Penser à partir de l’Actu avec
Jacques Attali
Que naîtra-t-il ? 19 mars 2020
http://www.attali.com/societe/que-naitra-t-il/
Aujourd’hui, rien n’est plus urgent que de maîtriser les deux tsunami,
sanitaire et économique, qui s’abattent sur le monde. Il n’est pas assuré qu’on
y parvienne. Si on échoue, des années très sombres nous attendent. Le pire
n’est pas certain. Et pour l’écarter, il faut regarder loin, en arrière et
devant, pour comprendre ce qui se joue ici :
Chaque épidémie majeure, depuis mille ans, a conduit à des changements
essentiels dans l’organisation politique des nations, et dans la culture qui
sous-tendait cette organisation. Par exemple, (et sans vouloir réduire à néant
la complexité de l’Histoire), on peut dire que la Grande Peste du 14ème siècle,
(dont on sait qu’elle réduisit d’un tiers la population de l’Europe) a
participé à la remise en cause radicale, sur le vieux continent, de la place
politique du religieux, et à l’instauration de la police, comme seule forme efficace
de protection de la vie des gens. L’Etat moderne, comme l’esprit scientifique,
y naissent alors comme des conséquences, des ondes de choc, de cette immense
tragédie sanitaire. L’un et l’autre renvoient en fait à la même source : la
remise en cause de l’autorité religieuse et politique de l’Eglise, incapable de
sauver des vies, et même de donner un sens à la mort. Le policier remplaça le
prêtre.
Il en alla de même à la fin du 18ème siècle, quand le médecin remplaça le
policier comme le meilleur rempart contre la mort.
On est donc passé en quelques siècles d’une autorité fondée sur la foi, à
une autorité fondée sur le respect de la force, puis à une autorité plus
efficace, fondé sur le respect de l’Etat de droit.
On pourrait prendre encore d’autres exemples et on verrait que, à chaque
fois qu’une pandémie ravage un continent, elle discrédite le système de
croyances et de contrôle, qui n’a su empêcher que meurent d’innombrables gens ;
et les survivants se vengent sur leurs maîtres, en bouleversant le rapport à
l’autorité.
Aujourd’hui encore, si les pouvoirs en place en Occident se révélaient
incapables de maîtriser la tragédie qui commence, c’est tout le système de
pouvoir, tous les fondements idéologiques de l’autorité qui seraient remis en
cause, pour être remplacés, après une période sombre, par un nouveau modèle
fondé sur une autre autorité, et la confiance en un autre système de valeur.
Autrement dit, le système d’autorité fondé sur la protection des droits
individuels peut s’effondrer. Et avec lui, les deux mécanismes qu’il a mis en
place : le marché et la démocratie, l’un et l’autre des façons de gérer le
partage des ressources rares, dans le respect des droits des individus.
Si les systèmes occidentaux échouent, on pourrait voir se mettre en place
non seulement des régimes autoritaires de surveillance utilisant très
efficacement les technologies de l’intelligence artificielle, mais aussi des
régimes autoritaires de répartition des ressources. (Cela commence d’ailleurs
dans les lieux les moins préparés et les plus insoupçonnés : A Manhattan, nul,
hier n’avait le droit d’acheter plus que deux paquets de riz).
Heureusement, une autre leçon de ces crises, est que le désir de vivre est
toujours le plus fort ; et que, à la fin, les humains renversent tout ce qui
les empêche de jouir des rares moments de leur passage sur la terre.
Aussi, quand l’épidémie s’éloignera, verra-t-on naître, (après un moment de
remise en cause très profonde de l’autorité, une phase de régression
autoritaire pour tenter de maintenir les chaînes de pouvoir en place, et une
phase de lâche soulagement), une nouvelle légitimité de l’autorité ; elle ne
sera fondée ni sur la foi, ni sur la force, ni sur la raison (pas non plus,
sans doute, sur l’argent, avatar ultime de la raison). Le pouvoir politique
appartiendra à ceux qui sauront démontrer le plus d’empathie pour les autres.
Les secteurs économiques dominants seront d’ailleurs aussi ceux de l’empathie :
la santé, l’hospitalité, l’alimentation, l’éducation, l’écologie. En s’appuyant,
bien sûr, sur les grands réseaux de production et de circulation de l’énergie
et de l’information, nécessaires dans toute hypothèse.
On cessera d’acheter de façon frénétique des choses inutiles et en
reviendra à l’essentiel, qui est de faire le meilleur usage de son temps sur
cette planète, qu’on aura appris à reconnaître comme rare et précieux. Notre
rôle est de faire en sorte que cette transition soit la plus douce possible, et
non un champ de ruines. Plus vite on mettra en œuvre cette stratégie, plus vite
on sortira de cette pandémie, et de la terrible crise économique qui s’en
suivra.
Vive la vie ! 26 mars 2020
http://www.attali.com/societe/vive-la-vie/
On a trop cherché à comparer cette crise économique aux précédentes, et pas
assez cette épidémie aux précédentes. Or, si on fouille dans cette direction,
on découvre vite quelque chose qui devrait rendre plus clair le chemin à suivre
pour l’emporter, face à l’une et à l’autre.
