au moins 30 % de la population
européenne, et probablement un nombre comparable sur son chemin de l’Asie du
Sud au Moyen-Orient. Un tel pourcentage se traduirait par 99 millions de décès
rien qu’aux États-Unis. Personne, pas même les épidémiologistes les plus
pessimistes, ne pense que le Covid-19 emportera près d’un tiers de la
population mondiale.
Pourtant, au-delà de cette constatation quelque peu rassurante, un
consensus quant à la mortalité réelle du virus nous fait défaut ; les taux de
létalité observés dans les endroits où la maladie s’est jusqu’à présent
répandue vont de 12,7 % en Italie (30,25 décès pour 100 000 habitants, ce
dernier ordre de grandeur étant plus pertinent dès lors que le dépistage
demeure inégal d’un pays à l’autre), à 2,2 % (3,14) en Allemagne, alors même
que ces deux pays disposent de systèmes de santé comparables (et relativement
bons). Aux États-Unis, le taux actuel observé [au 10 avril 2020] est de 3,6 %
(5,04) ; en Chine, de 4 % (0,24)[1].
La façon dont un même virus affecte les individus continue de varier : l’âge,
le sexe, le revenu, les soins médicaux, les dispositions génétiques, la
nutrition et de nombreux autres facteurs jouent tous un rôle. Mais au sein de
vastes échantillons de centaines de milliers de patients, des moyennes stables
devraient émerger et converger, du moins dans des populations à peu près
similaires. Alors pourquoi ces chiffres partent-ils dans tous les sens ?
C’est ce que je veux dire quand j’annonce que nous avons été soudainement
catapultés au XVIIe siècle : nous vivons un moment d’empirisme zéro, un moment
où presque tout est à inventer, à trouver, comme c’était le cas pour les
membres des premières sociétés scientifiques – et tous les autres – vers 1660.
Il s’agissait alors de déterminer en quoi consistait un phénomène donné (la
chaleur ou la luminescence, ou pourquoi pas la peste, relevaient-elles toutes
d’une même sorte de chose ?) comment l’étudier au mieux (par le recueil
d’histoires naturelles complètes ? En comptant les cas ? En réalisant des
expériences ? Si oui, de quel type ? En observant de manière systématique ? Si
oui, quoi exactement et pendant combien de temps ?), la raison pour laquelle
cela s’est produit à l’endroit et au moment où cela s’est produit, et surtout,
de déterminer quoi faire avec ou à propos de cela ?
Au XVIIe siècle, aucune de ces questions de base n’avait de réponse consensuelle,
non par manque, seulement, de connaissances car nous manquerons toujours de
connaissances, et c’est pourquoi la recherche est sans fin, mais parce qu’il
n’y avait pas de scénario préétabli sur la façon de procéder pour acquérir des
connaissances. Bien sûr, mon analogie entre hier et aujourd’hui est exagérée.
Grâce en grande partie à l’ingéniosité, à la sagacité et à la persévérance de
milliers et de milliers de chercheurs depuis le XVIIe siècle, nous sommes les
héritiers non seulement de la connaissance (ce qu’est un virus, ce qu’il fait
et comment le combattre), mais aussi d’un vaste répertoire de moyens d’acquérir
du savoir, allant de l’expérimentation rigoureuse et de l’observation
systématique (déjà en cours d’affinement et d’assemblage au XVIIe siècle) aux
simulations par ordinateur en passant par les essais chimiques et analyses
statistiques.
Et par chercheurs, j’entends non seulement les philosophes de la nature
avec leurs perruques frisées ou les professeurs en blouse blanche, mais aussi les
légions de chercheurs aux yeux de lynx qui, partout, en mer et dans les champs,
villes et cuisines, notent les événements et les corrélations : l’écorce qui
fait baisser la fièvre ; la formation de nuages qui laisse présager un orage ;
la pierre terne qui brille dans le noir d’une lumière froide. Tous ont
contribué à écrire le scénario qui nous permet de savoir comment acquérir de la
connaissance – un scénario long, complexe et bien rodé qui guide nos efforts
pour comprendre, entre autres choses, le Covid-19 et ses diverses
manifestations qui nous laissent si perplexes.
Pourtant, dans les moments de nouveauté radicale, et d’incertitude tout
aussi radicale qu’elle engendre, tel un calamar qui s’obscurcit dans son propre
nuage d’encre, nous sommes temporairement renvoyés à un état d’empirisme zéro.
Des observations fortuites, des corrélations supposées et des anecdotes qui, en
temps normal, mériteraient à peine d’être mentionnées, et encore moins publiées
dans des revues à comité de lecture, font bouillonner l’Internet de
spéculations émises par des médecins, des virologues, des épidémiologistes, des
microbiologistes et le public profane que ces questions intéressent.
Est-il vrai que les hommes meurent davantage de ce virus que les femmes, et
si oui, dans quelles tranches d’âge ? Les différences entre les taux de
létalité observées sont-elles réelles ou un artefact du nombre de tests
effectués par les différents pays dans le but de déterminer le nombre de
personnes infectées (le dénominateur de la fraction) et/ou un artefact de la
manière dont la cause du décès est enregistrée ? Par exemple, certains pays
comptabilisent la mort de toute personne testée positive au Covid-19 comme un
décès dû au virus, quels que soient les autres facteurs (comme le diabète, par
exemple) qui ont pu jouer un rôle ; d’autres pays prennent en compte la cause
dominante ou proche dans leurs classifications ; les deux systèmes ont des
avantages et des inconvénients.
Au-delà du brouillard des statistiques, des faits fondamentaux restent à
établir. La maladie est-elle aéroportée (et si oui, combien de temps peut-elle
rester dans l’air) ? Certains médicaments antiviraux contribuent-ils à atténuer
les symptômes dans les cas aigus, et pour qui ? Dans quelle mesure les
ventilateurs, même lorsqu’ils sont disponibles, prolongent-ils suffisamment la
vie des patients malades pour justifier leur utilisation ? Le Covid-19
provoque-t-il des crises cardiaques ? Le personnel médical de Wuhan et de
Hackensack, de Séoul et de Londres, de Bergame et de New York échange
frénétiquement sur Twitter des observations sur les thérapies et les « cas
curieux » (un terme très XVIIe siècle).
Dans les moments d’incertitude scientifique extrême, l’observation,
généralement considérée, dans le domaine des sciences, comme le parent pauvre
de l’expérience et des statistiques, prend tout son sens. Des cas isolés
intéressants, des anomalies frappantes, des modèles partiels, des corrélations
encore trop faibles pour résister à un examen statistique, ce qui marche et ne
marche pas : chaque sens clinique, et pas seulement la vue, s’aiguise dans la
recherche d’indices. À terme, certains de ces indices guideront l’expérience et
les statistiques : ce qu’il faut tester, ce qu’il faut compter. Les chiffres
convergeront, les causes seront révélées et l’incertitude retombera à un niveau
tolérable. Mais pour l’instant, nous sommes de retour au XVIIe siècle, l’ère de
l’empirisme zéro, et nous observons comme si notre vie en dépendait.
[1] Tous ces chiffres proviennent du Centre de ressources sur les coronavirus
de l’université Johns Hopkins
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