Quand la compassion rend
malade Par Philippe Zawieja Juin 2017
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La
compassion est une qualité attendue des personnels de soins. On attend qu’ils
fassent preuve de sollicitude envers les gens dont ils ont la charge. Mais à
force d’être appelée, elle use et fragilise aussi les personnels.
« Bien sûr, il y a tous ces bouts de chou qui viennent nous dire au
revoir, un jour. On les a eus pendant des mois, parfois un an ou deux ; on les
a vus aller mieux, ou rechuter. On les a entendus rire, jouer, pleurer. Mais au
final, ils rentrent chez eux. Ceux-là, ils sont guéris, c’est normal. Au début,
ils étaient mon rayon de soleil : quand ça n’allait pas, je pensais à eux
et je me disais, c’est normal, c’est à ça que tu sers. Mais là, j’ai du mal.
Parce qu’il faut bien l’avouer, on ne les guérit pas tous. On a beau se battre,
au début on y croit tous, on se bat ensemble, eux et nous, les soignants. Mais
on les sent partir, et on sait qu’eux, ils ne reviendront pas. C’est affreux,
on peut rien y faire. Évidemment, on est formées pour ça, gérer la douleur,
soutenir les parents… Ce n’est pas dans l’ordre des choses. C’est vrai, on en sauve de
plus en plus. Mais quand même… Bon sang, mais avec tout cet argent, avec toute
cette science, on n’arrive pas à sauver un gosse ? Ça me révolte. Non,
moi, là, j’y arrive plus. »
Jamila est infirmière en oncologie pédiatrique. Comme nombre de ses
collègues, elle est à bout. Il faut les entendre, une fois leur interlocuteur
apprivoisé, se confier et baisser la garde, pour mesurer toute leur détresse.
Malmenés par un système de santé en révolution permanente depuis des décennies,
accusé de coûter trop cher et de ne finalement pas soigner aussi bien que cela,
les soignants craquent… Au point qu’une stratégie nationale d’amélioration de
la qualité de vie au travail des soignants a été lancée, début
décembre 2016, par le ministère de la Santé, sur la base d’un rapport de
l’Inspection générale des affaires sociales (1). Un rapport assez
technique qui, malgré quelques propositions, se signale par un grand
vide : nulle trace, au long de ses 144 pages, des mots
« empathie » ou « compassion » …
La fatigue compassionnelle, une clinique de l’usure
Dans nombre de métiers – ceux du care notamment –, la
compassion est devenue une compétence clé. L’une de celles qui, à côté des
compétences théoriques et techniques, permettent de faire la distinction entre
un professionnel et un bon professionnel. Alors que l’empathie pourrait être
résumée à la capacité de percevoir ce que ressent autrui, ses émotions ou sa
douleur par exemple, la compassion est cette aptitude non seulement à me
laisser affecter par un autre que moi, nous dit Paul Ricœur (2), mais aussi à me
mettre en mouvement pour venir en aide à cet autrui en souffrance, sans me
substituer à lui mais en continuant au contraire à lui reconnaître son statut
de sujet agissant et autonome. La compassion me fait tendre vers autrui, et
cette dimension à la fois relationnelle et intentionnelle se révèle
sollicitude, souci d’un autre auquel me relie notre commune vulnérabilité (3). L’on perçoit bien
que ce lien est aussi une ligne de fragilité menaçant de rompre à tout moment,
usée à force d’être sollicitée. Dans la littérature infirmière anglo-saxonne,
la fatigue compassionnelle désigne une forme particulière d’usure
professionnelle, conceptuellement proche du burnout, d’abord identifiée
chez les soignants en soins palliatifs et en oncologie. C’est le contact
prolongé avec la souffrance d’autrui, à l’occasion de laquelle le soignant
manifeste divers symptômes tels que colère, dépression et apathie (4). Cette conception,
dans laquelle le mot « fatigue » traduit bien l’impossibilité de
continuer, relève donc de la « charge émotionnelle » ou des
« exigences émotionnelles », dans une perspective psychologique
relativement discrète, si ce n’est pour souligner le sentiment d’impuissance,
sur la passivation, l’impossibilité à pouvoir agir sur les souffrances
rencontrées, induites par l’organisation du travail.