Dans les épidémies précédentes, depuis des millénaires, la vie humaine,
(mise à part celle des puissants) ne comptait pas beaucoup ; elle était courte,
sans vraie valeur, ni économique, ni idéologique. Et comme on n’avait aucun
moyen thérapeutique de se prémunir du mal, on faisait avec ; on se résignait.
En plus, dans la plupart des civilisations, seul avait de l’intérêt
l’après-vie, telle que définie par les diverses formes de religions.
Quand on a commencé à avoir les moyens de se prémunir un peu, par les
vaccins, on a, dans la plupart des situations, continué à vivre comme avant,
interrompu seulement par les ravages que causaient les épidémies. Et quand on
le pouvait, on a commencé à soigner, limité par les moyens financiers.
On en est arrivé aujourd’hui à une situation radicalement nouvelle : Dans
certains pays, parmi les plus riches, la vie est devenue d’une valeur infinie.
Non seulement parce qu’on vit beaucoup plus longtemps. Non seulement parce que
la capacité de production de chaque homme est plus importante que jamais ; mais
surtout parce que, idéologiquement, éthiquement, on n’admet plus de mesurer la
valeur de vie de qui que ce soit sur des seuls critères économiques. Ni même de
se suffire des promesses d’un au-delà. Dans ces pays, si des traitements sont
arrêtés, ce n’est pas parce qu’ils coûtent trop cher, mais parce que le
pronostic est irréversiblement compromis.
Ces pays sont très rares, et peut être même ne sont-ils qu’utopies.
Dans la plupart des autres, même parmi les plus riches, on rationne encore,
implicitement ou explicitement, les soins. Et bien des pays, pas forcément les
mêmes, refusent de faire passer la santé des gens avant le fonctionnement de
l’économie. C’est très explicitement le cas en Suède, aux Pays-Bas et au
Brésil. Un peu moins clairement aux Etats-Unis, où un Président obsédé par le
cours de la Bourse s’oppose à une partie de l’appareil fédéral et des gouverneurs
; le débat y est même très explicite, et on a vu des grands-parents dire qu’ils
étaient prêts à prendre le risque de mourir, en s’exposant à l’épidémie, pour
que leurs enfants et petits-enfants puissent avoir du travail, puisqu’il
n’existe aucune allocation chômage. Autrement dit, dans ces pays, les exigences
de la santé et de l’économie sont contradictoires.
Cela nous amène à une question vertigineuse, rarement posée explicitement :
quels risques sommes-nous prêts à prendre, individuellement et collectivement,
dans le présent et l’avenir, pour que notre société fonctionne au quotidien ?
La réponse est claire : on est d’autant plus prêt à prendre ce risque qu’on
n’a pas le choix. A l’inverse, mieux une société protège et rémunère ceux
dont l’exposition aux risques est vitale pour les autres, et mieux elle protège
les autres contre les risques du chômage, et plus ceux-ci seront réticents à
mettre en jeu leur vie en travaillant dans des conditions risquées.
Pour qu’une telle société puisse fonctionner, il faut évidemment d’abord
qu’elle puisse protéger aussi parfaitement que possible ceux dont le travail
est vital pour son fonctionnement et ne peut être fait à distance. Et qu’elle
produise de plus en plus de richesses et d’emplois dans ces secteurs de protection,
de prévention, pour le présent et l’avenir ; des secteurs qui, de près ou de
loin, se donnent pour mission la défense de la vie : la santé, l’alimentation,
l’écologie, l’hygiène, l’éducation, la recherche, l’innovation, la sécurité, le
commerce, l’information, la culture ; et bien d’autres.
On réalise alors que ces secteurs exposés, qui assurent les conditions du
fonctionnement vital de nos sociétés, sont en plein bouleversement : Jusque
très récemment, ils étaient faits principalement de services, et donc ne
portaient pas de potentialité de croissance, qui ne vient qu’avec
l’augmentation de la productivité découlant de l’industrialisation d’un
service.
Le nouveau, la bonne nouvelle c’est qu’ils sont faits, depuis peu, non
seulement de services, mais aussi d’industries, capables d’augmenter leur
productivité, et donc d’améliorer sans cesse leur capacité à remplir leur
mission. C’est donc en mettant tous les efforts sur les travailleurs et les
industries de la vie qu’on sauvera les nations, les civilisations, et
l’économie.
En attendant qu’une telle stratégie porte ses fruits, peut-être pourrait on
recommander à ceux qui ont le privilège de pouvoir travailler en étant
confinés, de consacrer un peu de leurs loisirs, (en tout cas s’ils en ont) à
repenser leur propre rapport à leur vie et à la vie des autres ; et à se
demander en particulier en quoi ils peuvent être utiles, par leur travail ou
hors de leur travail, sans s’exposer, à ceux qui s’exposent. En préparant
ainsi, modestement, à leur façon, cette mutation majeure, condition de survie
de l’espèce humaine.
j@attali.com
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