Qu’elle soit prise dans cette acception très large ou en recourant, comme
Charles Figley, à la psychotraumatologie (encadré ci-dessous), la
fatigue compassionnelle s’accompagne d’un sentiment d’impuissance, de
confusion, et d’une sensation d’isolement voire d’abandon de la part des
soutiens institutionnels. La fatigue compassionnelle résulterait ainsi à la
fois d’un burnout et d’un traumatisme secondaire (5). À la différence de
la fatigue compassionnelle, le burnout n’altérerait pas la vision du
monde du soignant. Mais parce qu’il fragilise le soignant, il peut le rendre
plus sensible aux traumatismes vicariants, donc ouvrir la voie à la fatigue
compassionnelle. Pour ajouter à la confusion, la fatigue compassionnelle offre
une symptomatologie aussi hétéroclite que le burnout : épuisement
résistant au repos, troubles du sommeil (insomnie ou hypersomnie), maux de tête
et de dos, tensions musculaires, troubles gastro-intestinaux, etc., tous
symptômes d’une gravité isolément limitée, mais ayant valeur de signaux
d’alerte. Sur le plan psychocomportemental, l’épuisement émotionnel est l’un
des signes les plus caractéristiques, mais d’autres signes, tout aussi peu
spécifiques, peuvent être évocateurs : apparition ou renforcement de la
compulsivité sur un mode addictif (alcool, tabac, fuite dans le travail, achats
compulsifs, boulimie…), absentéisme, irritabilité, mise à distance (physique et
symbolique) des patients, difficultés relationnelles, mésestime de soi, dégradation
de la sympathie et de l’empathie, images mentales perturbatrices, pessimisme,
retrait social…
La confrontation à la souffrance des enfants
Si l’exercice d’une profession érigeant l’empathie au rang de valeur
première et le contact avec des personnes en souffrance constitue un facteur de
risque de fatigue compassionnelle, deux autres facteurs méritent d’être plus
spécifiquement signalés. La confrontation à la souffrance des enfants expose à
des récits des scènes éprouvantes plus crus, plus directs, moins euphémisés ou
policés, donc moins symbolisés que les discours adultes – ce qui concerne
principalement les travailleurs humanitaires et les professionnels de l’action
médico-socio-psychologique ou sociojudiciaire. Carole est assistante sociale
dans une association qui vient en aide aux jeunes enfants victimes de
maltraitance et d’abus : « Je fais ce boulot depuis plus de dix
ans. Je m’accroche mais honnêtement, je ne sais plus très bien à quoi je sers…
On reçoit de plus en plus de dossiers, parfois on n’a même pas le temps de
recevoir les gamins, ou de retourner les voir quand on les connaît un peu.
Toutes ces histoires sordides, j’y arrive plus. Mais dans quel monde on
vit ? Et qu’est-ce qu’on fait, au fond, pour les aider ? J’ai beau me
débattre pour leur trouver un hébergement, une école, je les sens tellement
malheureux, tellement en colère, et en même temps, tellement paumés. J’en fais
des cauchemars, des trucs qu’ils m’ont racontés de ce qui leur était arrivé,
comme ça, cash, et que je vois en rêve. En général, ça fout ma journée en
l’air… » Autre facteur de risque : les failles préexistantes du
soignant, par exemple une tendance anxiodépressive ou des traumatismes
personnels passés non résolus, que la souffrance de la personne aidée vient
rouvrir et actualiser. Le terme de fatigue d’empathie (empathy fatigue)
a d’ailleurs été proposé, plus platement il est vrai, en mettant l’accent sur
l’érosion de la capacité de résilience et de coping (6). Mais ces approches
psychologiques ne rendent qu’imparfaitement compte de la complexité du
phénomène. Lorsque la compassion rend malade, c’est peut-être parce que la
compassion est elle-même malade, c’est-à-dire tiraillée en des forces
contraires.
Quand c’est la compassion qui est malade…
P. Ricœur pensait la compassion comme une émotion qui met en mouvement
vers l’autre. En remontant le cours du processus, il faut envisager l’hypothèse
d’une compassion qui ne parvient pas à se manifester parce qu’elle est entravée
par des freins organisationnels, et l’on pourrait alors parler de
« compassion empêchée » à l’instar du travail ou de la qualité
empêchés. Il arrive aussi que l’aptitude à ressentir de la compassion soit
émoussée : un des mécanismes de résistance aux épreuves psychologiques (la
souffrance d’autrui) peut se manifester par la déshumanisation de la relation,
le cynisme, la froideur affective, parfois dissimulée sous le masque du
professionnalisme et de la distanciation, ou la résignation. L’émoussement de
la compassion met paradoxalement en lumières les bénéfices que le soignant peut
retirer de sa relation avec le soigné : estime de soi, sens du travail
bien fait, satisfaction au travail… Du coup, la fatigue de compassion peut
aussi être lue comme le produit de stratégies de survie face à la souffrance.
Elles conduisent à développer un vécu de fardeau, d’épuisement et d’inquiétude,
mais aussi de ressentiment, de négligence ou de rejet, plutôt que d’être liées
à l’empathie. Dans ce syndrome du sauveur, ou complexe du saint-bernard, se
manifeste en réalité une codépendance du sauvé et du sauveur. L’action du
sauveur traduit aussi un désir narcissique, tout comme celui d’exercer son
pouvoir et son emprise sur autrui. Dans son lien ténu avec le narcissisme, la compassion
est une énergie fossile, qui ne se renouvelle que si elle est régulièrement
réalimentée à des sources multiples, qui ne relèvent pas du seul individu mais
exige aussi du soutien organisationnel, les preuves de reconnaissance
matérielle, sociale et symbolique (7).
Pour aller
plus loin…
• Gérer le trauma. Un combat au quotidien
Érik de Soir, De Boeck, 2014.
• Le Burnout. Une maladie du don
Pascal Ide, Emmanuel/Quasar, 2015.
• Le Burnout
Philippe Zawieja, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2015.
• Gérer le trauma. Un combat au quotidien
Érik de Soir, De Boeck, 2014.
• Le Burnout. Une maladie du don
Pascal Ide, Emmanuel/Quasar, 2015.
• Le Burnout
Philippe Zawieja, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2015.
Qu'est-ce que la fatigue compassionnelle ?
Charles Figley (8), alors professeur à
la Florida State University, a décrit la fatigue compassionnelle comme le
sentiment d’épuisement physique et émotionnel ressenti par certains
professionnels au contact de la souffrance. Leur empathie et leur optimisme
s’érodent graduellement, alors qu’ils ne sont eux-mêmes pas malades, blessés ou
agressés. Ce type de traumatisme « vicariant », qui agit par
contagion émotionnelle, a été identifié dans nombre de professions :
policiers et militaires, prêtres, travailleurs humanitaires, travailleurs
sociaux, psychologues, vétérinaires… La fatigue compassionnelle est ici l’une
des issues possibles d’un processus que C. Figley baptise « stress
compassionnel », où le contact prolongé avec la souffrance d’autrui dépend
de l’interaction de six variables (10) :
◊ l’empathie, qui sous-tend l’ensemble du processus ;
◊ l’empathie expose à la contagion émotionnelle, c’est-à-dire à la
submersion par les mêmes sentiments et émotions que la victime ;
◊ l’empathie induit la sollicitude (empathic concern), capacité à se
soucier de la souffrance d’autrui, qui motive l’action ;
◊ la réponse empathique est l’effort que consent le sujet pour réduire la
souffrance d’autrui : sa nature et l’intensité dépendent de la
subjectivité du soignant ;
◊ la satisfaction et le sentiment d’accomplissement que le professionnel
tire de son effort ;
◊ l’aptitude à la distanciation vis-à-vis de la détresse de la victime
conditionne sa sensibilité au stress compassionnel.
L’une des originalités de C. Figley est de souligner le potentiel
traumatique non seulement de certains souvenirs de scènes vécues (flashbacks),
mais aussi des images mentales qu’engendrent les récits de scènes auxquelles le
soignant n’a pas directement assisté (débrief de dossiers, réunion de staff,
etc.). Ces intrusions, surtout visuelles, sont responsables de l’apparition des
symptômes de l’état de stress posttraumatique ou de réactions associées, comme
la dépression ou l’anxiété généralisée, avec des répercussions psychosociales
qui se font ensuite sentir dans la vie privée ou professionnelle.
Le message oublié de Freudenberger : du bon usage de
l'engagement
Le psychanalyste new-yorkais Herbert Freudenberger a été l’un des tout
premiers à publier sur le burnout, décrivant l’épuisement, la
démotivation, l’irritabilité ou l’ennui gagnant les psychologues, les
travailleurs sociaux ou les bénévoles œuvrant dans les free clinics,
centres médico-sociaux spécialisés dans les soins, notamment en addictologie,
aux populations défavorisées (10). De cet article
abondamment cité, le message est souvent réduit au rôle du
« surengagement » dans l’émergence du burnout.
H. Freudenberger est pourtant plus nuancé. Si ces travailleurs sociaux
travaillent trop et trop intensément, c’est sous l’influence d’une pression
interne les incitant à travailler et à aider, et d’une pression externe les
enjoignant à donner toujours plus : la raréfaction des centres, face à un
nombre croissant d’usagers présentant des souffrances physiques, psychiques et
sociales de plus en plus complexes. Que le management demande ponctuellement de
multiplier les heures supplémentaires, qu’un centre récemment créé entre dans
une phase plus routinière une fois les excitantes incertitudes des débuts
passées, et la coupe déjà pleine déborde. L’usure, la désillusion et les
« coups de sang » se manifestent alors dans ce tableau protéiforme
dont H. Freudenberger laisse entendre que les professionnels l’ont déjà
baptisé « burnout », et qu’une autre équipe (celle de
Christina Maslach, à Berkeley) théorisera plus tard… À lire entre les lignes, c’est
sur cette pression interne (from within) que le message de
H. Freudenberger, même s’il n’est au fond pas nouveau, n’a pas
nécessairement été entendu. Car à un premier niveau de pression interne,
intraorganisationnelle, liée à l’émulation réciproque au sein de l’équipe, à
cette forme de course au don de soi, s’ajoute une pression intérieure, une
pulsion, parfois une compulsion à venir en aide, contre laquelle le
psychanalyste met en garde. H. Freudenberger distingue en effet
l’engagement mûr, adulte, d’une configuration plus infantile masquant un besoin
exacerbé d’être accepté et apprécié, se traduisant par la propension à donner,
à payer de sa personne, de façon excessive et irréaliste, sans prendre le temps
de se ressourcer.
Philippe
Zawieja, chercheur associé au Centre de recherches sur les risques et les
crises à l’école des Mines et à l’université de Sherbrooke (Québec).
NOTES : 1. Marie-Ange
Desailly-Chanson et Hamid Siahmed (coord.), « Risques psychosociaux des
personnels médicaux : recommandations pour une meilleure prise en charge/Mise
en responsabilité médicale : recommandations pour une amélioration des
pratiques »,Inspection générale des affaires sociales, rapport
n° 2016-083R, 2016. 2. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre,
Seuil, 1990. 3. Agata Zielinski, « La compassion, de l’affection à
l’action », Études, n° 410, 2009/1. 4. Carla Joinson, «
Coping with compassion fatigue », Nursing, vol. XXII, n° 4,
avril 1992. 5. Beth H. Stamm, The ProQoL Manual. The
professional quality of life scale : Compassion fatigue, burnout and compassion
fatigue/traumatic scale, Sidran Press, 2005. 6. Mark A. Stebnicki, «
Stress and grief reactions among rehabilitation professionals. Dealing
effectively with empathy fatigue », Journal of Rehabilitation,
vol. LXVI, n° 1, janvier-mars 2000, et Empathy Fatigue.
Healing the mind, body, and spirit of professional counselors, Springer,
2008. 7. Johannes Siegrist et Morten Wahrendorf (dir.), Work Stress
and Health in a Globalized Economy. The model of effort-reward imbalance,
Springer, 2016. 8. Charles R. Figley (dir.), Compassion Fatigue.
Coping with secondary traumatic stress disorder in those who treat the
traumatized, Routledge, 1995. 9. Charles R. Figley (dir.), Treating
Compassion Fatigue, Routledge, 2002. 10. Herbert J. Freudenberger, «
Staff burn-out », Journal of Social Issues, vol. XXX, n° 1,
hiver 1974.
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